Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 3 décembre 2025

Le football des Iraniennes : force ou faiblesse diplomatique ?

 

Enjeu diplomatique majeur et miroir d’une société en mutation, le football féminin a connu une ascension sans précédent en République islamique d’Iran entre 2018 et 2022. Si la répression les contraint à l’autocensure, les footballeuses résistent en maintenant leur présence sur un terrain qui les oppose directement à l’État : celui de la visibilité.

« Ce match contre la Thaïlande était difficile ; il faisait chaud. Au moment de marquer, je ne me suis pas rendu compte que mon hijab était tombé. Les premiers instants de l’euphorie passés, j’ai réalisé qu’il avait glissé et je l’ai réajusté. » Joignant le geste à la parole lors d’un entretien vidéo accordé au quotidien Shargh fin janvier 2025, l’internationale iranienne Zahra Ghanbari revient sur l’« incident » qui aurait pu briser sa carrière. C’était le 12 octobre 2024. Les 12 meilleurs clubs du continent asiatique s’affrontent pour la première édition officielle de la Ligue des champions féminine de la Confédération asiatique de football (AFC), l’une des six qui composent la Fédération internationale de football association (FIFA).

Alors qu’elles sont à égalité 1-1 avec les Thaïlandaises du BG Bundit Asia, les joueuses du Khatoon Bam FC, en tête du championnat iranien, se qualifient pour les quarts de finale (qui se sont joués les 22 et 23 mars 2025) à deux minutes de la fin du temps additionnel. Le but de la victoire est signé par la capitaine, Zahra Ghanbari. Les gradins sont vides, mais une image va faire le tour du monde et récolter plus de 7 millions de vues sur le compte Instagram de l’AFC : à l’efficacité de l’attaquante succède un buzz à propos de sa tête dévoilée, ce qui va entraîner un élan de sympathie à son égard et accroître sa popularité. Deux semaines plus tard, Zahra Ghanbari est exclue de la sélection. Elle et son club communiquent publiquement des excuses, assurant « avoir toujours respecté les règles » en matière de port obligatoire du voile. Après un bref temps d’incertitude, la meilleure buteuse du pays est réhabilitée ; elle poursuivra donc en ligues nationale et continentale.

Paradoxe sportif

Contrairement aux autres disciplines, les compétitions de football sont les plus médiatisées au monde et font l’objet d’une attention et d’une visibilité incomparables. Surtout, la gouvernance du « sport roi » est placée sous l’autorité de la FIFA, qui, depuis le lancement de sa première stratégie de développement du football féminin en 2018, oblige le régime iranien à se conformer à des normes contraires à ses propres fondements idéologiques. En effet, la promotion d’un sport où la visibilité de la femme et de son corps en mouvement est centrale se heurte aux impératifs de sobriété et de mise sous tutelle de la citoyenne iranienne, lesquels s’inscrivent dans un cadre légal fondé sur l’obligation du port du voile et les principes d’inégalité et de séparation entre les sexes.

Issue de la génération qui a révélé au monde l’évolution du football féminin en Iran, Zahra Ghanbari, née en 1992, incarne l’inextricable paradoxe de la diplomatie sportive menée par la République islamique. D’un côté, les standards officiels valorisent l’image de l’Iranienne, cachée, recouverte et silencieuse, mère sacrificielle et épouse dévouée. De l’autre, le football met en scène les corps, l’effort physique et mental, des femmes en action qui hurlent, crachent, arborent un tatouage ou un bracelet aux couleurs arc-en-ciel. Non seulement le football a une charge symbolique considérable, mais il est aussi un haut lieu de résistances multiformes. Pour l’État iranien, contrôler l’image des sportives demeure par conséquent un enjeu (géo)politique de la plus haute importance.

Un espace de contestation 

Exploités avec ingéniosité par les jeunes générations de footballeuses, les réseaux sociaux constituent un observatoire fascinant. Ils le furent d’autant plus jusqu’au déclenchement du mouvement « Femme, Vie, Liberté » en septembre 2022 : la répression brutale du régime s’est traduite, entre autres, par un renforcement du contrôle et de la surveillance de l’espace numérique. Si les principales concernées naviguent depuis lors avec prudence sur la toile, nous avons été témoins d’actions politiques et de prises de position publiques courageuses qui donnaient un aperçu des métamorphoses culturelles d’une nation en transition. Par exemple, la mobilisation des joueuses sur Instagram durant la crise de la Covid-19 a mis en lumière la dimension contestataire du football.

En Iran, à cette période de pandémie, le championnat de football féminin est mis au point mort durant près d’une année. Cette situation est mal vécue par de nombreuses joueuses. À visage découvert et parfois reconnues du grand public, elles saisissent les médias sociaux pour communiquer sur l’incompétence des autorités et les discriminations auxquelles font face les citoyennes en Iran. En accès libre jusqu’en 2022, Instagram contient une mine d’informations sur l’expérience individuelle de certaines sportives, les souffrances, les défis qui s’imposent à ces joueuses en tant que femmes, la teneur politique de leurs revendications, leur volonté d’alerter l’opinion sur les contraintes, les discriminations et les obstacles qui freinent ou handicapent le développement du football féminin. Et, par extension, l’émancipation des Iraniennes de manière générale.

Un talon d’Achille encore solide

En dépit du retard, des déboires et de leur exclusion du classement FIFA, les footballeuses iraniennes parviennent à se qualifier pour la première fois de leur histoire pour la Coupe d’Asie en 2022. Un exploit qu’elles doivent à leur persévérance, à leur niveau de jeu affiné depuis vingt ans sous une multitude de contraintes, ainsi qu’à la visibilité qu’elles se sont octroyée et à leur popularité grandissante auprès de l’opinion. Mais cette victoire exceptionnelle est d’abord un moyen supplémentaire pour le pouvoir iranien, en particulier les Gardiens de la révolution (pasdaran), de conquérir les instances nationales de gouvernance du football depuis les années 2000, selon une vision de diplomatie sportive alternative à la dominance des normes occidentales dans le sport international.

Enlisée dans des scandales à répétition de corruption et de détournement d’argent, la Fédération iranienne contrevient à ses obligations envers la FIFA, notamment en matière d’indépendance vis-à-vis du politique et du droit des femmes à entrer dans les stades. Les profils des 24 présidents qui se succèdent à sa tête depuis 1979 laissent peu de doute sur leurs accointances avec les autorités militaires et conservatrices des pasdaran, qui s’arrogent par ailleurs le droit de choisir le candidat, indépendamment de ses éventuels antécédents judiciaires.

Dans ce contexte, le football féminin pourrait être analysé comme l’un des talons d’Achille du pouvoir iranien. La discipline représente un moyen pour le régime de poursuivre ses ambitions diplomatiques et, dans le même temps, cristallise les luttes de pouvoir liées à l’orientation idéologique du système. Malgré l’établissement d’une diplomatie sportive fondée sur la « désoccidentalisation », soit l’appropriation de codes occidentaux et leur détournement vers un modèle culturel alternatif, le régime semble dans l’incapacité d’invisibiliser totalement les sportives iraniennes. Si les footballeuses servent les ambitions politiques de ceux qui les méprisent, ce sont elles qui arpentent le terrain et construisent les caractéristiques identitaires et historiques de leur sport.

Le pouvoir iranien dispose d’une marge de manœuvre suffisante pour souffler le chaud et le froid sur la carrière d’une joueuse, mais il doit désormais composer avec une nouvelle inconnue. Inévitable et imprévisible, l’évolution socioculturelle de la population mène au rejet du modèle de gouvernance théocratique établi depuis 1979 en Iran. Une mutation sociologique profonde et pérenne, qui poursuit lentement son œuvre depuis plusieurs générations, mais dont le reste du monde n’a mesuré l’ampleur qu’avec le déclenchement du mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

Caroline Azad

areion24.news

mardi 2 décembre 2025

Opération silence: l'affaire Flükiger/Heusler/Amez

 

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Egger Ph.

Joaquin Guzman Lopez, fils d'"El Chapo» coopère pleinement avec la justice américaine

 

Joaquin Guzman Lopez, fils du célèbre baron mexicain de la drogue incarcéré aux Etats-Unis «El Chapo», a plaidé coupable lundi lors d'une audience judiciaire à Chicago. Il était jugé pour des faits de trafic de drogue et participation à une entreprise criminelle.

Au terme de cet accord de plaider-coupable, dont le texte a été consulté par l'AFP, Joaquim Guzmán López encourt au moins dix ans de prison pour le chef d'accusation lié à sa participation à une entreprise criminelle. S'agissant du trafic de drogue, pour lequel il risque la prison à vie, les procureurs ont accepté que le juge puisse lui accorder une peine plus basse en fonction de son niveau de coopération avec la justice.

En échange, le fils d'El Chapo s'engage en effet à «coopérer pleinement et sincèrement dans toute affaire pour laquelle il sera sollicité» par la justice américaine, en apportant des informations et témoignages «complets et véridiques».

Accusé d'avoir pris la relève

L'un de ses frères, Ovidio Guzman, avait déjà plaidé coupable en juillet dernier pour des faits similaires. Les deux sont accusés, ainsi que deux autres de leurs frères toujours en fuite, d'avoir repris les activités du père, Joaquin «Chapo» Guzman, ex-chef du cartel de Sinaloa.

Ce dernier, âgé de 68 ans, purge actuellement une peine de prison à vie dans l'un des établissements les plus sécurisés du pays, dans le Colorado. Joaquin Guzman Lopez, 39 ans, avait été arrêté en juillet 2024 à son arrivée au Texas dans un petit avion privé en compagnie du cofondateur du cartel de Sinaloa, Ismael «Mayo» Zambada.

Il avait déclaré avoir été trompé sur la destination et enlevé par Guzman Lopez pour être livré contre son gré aux Etats-Unis. Lui aussi a depuis lors plaidé coupable. Il échappera donc à un procès – et à la peine de mort, que les autorités américaines ont finalement renoncé à réclamer contre lui.

La guerre du fentanyl

Dans la foulée de ces arrestations, les affrontements se sont multipliés entre les deux factions du cartel (celle des frères Guzman et celle de Zambada), faisant environ 1200 morts au Mexique et quelque 1400 disparus, selon des chiffres officiels.

Washington accuse le cartel de Sinaloa de trafic de fentanyl vers les Etats-Unis, où cette drogue de synthèse a provoqué des dizaines de milliers de morts par overdose ces dernières années, au point de tendre les relations avec le Mexique

Outre le fentanyl, les quatre frères sont accusés d'avoir transporté plusieurs tonnes de cocaïne à travers l'Amérique centrale et du Sud vers les Etats-Unis, selon l'acte d'inculpation rendu public en avril 2024.

Le document précise qu'ils ont également «soudoyé des responsables publics corrompus», «provoqué, menacé et commis des meurtres, enlèvements, agressions et passages à tabac - contre les forces de l'ordre, des trafiquants de drogue rivaux, ainsi que des membres de leur propre organisation».

ATS

Blocages et déblocages : le bel avenir de la manœuvre

 

La relative stabilité du front ukrainien depuis le printemps 2023, la persistance d’un combat d’attrition et l’incapacité des forces blindées mécanisées des deux camps à renouer avec des mouvements d’ampleur semblent indiquer que la manœuvre est durablement condamnée et que l’attrition imposera à l’avenir toujours sa loi, celle des rapports de force bruts, de la destruction des hommes et du matériel et de la confrontation d’appareils de production avec, en toile de fond, la « révolution des drones » qui frapperait d’obsolescence les vieux modèles de forces blindées-mécanisées.

Au cœur de la pensée militaire des puissances occidentales – et notamment de la France – depuis la fin des années 1970, la manœuvre a longtemps été opposée, de manière simpliste et manichéenne, à l’attrition qu’imposait en apparence la bataille conduite. Manœuvrer semblait la « bonne » méthode, la méthode noble : obtenir un effet systémique sur l’adversaire en concentrant les forces sur un point faible, parvenir à s’affranchir de la ligne de front tout en étant économe en moyens, rester mobile en toute circonstance, préserver sa liberté d’action, détruire l’autre sans avoir soi – même à subir sur le champ de bataille des pertes que, de toute façon, les sociétés occidentales ne semblaient plus décidées à supporter depuis la fin des guerres de décolonisation.

Manier la foudroyance, pour ne plus subir Verdun. Foch et Leclerc, contre Pétain et Nivelle. Fermez le ban. À ce titre, la guerre d’Ukraine serait un retour au réel assez violent, rappelant que lorsqu’un conflit majeur survient entre deux États, passé le choc initial, l’attrition reprendrait forcément « ses droits » de manière d’autant plus inéluctable que la transparence du champ de bataille numérique et la démocratisation de la frappe de précision dans la troisième dimension neutralisent tout espoir de concentration de forces. Mais c’est là une grille déterministe qui ne résiste pas à une lecture attentive des évènements : d’une part, les conditions mêmes du blocage tactique et de l’attrition évoluent de manière non linéaire depuis 2022 – les adversaires s’adaptent – et, d’autre part, des perspectives existent pour rétablir (ou subir) le retour de la manœuvre.

Il faut tout d’abord relever que, depuis février 2022, les conditions d’échec de la manœuvre ont considérablement changé selon les phases du conflit. Elles ont résulté de la confrontation de facteurs qui, chaque fois, ont été considérés comme devant peser à l’avenir de manière déterministe… Or, chaque fois, le caractère changeant de la guerre a fait que ces facteurs ont été dépassés, que ce soit par adaptation ou par épuisement. Ainsi, la manœuvre russe initiale a été mise en échec par ce qui pouvait ressembler à une « non – bataille » théorisée par Guy Brossollet. On a alors relevé l’importance des réserves humaines instruites, du missile portatif, antichar ou antiaérien, mais aussi d’une artillerie mobile réactive et de complexes reconnaissance – frappe décentralisés s’appuyant sur des drones de grande taille et des terminaux mobiles. Il faut bien admettre aussi que l’armée russe s’est en grande partie piégée elle – même dans cette phase initiale, n’anticipant qu’une vaste opération de police sous le seuil d’une vraie confrontation armée – même s’il ne faut pas sous-estimer le succès de la manœuvre de sortie depuis la Crimée jusqu’à Kherson et Melitopol.

Ce contexte semblait condamner définitivement le char de combat principal et l’hélicoptère. Pourtant, cette domination de « Sainte Javeline et GIS Arta » n’a pas duré. L’épuisement rapide des stocks de certains missiles, l’activation des défenses antiaériennes, le retour d’une guerre électronique massive et brutale fondée sur des systèmes aussi anciens que pléthoriques et la reconstitution d’une ligne de front continue ont débouché sur la « phase des villes ». De Marioupol à Bakhmout, en passant par Severodonetsk-Lyssytchansk, on a alors pensé que le combat urbain déterminerait ce conflit (et neutraliserait – encore – la manœuvre), avec ses caractéristiques classiques : égalisation des niveaux de force, neutralisation d’une partie des communications, réduction des lignes de vue, difficulté du ravitaillement des forces imbriquées… Les caractéristiques de l’urbanisme moderne (béton armé remplaçant les briques et le bois, caves et parkings souterrains, réseaux enterrés, immeubles de grande hauteur) rendant le fait urbain encore plus difficile à aborder ou à contourner qu’au siècle dernier.

Pour autant, là encore, les combats urbains n’ont pas suffi à expliquer l’échec de la manœuvre et ne résument pas le blocage tactique actuel. L’offensive ratée menée par l’Ukraine à l’été 2023 sur un terrain ouvert et peu urbanisé a été l’occasion de (re)découvrir la défense en profondeur, basée sur des fortifications, un terrain valorisé et miné, des intervalles battus par les feux et une capacité de contre – mobilité dynamique, appuyée par des lance – roquettes, des chars et des hélicoptères (ressuscités après avoir été condamnés). Un système défensif connu en fait depuis la Deuxième Guerre mondiale, esquissé par les Français sur la Somme en juin 1940, perfectionné par les Soviétiques et les Allemands au long du conflit et mis en équations par Stephen Biddle (1). Ce système a été d’autant plus efficace pour mettre en échec la tentative ukrainienne qu’une grande partie de l’ISR des deux camps est relativement sanctuarisée, que les Russes bénéficiaient de renseignements sur les options ukrainiennes et que l’Ukraine ne disposait ni d’assez de moyens de bréchage, ni de troupes suffisamment entraînées, ni d’assez de munitions d’artillerie (et notamment d’obus fumigènes). Là encore, une partie des conditions propices à la manœuvre n’étaient pas réunies par l’attaquant.

Mais c’est le dernier avatar du blocage tactique qui suscite les réactions les plus extrêmes et parfois les plus enthousiastes, en raison de la montée en puissance des drones FPV (First person view) dans l’effort défensif ukrainien. Désespérément à court d’obus, l’Ukraine a joué la substitution et il est probable que, aux heures les plus difficiles de 2024, le pays a bien été sauvé en partie par ces petits drones. La place prépondérante qu’ils occupent aujourd’hui dans les pertes infligées à l’armée russe en dit long : alors que l’artillerie ukrainienne a sans doute provoqué plus de la moitié des pertes russes en 2022, on en attribue début 2025 entre 60 % et 70 % aux drones FPV, malgré un taux d’échec de plus de 60 % (2). Ces engins ont, en Ukraine, effectivement remodelé les conditions du combat. La situation du front à l’été 2025 est celle d’une vaste « kill zone » de 10 à 20 km de profondeur, dans laquelle tout groupe humain ou véhicule en mouvement à découvert est localisé en quelques minutes par des drones de patrouille et attire sur lui un grand nombre de drones FPV, dont une part croissante est filoguidée par fibre optique, et donc à l’épreuve du brouillage. Même les tranchées tendent à devenir intenables, laissant place à un damier peu dense de postes de quelques fantassins. La conséquence est une diminution notable de la densité des troupes au kilomètre carré de ligne de front – si l’utilisation du mot « ligne » a encore un sens.

Toutefois, cette domination du champ de bataille par les drones ne doit pas être perçue comme hégémonique et il y a fort à penser qu’elle pourra refluer à l’avenir. Ainsi, les drones sont moins dominants dans les secteurs boisés. De même, le brouillard, le vent et les intempéries dégradent considérablement leurs conditions d’emploi, tout comme l’obscurité, là où obus et bombes d’aviation continuent de tomber. Il ne faut d’ailleurs pas sous – estimer l’importance de l’aviation tactique russe et de ses bombes guidées, qui joue le rôle d’artillerie lourde pour oblitérer une à une les positions ukrainiennes. Il faut également garder à l’esprit que si les drones s’adjugent le gros des pertes russes, ils s’appuient toujours sur un système de forces ukrainien diversifié. Le fait qu’une capacité de combat de « pointe » s’adjuge le gros des pertes adverses n’est pas nouveau. En mai-juin 1940, les tankistes allemands n’étaient que quelques dizaines de milliers sur une armée de plus de trois millions d’hommes et n’auraient pas pu triompher sans le reste de leur armée.

Le fait que les drones, en Ukraine, soient producteurs d’images en même temps qu’effecteurs cinétiques leur donne une prime à la visibilité qui tend à effacer le rôle critique des autres armes : les mines sont toujours là, leur action inhibitrice du mouvement mécanisé continue ; l’artillerie peut toujours tirer sur les concentrations de troupes ; les armes légères, missiles antichars et mortiers demeurent les outils de base de l’infanterie et les systèmes de guerre électronique continuent de modeler l’usage ou le déni d’usage du spectre électromagnétique. Dans les airs, l’aviation de combat des deux camps a su s’adapter avec succès. Enfin, surtout peut-être, la relative transparence du champ de bataille est très spécifique à ce conflit, qui continue de sanctuariser une grande partie des capacités de détection des belligérants. Et même dans ces conditions de transparence sanctuarisée, l’Ukraine est parvenue à monter au moins par deux fois des offensives qui ont « surpris » l’armée russe, en septembre 2022 à Kharkiv et en août 2024 à Soudja, avec un rétablissement, au moins temporaire, des conditions propices à la manœuvre blindée – mécanisée, provoquant rupture et exploitation, même si dans un cas comme dans l’autre les gains furent limités et que, en 2024, un certain acharnement opérationnel pour des raisons politiques est rapidement devenu contre-productif.

En fin de compte, ce que dit l’évolution du conflit concorde avec le déroulé des grands conflits « symétriques » du 20e siècle : une situation de blocage tactique peut survenir n’importe quand et avec n’importe quelle configuration de forces, à condition que les deux adversaires soient capables de « tenir » une ligne de front ininterrompue et profonde, avec suffisamment de capacités défensives (y compris dans les airs) et de moyens de contre-mobilité, et qu’en même temps aucun d’eux ne puisse s’affranchir des moyens défensifs adverses par des moyens offensifs, terrestres ou aériens. Ce dernier point est d’importance, puisque les doctrines occidentales ont été pensées pour tirer pleinement parti de la troisième dimension, afin de produire des effets systémiques en profondeur que les drones actuels seraient bien en peine de contrer, notamment sur les capacités de C2, de logistique et d’ISR adverses qui conditionnent une grande partie de l’efficacité des drones. Bien que la Russie puisse lancer des milliers de drones de type Shahed sur l’Europe, il ne fait guère de doute que l’OTAN serait en mesure d’en détruire rapidement les usines de production, ce dont l’Ukraine est incapable. Prudence, donc, face aux conclusions rapides qui pourraient sacrifier un système de forces occidental pensé sur le temps long pour la chimère d’une innovation mal construite. L’ombre de la Jeune École n’est pas loin et l’histoire montre qu’un nouveau système d’armes en complète toujours un ancien, mais ne le remplace presque jamais.

Du front occidental de la Première Guerre mondiale à l’Ukraine en passant par la guerre Iran-Irak ou le Haut – Karabagh, le blocage tactique a pris des formes très diverses, selon qu’étaient disponibles mitrailleuses et barbelés, mortiers, mines ou missiles antichars et maintenant drones. Mais les drones pourraient tout aussi bien accompagner une manœuvre mécanisée, à condition qu’une bulle de supériorité défensive dans la troisième dimension, qui serait propice à la concentration d’efforts en un point faible du dispositif adverse, puisse être construite et tenue. À ce titre, il faut se méfier des effets de rétroaction : plus les drones prennent l’ascendant et plus ils incitent à la diminution de la densité des troupes, afin d’en diminuer la vulnérabilité. Pour l’heure, cette diminution de la densité des forces est compensée par une plus grande allonge et une plus forte létalité du complexe reconnaissance-frappe dronisé. Mais il arrivera sans doute un point de rupture lorsque la densité des forces sera devenue tellement faible qu’une concentration de troupes, même limitée, pourra obtenir une supériorité locale écrasante, propre à restaurer, au moins temporairement, les conditions de la manœuvre mécanisée, ou au moins motorisée.

Pour accompagner ce retour finalement inéluctable de la manœuvre, l’adaptation de la force est bien entendu cruciale et l’Alliance atlantique doit trouver un équilibre entre préservation des acquis de la puissance et construction d’une masse dronisée à un coût compétitif. Si le renouveau de la défense sol-air basse couche est maintenant acté et que le besoin de capacités d’autoprotection des véhicules est bien compris, il importe également de traiter les aspects non matériels du cycle DORESE (3) : adapter la doctrine de manœuvre à la menace dans la troisième dimension, notamment dans sa partie logistique ; revoir la chaîne des ressources humaines pour intégrer la fonction de droniste sans rogner – encore – sur les effectifs de l’infanterie ; intégrer les drones et leurs contre – mesures dans tout le cycle d’entraînement…

L’allègement d’une partie des forces de combat est certainement à envisager, ce qui permettrait aussi de former de nouvelles unités de manœuvre moins coûteuses, en partie composées de réservistes. Le chantier de cohérence est vaste, et ne doit pas se limiter aux drones : les mines sont par exemple toujours un problème, qui impose la remontée en puissance du génie de combat. Seule une approche cohérente permettra de ne pas subir le piège de la course toujours perdue après le « dernier objet innovant ». C’est à ce prix que les forces au sol pourront évoluer à la fois vers une plus grande mobilité tactique et vers une meilleure capacité à projeter leurs moyens de bréchage et leur propre écran de drones, pour neutraliser le complexe reconnaissance – frappe adverse tout en bénéficiant des effets systémiques des frappes dans la profondeur, menées par l’aviation de combat et de nouveaux missiles sol-sol. Le drone aura alors trouvé sa place de maturité dans le combat combiné aéroterrestre du 21e siècle, toujours propice à la manœuvre.

Notes

(1) Stephen Biddle, Military Power: Explaining Victory and Defeat in Modern Battle, Princeton University Press, Princeton, 2006.

(2) Jack Watling et Nick Raynolds, « Tactical Developments During the Third Ear of the Russo-Ukrainian War », RUSI, Londres, février 2025.

(3) Doctrine, organisation, ressources humaines, entraînement, soutien, équipement.

Stéphane Audrand

areion24.news

Pete Hegseth, accusé de crime de guerre

 

La pression monte à la Maison Blanche. Des révélations explosives du «Washington Post» sont venues entacher, vendredi 28 novembre, la campagne militaire acharnée que l'administration Trump mène contre le trafic de drogue depuis septembre dans les Caraïbes. 

Lors de la première attaque américaine sur un navire qui voguait au large des côtes de Trinité-et-Tobago, le secrétaire à la Défense Pete Hegseth aurait donné l'ordre de tuer tous les survivants. Pour certains responsables américains, membres du Congrès et experts en droit de la guerre, un tel ordre constituerait un «crime de guerre». 

«Tuez-les tous!» aurait ordonné Pete Hegseth au commandant des forces spéciales supervisant l'attaque du 2 septembre contre les trafiquants de drogue présumés. C'est alors qu'un missile s'est abattu sur le navire suivi de près par les forces américaines, qui s'est rapidement embrasé. Malgré l'assaut, deux passagers ont survécu et se sont agrippés à l'épave en flammes. Conformément aux ordres reçus précédemment, l'amiral Frank M. Bradley a ordonné une seconde frappe. Les deux hommes ont été abattus dans l'eau. 

Crime de guerre?

Jusqu'alors gardé secret, l'ordre du secrétaire à la Défense (renommé ministère de la Guerre), donne une toute nouvelle dimension aux opérations militaires américaines contre le «narcoterrorisme» qui a déjà fait plus de 80 victimes. Si cette campagne était déjà jugée illégale, cette nouvelle révélation pourrait exposer les principaux responsables à des poursuites judiciaires. 

Les deux survivants ne représentant plus une menace directe contre les Etats-Unis, les avoir tués «équivaut à un meurtre», déclare Todd Huntley, ancien avocat militaire qui a conseillé les forces d'opérations spéciales au cœur de la campagne antiterroriste américaine. «L'ordre de tuer tous les occupants du bateau s'ils n'étaient plus en mesure de se battre reviendrait essentiellement à un ordre de ne faire aucun quartier, ce qui constituerait un crime de guerre», assure ce dernier.

Alors que les démocrates dénoncent depuis des mois ces opérations navales menées sans consultation du Congrès comme étant illégales, cette nouvelle déclaration a créé une onde de choc auprès des autorités américaines qui demandent désormais des réponses, même au sein du camp trumpiste. De hauts responsables républicains se sont joints aux démocrates pour exprimer leur inquiétude et exiger un contrôle renforcé du Pentagone, rapporte le «New York Times».

Pete Hegseth nie en bloc

Deux jours après les révélations du quotidien américain, Donald Trump a déclaré que le secrétaire à la Défense assure ne jamais avoir donné l'ordre de tuer tous les membres de l'équipage, relate le «Washington Post» dimanche 30 novembre. Des propos que le président américain a soutenu: «Il n'a pas dit ça, et je le crois à 100%.» 

Dans la foulée, Pete Hegseth a dénoncé sur X les «fausses informations» diffusées par le média et assuré que «ces frappes très efficaces sont conçues pour être des frappes létales et cinétiques. Chaque trafiquant que nous tuons est affilié à une organisation terroriste désignée», mentionnant dans un autre post que les Etats-Unis n'étaient qu'au début de cette tuerie. 

Un bouc émissaire tout trouvé

Face à l'ampleur des révélations, la Maison Blanche a réagi, en affichant clairement son soutien au secrétaire à la Défense. A l'heure où l'enquête se resserre sur ces potentiels crimes de guerre, les responsables du Congrès et du Pentagone redoutent que l'administration Trump cherche à faire de l'amiral Frank M. Bradley un bouc émissaire.

La porte-parole de la Maison Blanche Karoline Leavitt a confirmé que Pete Hegseth avait autorisé l'opération, sans toutefois révéler qui était à l'origine de la seconde frappe qui a tué les deux survivants. Elle a précisé que l'amiral «a agi dans le cadre de ses fonctions et de la loi, dirigeant l'opération de manière à garantir la destruction du bateau». Cette allocution qui laisse planer le doute quant à l'identité de l'initiateur de la frappe a provoqué la colère des responsables militaires, inquiets d'être tenus seuls responsables. 

Certains collaborateurs envisagent même de quitter l'administration, toujours selon le «Washington Post». De son côté, Pete Hegseth a joué la subtile carte de la compassion, en affirmant soutenir Frank M. Bradley et laissant donc sous-entendre qu'il se décharge de toute responsabilité judiciaire.

La pression augmente avec le Venezuela

Au-delà de l’affaire Hegseth, ces frappes s’inscrivent dans une confrontation directe avec Caracas, alors que l’administration Trump accuse Nicolás Maduro de diriger un «cartel de la drogue» et présente l’offensive militaire dans les Caraïbes comme une réponse au narcotrafic. Dans ce climat de tensions croissantes, Donald Trump devait réunir lundi son Conseil de sécurité nationale pour évoquer le Venezuela, sans que la Maison Blanche ne précise s’il avait arrêté une décision sur une éventuelle intervention. 

Devant des milliers de partisans à Caracas, Nicolás Maduro a affirmé qu’il «refusait la paix des esclaves» et a accusé les Etats-Unis de mener contre lui une campagne de «terrorisme psychologique». Le chef démocrate Chuck Schumer, lui, menace de bloquer toute opération militaire non approuvée par le Congrès.

Léa Perrin

blick.ch