Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 2 octobre 2025

Les renseignements tchèques sonnent l’alerte à la veille des législatives

 

Selon le journal tchèque Deník N, près d’un millier de comptes de ce type ont été recensés, dont beaucoup ont été créés récemment et sont en partie contrôlés par des bots — des agents logiciels automatiques ou semi-automatiques interagissant avec les serveurs informatiques.

Le Centre de recherche sur les risques en ligne estime que ces comptes génèrent ensemble entre cinq et neuf millions de vues par semaine, dépassant la portée, même combinée, des principaux dirigeants politiques tchèques sur la plateforme.

L’opération d’ingérence dans la campagne électorale repose sur des groupes étroitement liés entre eux. Lorsqu’un compte publie une vidéo, les comptes associés génèrent des likes, des partages et des commentaires en l’espace de quelques secondes, signalant ainsi le « succès » du post à l’algorithme et amplifiant sa portée auprès des utilisateurs.

Les publications de ces comptes véhiculent des messages pro-russes, présentant Vladimir Poutine positivement et légitimant la guerre en Ukraine. Les comptes font aussi la promotion de candidats issus de partis anti-establishment tels que le parti Liberté et démocratie directe (SPD) de Tomio Okamura et Stačilo ! (Assez !).

Les services de renseignement tchèques ont déjà transmis la liste des comptes suspects à l’Office tchèque des télécommunications (ČTÚ), qui supervise les plateformes de réseaux sociaux.

« Nous attendons de voir comment la plateforme TikTok évaluera cette demande », a commenté Tereza Meravá, porte-parole du ČTÚ, pour le Deník N.

De son côté, la plateforme chinoise a déployé il y a quelques mois une task force spéciale pour surveiller les contenus liés aux élections dans le pays.

Des briefings confidentiels à ce sujet ont été communiqués au Premier ministre Petr Fiala et au président Petr Pavel.

Selon des sources citées par le Deník N, l’impact de cette opération d’ingérence devrait être limité par rapport à la Roumanie, où la présidentielle avait dû être annulée l’année dernière à la suite d’une vaste campagne en ligne.

« Il y a bien une tentative ici, mais son potentiel et son importance ne sont pas fondamentaux. C’est une tentative infructueuse », a expliqué une source des services de renseignement.

euractiv.fr

mercredi 1 octobre 2025

La production aéronautique militaire russe : Bitter Sweet Symphony

 

L’une des nombreuses leçons de la guerre en Ukraine, bien qu’elle ne soit pas nouvelle, réside dans la capacité d’une armée à compenser l’attrition subie ainsi qu’à être en mesure de régénérer son potentiel détruit au combat. Or, de ce point de vue, produisant une (très) grande partie de son matériel militaire sur son sol, la Russie dispose donc d’une importante capacité théorique de régénération de son potentiel offensif. Elle est néanmoins soumise à une forte pression depuis le lancement des hostilités et les pertes colossales qui en ont découlé et elle reste tributaire de l’accès aux marchés internationaux pour se procurer les composants électroniques de pointe qu’elle ne produit pas.

Même si l’on a pu lire tout et n’importe quoi à ce sujet (tout le monde se souvient des puces électroniques de machines à laver que les Russes cannibaliseraient en masse pour produire leur matériel militaire), il est un fait évident que les sanctions internationales ont compliqué l’accès à ces composants et, surtout, que les circuits d’approvisionnement parallèles mis en place ont provoqué une hausse de leurs coûts. Le secteur de la production aéronautique militaire, qui pendant de très longues années a été la vache à lait des exportations de matériels militaires russes, se retrouve confronté à plusieurs problématiques de manière simultanée : la perte de crédibilité des produits russes vu les performances (ou plutôt leur absence) de certains modèles en Ukraine, des difficultés d’approvisionnement pour les clients étrangers, une augmentation de la production concomitante à la priorité accordée aux besoins des forces armées russes et enfin la difficulté à trouver de la main – d’œuvre qualifiée en suffisance. À première vue donc, que ce soit d’un point de vue opérationnel, technique, logistique ou médiatique, les industriels du secteur sont sous pression et une stabilisation de la situation à court terme semble peu probable.

Effondrement et reprise en main

L’effondrement massif connu par l’appareil de production militaire soviétique dans la période suivant la fin de l’URSS a eu de lourdes conséquences sur l’ensemble du secteur, dès 1991 : destruction des chaînes logistiques, disparition d’usines, pertes massives de compétences, retards technologiques chroniques accumulés sur une période d’environ dix ans (jusqu’à 2001). Lorsque Vladimir Poutine accède à la présidence, son outil industriel est presque en lambeaux (on ne compte plus le nombre d’entreprises vitales privatisées à la hussarde et en état de faillite virtuelle depuis des années) tandis que son armée est loin d’être à la pointe de la modernité. La restructuration va s’étaler sur plusieurs années. Un vaste mouvement de concentration s’enclenche avec la reprise des ensembles bureaux d’études et usines de production. Ceux-ci vont passer dans un premier temps dans le giron de plusieurs holdings étatiques chapeautant des secteurs d’activité avec la mise en place, notamment, de l’OSK (construction navale), d’Almaz – Antey (secteur terrestre et antiaérien), de Russian Helicopters (hélicoptères militaires et civils) et enfin d’UAC (secteur aérien militaire et civil). Par la suite, Russian Helicopters et UAC Russia seront intégrés au conglomérat étatique Rostec fondé en 2007, qui concentre donc l’ensemble des outils de production aéronautique militaires et civils en Russie.

Ce mouvement de concentration étalé sur quinze ans (2007-2022) va accompagner la passation de commandes importantes et récurrentes d’équipements pour les forces armées russes : les trois principaux avions destinés aux VKS (1) que sont les Su‑30SM, Su‑34 et Su‑35S vont bénéficier de commandes pluriannuelles répétées, et on note des pics de production autour de la période 2014-2016, avec en moyenne 18 appareils de chacun des trois types cités produits sur cette période. Parallèlement à ces commandes, les fabricants fournissent des productions destinées à l’exportation. On constate donc que le gros de l’effort de renouvellement est concentré de manière intense sur cette période tandis que, dans les années suivantes, les volumes vont se réduire et se stabiliser autour de l’équivalent d’un escadron (soit environ 14 appareils) de chacun des trois modèles livrés annuellement jusqu’en 2020. Le développement de programmes de modernisation (Su‑30SM2 et Su‑34) avec NVO va entraîner la réduction de la production tandis que le Su‑35S va suivre le même chemin, vu le besoin de restructurer l’usine KnAAZ de Komsomolsk-sur-l’Amour pour permettre l’entrée en production de série du Su‑57. À l’inverse des productions Sukhoï qui ont le vent en poupe, les productions MiG sont en voie d’extinction : exception faite des MiG‑29K(UB)R pour renouveler la composante embarquée de l’Admiral Kuznetsov et de quelques (très) rares MiG‑35(UB), le chasseur léger MiG est une espèce en voie de disparition. Signe des temps ? Le bureau d’études RSK MiG a été fusionné en juin 2022 avec l’OKB Sukhoï au sein du groupe Rostec.

Avec l’entrée en vigueur d’une législation relative aux informations à caractère militaire beaucoup plus contraignante en mars 2022 (2), les médias et blogueurs russes, surtout ceux qui ne sont pas rattachés à la presse étatique, sont devenus beaucoup plus discrets. En outre, les publications d’images sont désormais beaucoup plus cadrées (3) et limitées, ce qui restreint d’autant l’évaluation des capacités russes. Néanmoins, via les publications officielles de Rostec, après un creux en 2020 et 2021, il est possible de constater que les livraisons d’appareils neufs sont reparties à la hausse, avec notamment pour 2024 pas moins de six lots de Su‑34 avec NVO (4), ce qui signifie qu’entre 12 et 18 appareils ont été livrés l’année dernière (atteignant par la même occasion le niveau de production – élevé – de 2014), le Su‑35S suivant la même voie avec quatre lots livrés, soit un total de 8 à 12 appareils.

Les chiffres sont une chose, mais là où ils deviennent pertinents, c’est lorsqu’ils sont mis en parallèle avec les pertes subies ; dans le cas du Su‑35S par exemple, les seules livraisons de l’année 2024 couvrent plus que le nombre d’avions perdus depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine. Le Su‑34 ainsi que le Su‑30SM(2) suivent la même tendance avec une attrition compensée en (quasi-)totalité par les livraisons d’appareils neufs. Sachant que l’usine IAZ d’Irkoutsk travaille également à la modernisation des Su‑30SM au standard Su‑30SM2 tandis que l’usine NAZ de Novossibirsk, outre la production d’appareils neufs, prend en charge les révisions générales et réparations d’avions existants. On commence donc à mesurer plus précisément le fait que même si la production d’avions neufs n’augmente pas significativement, eu égard à l’augmentation des cadences annoncée, le volume brut est plus important étant donné que les usines ont une double fonction (production et modernisation/révision).

Fort logiquement, il restera à voir si cette tendance va se confirmer en 2025 : dans ce cas, on sera fixé sur la nature pérenne ou non de l’augmentation de la production dans certaines usines. Cependant, comme toujours en Russie, il y a ce que l’on voit… et ce que l’on ne voit pas. Or, dans le domaine aérien, il y a des silences qui sont pesants : aucune information ne filtre sur des livraisons de Ka‑52(M) neufs, idem pour les Mi‑28N(M), les livraisons d’Il‑76MD‑90A neufs se font au compte – gouttes, peu de livraisons annoncées de Su‑57, etc. Et pourtant, malgré des taux de pertes élevées en Ukraine, surtout en ce qui concerne les Mi‑28N(M) et Ka‑52(M), on devrait s’attendre à des livraisons régulières de lots d’hélicoptères neufs. Soit il s’agit d’une volonté délibérée de ne pas communiquer, ce qui serait curieux vu la communication autour des livraisons de Sukhoï, soit il y a des points de blocage industriels qui ne sont pas résolus et empêchent les livraisons.

En revanche, et d’une manière que l’on peut qualifier d’anachronique vu le contexte, les Russes continuent à travailler sur le futur bombardier stratégique PAK DA, dont un premier prototype devrait être présenté sous peu tandis que les travaux sur le futur chasseur « léger » T‑75 se poursuivent avec la construction des premiers prototypes en cours au sein de l’usine KnAAZ. Ces travaux semblent presque en décalage avec la réalité : les Russes peinent à mettre au point le futur AWACS Beriev A‑100, qui n’est toujours pas en service alors qu’un premier prototype de l’A‑100 existe depuis 2017, et que les VKS ont perdu deux Beriev A‑50U en l’espace de quelques semaines ! Même situation avec l’Il‑112V : le développement de ce transporteur tactique léger (5), conçu pour prendre la relève des An‑24 et An‑26, s’est arrêté après le crash du premier prototype en 2021. Une éventuelle refonte de ce dernier est prévue, avec une nouvelle aile et des réacteurs PD‑8 en remplacement des turbopropulseurs… sans pour autant de précision sur la date de sortie d’un premier appareil. Il est d’ailleurs pour le moins incroyable de voir qu’un appareil aussi simple que l’Il‑112V, qui ne présentait aucun défi technique majeur, soit finalement devenu un échec aussi flagrant, avec des problèmes de masses trop élevées ainsi qu’une motorisation insuffisamment puissante.

C’est d’ailleurs l’une des énigmes contemporaines de l’aéronautique russe : alors qu’elle est en mesure de produire des appareils hypermodernes tels que le Su‑57 (avec sa nouvelle tuyère) ou hypercomplexes tel que le Tu‑160M, elle est en même temps capable d’échecs retentissants sur des projets simples (cas de l’Il‑112V) ou d’éprouver les pires difficultés du monde, toujours pas solutionnées, sur des projets existants de longue date (cas de l’A‑100). Même si tous les bureaux d’études n’ont pas le même niveau d’expertise technique, se retrouver avec de telles difficultés a de quoi laisser perplexe et cette différence de niveau entre bureaux d’études n’explique pas tout. De cette « énigme russe » découle une difficulté à évaluer précisément les capacités techniques russes, deux projets pouvant se révéler être le jour et la nuit. À cette problématique viennent s’ajouter les errances décisionnelles fréquentes, avec des programmes qui sont lancés ou arrêtés parfois en dépit du bon sens, et ce sans raisons particulières. On se retrouve donc face à des usines et bureaux d’études structurés au sein d’un même ensemble (Rostec), mais présentant des niveaux d’expertise tellement différents que les Russes sont à la fois capables de produire un chasseur hypermoderne et incapables de créer un transporteur tactique léger.

La question des exportations

Devenu le troisième opérateur (après la Russie et la Chine) de la variante la plus moderne du Flanker avec l’arrivée récente des premiers Su‑35 sur son sol, l’Algérie (6), cliente historique des productions soviéto – russes, est le premier « gros » contrat à l’exportation pour la Russie depuis le lancement de la guerre en Ukraine. Cette tendance est, en outre, appelée à se poursuivre sous peu, car Alger aurait signé pour un lot (comprenant 14 appareils ?) de Su‑57(E), dont les premiers sont attendus cette année, ce qui fait d’ailleurs du pays le premier client à l’export du Su‑57. Il semble d’ailleurs que la nouvelle administration présidentielle américaine ne soit pas totalement étrangère à ce (léger) regain d’intérêt pour le matériel russe sur le marché à l’export (7) : l’application des sanctions découlant du CAATSA (Countering America’s adversaries through sanctions act) étant manifestement moins une priorité pour l’administration Trump que précédemment.

Néanmoins, ces deux succès auprès de l’Algérie sont les arbres qui cachent la forêt : les productions militaires aériennes russes qui composaient le gros du portefeuille des exportations de Rosoboronexport (en termes de valeurs) sont en très grande perte de vitesse. Cette tendance qui est très nette pour les avions l’est un peu moins en ce qui concerne les hélicoptères militaires : la famille des rustiques Mi‑8/Mi‑17 s’exportent encore, mais dans des volumes très réduits en comparaison avec les chiffres des années 2000-2010. En outre, les hélicoptères russes reposaient encore sur des turbines de facture ukrainienne ou des turbines importées d’Occident. La perte de celles-ci après 2014 et encore plus après 2022 a mis un coup d’arrêt à plusieurs programmes d’hélicoptères neufs (8) en attendant le développement de turbines de substitution.

Outre les piètres performances de certains appareils en Ukraine et les conséquences possibles des sanctions, de nouveaux concurrents (France, Chine, Corée du Sud, etc.) disposant de produits compétitifs et ayant des politiques commerciales agressives sur le marché à l’exportation sont venus occuper la place laissée vacante par la Russie. Cette tendance, appelée à se maintenir dans un proche avenir, constitue une perte sèche pour Moscou, dont les exportations d’armements généraient de substantielles rentrées réinjectées dans le budget de l’État. Il ne reste, pour l’instant tout du moins, qu’un pré carré de pays fidèles qui, soit n’ont guère d’autres choix pour se fournir que la Russie, soit bénéficient de tarifs réduits proposés par Rosoboronexport, soit ne craignent absolument pas les conséquences des sanctions internationales.

Élément pour le moins ironique dans la situation russe contemporaine : une partie de son outil industriel n’a jamais été aussi bien « préparé » depuis la fin de l’URSS pour produire en fonction des besoins exprimés, et ce dans un contexte de sanctions particulièrement contraignantes tandis qu’une autre partie du même outil est à la traîne. Les budgets d’investissement et d’acquisition ne sont pas « discutés » (vu la priorité accordée aux besoins militaires), les usines tournent en trois-huit, les bureaux d’études et usines font partie d’une seule structure (Rostec) qui a fortement simplifié l’ensemble (9), les besoins des VKS sont prioritaires sur les exportations et enfin le contexte des sanctions pousse les Russes à développer des solutions nationales (10) pour compenser la perte de certaines filières d’approvisionnement. Bref, dans un tel contexte, on serait en droit de s’attendre à voir un secteur largement plus dynamique dans son ensemble et ne se limitant pas à quelques acteurs importants (Sukhoï et Tupolev en tête) qui tirent ceux qui sont à la traîne.

De plus, et malgré des problématiques récurrentes comme le manque de personnel spécialisé, qui est devenu une denrée rare, et l’augmentation des coûts liés au recours à des filières d’approvisionnement détournées pour obtenir certains composants, les Russes ont été capables de très largement compenser les pertes aériennes (11) subies depuis 2022. Mieux, dans plusieurs secteurs, ils se permettent même d’augmenter la production de certains appareils par rapport aux années antérieures (cas des Su‑34 avec NVO et Su‑35S notamment) tout en développant de nouveaux designs (T‑75 et PAK DA notamment). Même si tout n’est pas rose pour le secteur industriel russe, surtout si l’on considère sa dégringolade magistrale sur le marché à l’exportation ainsi que ses difficultés à renouveler sa composante de transport ainsi que les silences (pesants) en ce qui concerne les hélicoptères militaires, il n’empêche que les chiffres de production disponibles, qui sont à prendre avec circonspection vu leur côté partiel (12) et partial, laissent entr’apercevoir une résilience et une capacité d’adaptation d’une partie de l’outil industriel qui a été très largement sous – estimée avant 2022. On peut donc penser que le risque de (re)montée en puissance (en quantité et en qualité) de l’armée russe dans un contexte (toujours hypothétique pour le moment) de gel du conflit en Ukraine relève bel et bien du domaine du possible, mais qu’en l’état actuel des choses, il reste aux industriels russes à développer des solutions dans certains secteurs qui sont notoirement à la traîne.

Notes

(1) Воздушно-космические силы Российской Федерации. Je laisse volontairement de côté l’OKB Tupolev et les bombardiers ainsi que les appareils d’entraînement, de missions et de transport développés par Beriev, Yakovlev, Iliouchine et Myasishchev.

(2) Loi fédérale 32-ФЗ modifiant les articles 31 et 151 du Code de procédure criminelle.

(3) Avec des mesures de censure des numéros tactiques et numéros de registre des avions… Néanmoins, le travail est souvent tellement mal fait qu’il reste possible d’identifier les appareils photographiés !

(4) Dénomination officielle de la variante de Su-34 en production : « Su-34 avec NVO » (Су-34 с НВО).

(5) Charge utile de 5 tonnes.

(6) https://​www​.iiss​.org/​o​n​l​i​n​e​-​a​n​a​l​y​s​i​s​/​m​i​l​i​t​a​r​y​-​b​a​l​a​n​c​e​/​2​0​2​5​/​0​4​/​f​e​l​o​n​-​o​u​t​f​l​a​n​ked

(7) Ce qui serait pour le moins ironique, sachant que c’est sous la première présidence Trump que plusieurs contrats importants pour les Russes ont été annulés en raison de la menace que constitue le CAATSA.

(8) Cas des Kamov Ka-60/Ka-62 notamment.

(9) Mais pas éradiqué la corruption endémique pour autant…

(10) Parfois avec de grosses difficultés.

(11) Il n’en va absolument pas de même dans le secteur terrestre !

(12) Il n’y a aucune communication (ou presque) en ce qui concerne la production d’hélicoptères militaires.

Benjamin Gravisse

areion24.news

Corée du Sud : une lecture géographique de la crise

 

Tous les week-ends, depuis la tentative avortée du président sud-coréen, Yoon Suk-yeol, d’instaurer la loi martiale le 3 décembre 2024, l’esplanade Gwanghwamun, lieu symbolique du pouvoir à Séoul, est le théâtre de manifestations : syndicats et représentants provinciaux qui appellent à confirmer la destitution (votée le 14 décembre) du chef de l’État succèdent aux partisans de ce dernier, accusant l’opposition démocrate de corruption.

L’occupation quasi permanente par les citadins de cet espace central de Séoul, autrefois interdit aux rassemblements et laissé à la circulation automobile jusqu’à sa rénovation en 2009, reflète le chemin parcouru depuis la démocratisation du pays en 1987. Comment expliquer alors la tentative de recours à la loi martiale qui, pour les Sud-­Coréens, évoque les années sombres des dictatures militaires (1961-1987) ? Quel sens donner au chaos politique qui a résulté de l’usage d’un outil pour la dernière fois appliqué en 1979, à la suite de l’assassinat du président Park Chung-hee (1962-1979) ? Une lecture des événements croisant une approche géographique et spatiale avec la temporalité des évolutions sociopolitiques en République de Corée permet de pointer trois grands types d’explication.

L’isolement du chef de l’État

À court terme, cet épisode traduit la confrontation violente qui s’est installée sous Yoon Suk-yeol, élu en mars 2022, entre les pouvoirs exécutif et législatif. Mesure impopulaire, le déménagement de la résidence présidentielle – auparavant située dans la Maison Bleue, au nord du palais Gyeongbok – dans le quartier de Yongsan (site de la base américaine), au sein du ministère de la Défense, peut se lire comme l’expression du déplacement symbolique de l’exécutif vers le pouvoir militaire, au détriment d’une recherche de consensus avec le législatif.

Arrivé à la plus haute fonction de l’État avec seulement 48,5 % des voix, Yoon Suk-yeol a dû composer avec une Assemblée nationale d’opposition. Si cette configuration n’est pas nouvelle dans l’histoire politique sud-­coréenne, elle est rare et s’est confirmée aux élections législatives de 2024, perdues par le parti présidentiel, Pouvoir au peuple (PPP). De plus en plus dure, la cohabitation s’est transformée en confrontation, les veto présidentiels répondant aux motions de censure de l’Assemblée, et inversement. Dans cette escalade, la loi martiale a constitué le dernier recours d’un dirigeant isolé et aux abois, dépassé par les menaces d’enquête le concernant lui et son épouse pour corruption, fraude électorale et manipulations boursières.

Clivages régionaux et polarisations sociales

À moyen terme, cet épisode reflète les clivages sociopolitiques qui traversent la société sud-coréenne et dépassent l’opposition entre le PPP et le Parti démocrate dirigé par Lee Jae-myung. L’impopularité de ce dernier, en raison de rumeurs de corruption financière et immobilière qui l’entourent, radicalise des clivages dont les dynamiques ont évolué au tournant du siècle. Ainsi, l’évolution territoriale de la Corée du Sud, où plus de 80 % de la population (51,7 millions d’habitants en 2024) vit à Séoul et à Busan, peut expliquer l’évolution du discours régionaliste qui a marqué la politique durant la transition démocratique entre 1990 et 2010. Le soutien traditionnel des électeurs de province (le sud-est pour les conservateurs, le sud-ouest pour les démocrates) dessine un clivage le long de la péninsule : une façade orientale conservatrice s’opposant à une façade occidentale plutôt démocrate, tandis que la région capitale se distingue. Dans la géographie électorale de Séoul, la zone de Gangnam, développée dans les années 1980 et 1990, pôle de la richesse séoulienne, se caractérise par son vote conservateur. Ces clivages liés à la ségrégation sociospatiale s’ajoutent à d’autres clivages plus importants, liés notamment à la question de la démographie sud-coréenne (qui creuse le fossé générationnel et complique les relations entre les hommes et les femmes), et contribuent à la vive polarisation actuelle.

À long terme, la division de la Corée à l’issue de l’armistice de 1953 place l’État sud-coréen dans une situation politico-spatiale d’exception : un contexte géopolitique qui n’est ni la paix ni la guerre, face à la République populaire démocratique de Corée, un État non reconnu, perçu comme un double territorial illégitime et un ennemi extérieur. À la suite d’autres présidents conservateurs, Yoon Suk-yeol s’appuie sur une lecture sécuritaire et anticommuniste de cette situation. Ainsi, la frontière intercoréenne, située à une trentaine de kilomètres au nord de Séoul, constitue un pôle répulsif, comme en témoigne le déplacement vers le sud du bureau présidentiel. Quant à la loi de sécurité nationale, toujours en vigueur, elle institue un régime permanent d’exception à la démocratie en cas de soupçon de collusion ou de soutien à Pyongyang. C’est cet argument que Yoon Suk-yeol a utilisé pour discréditer le pouvoir législatif et justifier le recours à la loi martiale le soir du 3 décembre 2024, en plaçant l’Assemblée nationale dans l’espace illégitime d’une supposée collusion avec la Corée du Nord, évoquant « la protection de la libre République de Corée contre la menace des forces communistes nord-coréennes [et] les ignobles forces antiétatiques pro-Nord qui ravagent la liberté et le bonheur des citoyens ».

Une démocratie en mutation

En février 2025, soit deux mois après ce qui est désormais qualifié de tentative de rébellion, pour laquelle Yoon Suk-yeol risque la réclusion à perpétuité ou la peine de mort, la Cour constitutionnelle traite le procès en destitution du président, que l’ensemble des Sud-Coréens aspire à voir se terminer au plus vite – que ce soit pour la réintégration de Yoon Suk-yeol, comme le souhaitent ses partisans, ou pour la confirmation de sa destitution, privilégiée par la majorité.

Dans tous les cas, cet épisode, loin de témoigner d’une fragilité de la jeune démocratie sud-coréenne, en souligne le dynamisme et, malgré les incertitudes politiques et l’agitation, la fin des autoritarismes et de la violence d’État. Au soir du 3 décembre 2024, l’armée, déployée pour bloquer l’Assemblée nationale et les espaces publics, non seulement n’a exercé aucune violence, mais a également laissé la voie libre aux députés qui, en l’espace de deux heures, ont voté le refus de la loi martiale. Durant les semaines qui ont précédé l’arrestation de Yoon Suk-yeol, le 15 janvier 2025, la police a évité d’attiser les affrontements entre les manifestants partisans et opposants du président déchu.

Dans un contexte tendu avec Pyongyang, la crise politique de l’hiver 2024-2025 ­illustre la mue réalisée par la République de Corée depuis sa création en 1948 et l’effacement progressif des structures de l’État dictatorial s’appuyant sur l’armée et la police, et marqué par des clivages territoriaux fondés sur des structures administratives préindustrielles. 

1-Chronologie politique de la Corée du Sud



2-Les législatives d’avril 2024 : une division spacio-politique


3-Dynamiques géographiques de la Corée du Sud


4-Séoul : lieu de pouvoir et de contestation


Valérie Gelézeau

Laura Margueritte

areion24.news

Les dessous de l’accord Trump-Netanyahou

 

Un plan de paix de 20 points présenté par Donald Trump et Benyamin Netanyahou fait actuellement couler beaucoup d’encre. Analyse d’un pari diplomatique à haut risque, où les illusions de règlement pourraient bien cacher les préparatifs d’une guerre durable. 

L’image avait de quoi frapper les esprits : ce lundi à la Maison Blanche, Donald Trump, de retour au centre du jeu international, recevait Benyamin Netanyahou pour sceller ce qui était annoncé comme le plan de paix du siècle. À la clé : un accord en vingt points censé ouvrir la voie à la résolution du conflit israélo-palestinien, à la pacification de Gaza et, plus largement, à l’instauration d’un « nouvel ordre » au Proche-Orient. L’ambition est à la mesure du désastre : en près d’un an, la bande de Gaza a été ravagée par une guerre d’usure meurtrière, les relations régionales se sont enflammées, et la communauté internationale multiplie les alertes sur l’urgence d’un cessez-le-feu. Mais derrière la mise en scène et la gestuelle solennelle, une question essentielle demeure : ce plan a-t-il la moindre chance de survivre à la brutalité du réel ?

Les grandes lignes du plan, révélées avant même la conférence de presse, affichent des objectifs spectaculaires : retrait progressif de l’armée israélienne de Gaza, libération des otages, arrêt de la colonisation en Cisjordanie, retour des réfugiés gazaouis, mise en place d’une administration internationale de transition sous l’égide de l’ONU, relance des Accords d’Abraham, supervision par Tony Blair et « International Board of Peace »… Sur le papier, tout est là pour dessiner une paix « éternelle », selon la formule de Trump.

Mais l’illusion ne tient que quelques minutes à la lecture des détails. Car ce plan ne repose pas sur une négociation directe entre Israéliens et Palestiniens : il s’impose, d’en haut, dans la plus pure tradition des diktats internationaux, en posant comme préalable la dissolution du Hamas, la reddition de ses armes, et l’acceptation, par les dirigeants du mouvement islamiste, d’une amnistie. En d’autres termes, tout – absolument tout – repose sur un acteur majeur, absent de la table des négociations : le Hamas, que le plan somme de se saborder sans condition.

Derrière cette façade de consensus, le fin mot de l’histoire saute aux yeux des analystes : le plan, sous des airs de compromis historique, est d’abord une habile manœuvre politique pour Benyamin Netanyahou. Surnommé « le prestidigitateur » par ses adversaires, le Premier ministre israélien a, selon de nombreux observateurs, obtenu de Trump un accord « conditionnel » dont il sait qu’il ne sera jamais accepté dans sa totalité. Le piège est redoutablement simple : en posant la barre des exigences à un niveau inatteignable pour le Hamas, Israël se donne le beau rôle, celui de la paix refusée par l’autre camp. Et en cas de refus du Hamas – hautement probable –, le plan prévoit, noir sur blanc, l’option d’une nouvelle offensive militaire, cette fois avec la « bénédiction » des États-Unis et, implicitement, l’assentiment tacite des pays arabes modérés.

Autrement dit, Netanyahou transforme un risque diplomatique en levier stratégique. S’il signe l’accord, il se présente en homme de paix forcé de reprendre les armes face à l’intransigeance terroriste. S’il le refuse, il accuse le Hamas d’avoir torpillé la paix. Dans les deux cas, il garde la main. Cette capacité à intégrer dans un plan de paix les conditions de son échec était déjà à l’œuvre lors de la précédente administration américaine, mais elle atteint ici une dimension nouvelle : celle d’un consentement simulé, destiné à reporter la faute sur l’ennemi désigné.

Pour Donald Trump, le pari est autrement plus risqué. Certes, présenter un plan de paix majeur à quelques mois de l’élection présidentielle américaine lui permet de se poser en « faiseur de miracles » sur la scène internationale. Mais ce coup de poker diplomatique, s’il échoue, peut aussi le transformer en fossoyeur de la paix, incapable de contenir l’extrémisme régional.

Pièges, illusions et jeux d’influence

Dès l’annonce, les critiques n’ont pas manqué : comment imaginer qu’une administration internationale de Gaza, pilotée par l’ONU et des personnalités occidentales, puisse s’imposer sans le consentement des principaux acteurs palestiniens ? Pourquoi ignorer la réalité d’un Hamas certes affaibli, mais loin d’être éradiqué, encore capable de nuisance et d’enracinement social ? Les analystes soulignent que l’exclusion de l’Autorité palestinienne des premiers cercles de discussion est également une faute stratégique, qui prive le plan de relais locaux et de légitimité populaire.

La presse américaine et internationale, de The Guardian à Reuters, insiste sur la part d’illusion contenue dans la rhétorique trumpienne : l’idée que les acteurs régionaux, épuisés par la guerre, seraient prêts à accepter une solution « clé en main » dessinée à Washington, sans tenir compte des rancœurs, des humiliations et des équilibres communautaires. Le danger ? Que le plan, au lieu de calmer le jeu, n’accélère une nouvelle radicalisation et ne serve de prétexte à de nouvelles interventions armées, sous couvert d’un mandat « international ».

Un autre aspect du plan suscite l’attention : la place laissée aux pays arabes dans la future architecture de sécurité. Si l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Jordanie saluent officiellement « l’effort pour la paix », aucune ne s’engage clairement à soutenir une opération contre le Hamas. Derrière la diplomatie de façade, le scepticisme est palpable. Beaucoup redoutent qu’une transition trop brutale à Gaza ne provoque un effondrement sécuritaire, une poussée des groupes radicaux, ou même une intervention de l’Iran, qui surveille chaque avancée israélienne comme une menace directe.

Plus encore, l’hypothèse d’un retour des réfugiés et d’un arrêt de la colonisation en Cisjordanie – éléments centraux du plan – restent des promesses en suspens. Le gouvernement israélien, sous la pression de son aile droite et des colons, n’a cessé d’envoyer des signaux ambigus. Netanyahou a même laissé entendre, devant la Knesset, que la question des implantations restait « ouverte à la discussion », en clair : rien n’est acté, tout peut être renégocié.

La grande absente, c’est la voix palestinienne – et singulièrement celle du Hamas. Le mouvement islamiste, qualifié de terroriste par Israël et les États-Unis, n’a pas été officiellement associé à la rédaction du plan. Le pari, du côté américain et israélien, est clair : acculer le Hamas à un choix impossible, l’inviter à se dissoudre sous la menace d’une amnistie en cas de reddition, et utiliser son refus comme justification d’une reprise des hostilités.

En réalité, ce calcul s’inscrit dans une longue tradition de « paix imposée » dans la région, où l’absence de négociation réelle nourrit le cycle de la violence. Les précédents accords, d’Oslo à Camp David, avaient au moins pour eux de faire dialoguer les deux parties. Ici, on assiste à une forme de « trompe-l’œil diplomatique », où le principal intéressé n’est ni consulté, ni même reconnu comme interlocuteur légitime.

Entre faux-semblants et risques de guerre

Les critiques ne s’y trompent pas. Pour de nombreux experts, ce plan de paix porte en lui toutes les conditions de son propre échec : exigences maximalistes, absence de partenaires palestiniens crédibles, promesses de normalisation régionales sans garantie, et surtout, la menace explicite de la force en cas de refus. Au lieu d’apaiser la région, il risque de polariser davantage les opinions, d’enhardir les extrémistes des deux bords, et d’ouvrir la voie à une guerre plus large, avec l’assentiment – même implicite – des grandes puissances.

La phrase de Trump, prononcée lors d’une réponse à la presse (« Vous savez, cette guerre dure tellement longtemps… des décennies et des décennies »), résume involontairement l’impasse : en s’appuyant sur la lassitude du conflit, le président américain pense pouvoir imposer la paix par l’usure. Mais l’histoire récente montre que chaque tentative de « solution rapide » ne fait qu’ajouter de la complexité, du ressentiment et, trop souvent, de la violence.

Au final, le plan Trump-Netanyahou ressemble à un jeu de dupes où chacun s’efforce de gagner du temps. Israël affiche une volonté de paix, tout en préparant ses options militaires. Les États-Unis endossent le rôle d’arbitre, mais gardent à l’esprit leurs propres échéances électorales. Les pays arabes saluent l’effort, sans vouloir s’engager. Et le peuple palestinien, pris en étau, risque une fois encore d’être la première victime d’une paix proclamée mais jamais vécue.

Il reste que la région, usée par la guerre, aspire à autre chose : un règlement digne de ce nom, impliquant toutes les parties, respectant les équilibres locaux, et garantissant enfin le minimum d’humanité à ceux qui vivent sous les bombes. Or, tant que les plans seront dictés d’en haut, sans la voix ni la volonté des principaux concernés, la paix, réelle ou non, restera une illusion fugace, et la guerre, un horizon redoutablement proche.

 Nicolas Beau

mondafrique.com

Les rêves et désillusions de la jeunesse japonaise

 

À Tokyo comme dans les petites villes de province, une ambivalence marque le quotidien des jeunes Japonais. Dans une société fortement structurée, où l’excellence académique, la tradition et la stabilité semblent offrir un cadre rassurant, perdure un système qui, pour beaucoup, semble aujourd’hui ne plus répondre à leurs rêves. Entre pression scolaire, marché du travail incertain, et quête personnelle d’un sens souvent en décalage avec les attentes collectives, la jeunesse au Japon navigue dans les contradictions.

Selon les données récentes, le taux de chômage des jeunes (de 15 à 24 ans) est tombé à 3,9 % en 2024, un niveau historiquement bas dépassé peu avant la pandémie, mais qui ne traduit pas nécessairement une assurance d’emploi stable ou valorisant. Parallèlement, un rapport de l’UNICEF révèle que le Japon occupe une place préoccupante parmi les pays développés quant à la santé mentale de ses enfants et adolescents. Son taux de suicide chez les jeunes figure désormais comme le quatrième plus élevé parmi les nations riches, le pays étant classé 32ᵉ sur 43 pour le bien‐être mental.

Cette double réalité, avec une relative faiblesse du chômage statistique mais une montée de l’anxiété, des doutes, et de la fragilité psychologique, met en lumière la tension entre le modèle que la société japonaise continue de promouvoir (mérite scolaire, loyauté, stabilité) et les aspirations de jeunes générations qui ne se satisfont plus simplement des chemins tracés. En effet, les diplômes ne garantissent plus l’emploi stable autrefois promis, et les structures sociales traditionnelles paraissent moins aptes à contenir les désirs d’émancipation ou de sens personnel.

La pression académique : entre excellence et épuisement

Le système éducatif japonais repose sur un principe central, à savoir la réussite aux examens d’entrée, que ce soit pour accéder au lycée ou à l’université. Ces concours sélectifs, connus sous le nom de juken, déterminent en grande partie le futur académique et professionnel des jeunes. Ce modèle, décrit comme un gakureki shakai (une société où les diplômes et le prestige de l’établissement fréquenté dictent les perspectives de carrière) reste profondément enraciné dans la culture japonaise.

Plus de la moitié des lycéens poursuivent aujourd’hui des études supérieures, un chiffre en hausse constante depuis les années 1980. Mais cette démocratisation apparente de l’université s’accompagne d’une compétition toujours plus rude. Pour maximiser leurs chances de réussite, de nombreux élèves fréquentent des écoles privées du soir ou des prépas spécialisées, parfois jusqu’à tard dans la nuit. L’investissement financier des familles est important, tout comme l’investissement psychologique exigé des adolescents. Une enquête du ministère japonais de l’Éducation a révélé que plus de 60 % des collégiens participent régulièrement à des cours complémentaires. Cette course à l’excellence s’accompagne d’un climat d’anxiété généralisée, et les témoignages de jeunes parlant de fatigue chronique, de troubles du sommeil et de perte de motivation sont récurrents.

« J’ai ressenti une forte pression sociale. Heureusement, mes parents ou mes professeurs m’ont encouragée à être libre, mais j’avais peur du jugement et du harcèlement des autres. Je voulais aller dans un bon lycée donc il fallait de très bons résultats. J’y suis parvenue au prix de gros efforts, mais c’était tellement stressant, » explique Maki, 28 ans, qui travaille dans le développement commercial d’une entreprise à Tokyo.

La réforme éducative de 2002, portée par le mot d’ordre ikiru chikara (« la force de vivre »), visait à alléger cette pression en promouvant l’épanouissement individuel, la créativité et la résilience. Toutefois, les effets de cette politique ont été rapidement critiqués par l’opinion publique et une partie de la classe politique, qui l’accusait d’affaiblir le niveau scolaire du pays. Face à ces critiques, les gouvernements successifs ont fait marche arrière, réintroduisant progressivement des programmes plus exigeants et recentrant l’enseignement sur l’accumulation des connaissances. Résultat, un système hybride où coexistent l’injonction à la performance et une rhétorique officielle sur la valorisation de l’individu, souvent perçue comme déconnectée de la réalité vécue par les élèves et leurs familles.

Les conséquences psychologiques de cette pression sont préoccupantes. Le Japon détient l’un des taux de suicide adolescent les plus élevés parmi les pays développés. En 2022, près de 514 jeunes âgés de moins de 20 ans ont mis fin à leurs jours, un chiffre en hausse pour la troisième année consécutive, selon l’Agence nationale de la police japonaise. Ces données traduisent un malaise profond, car beaucoup d’adolescents se sentent prisonniers d’un système où l’échec scolaire équivaut à une forme d’exclusion sociale.

Au-delà des statistiques, ce sont des parcours de vie entiers qui se trouvent conditionnés. Ne pas réussir les examens d’entrée signifie, pour certains, être écarté d’un emploi stable et voir leurs perspectives d’avenir compromises. Le caractère « unique » de ces concours, chaque transition clé (lycée, université, premier emploi) reposant sur un recrutement ponctuel et définitif, rend les ratés d’autant plus lourds de conséquences. Contrairement à d’autres systèmes plus flexibles, le Japon offre peu de secondes chances.

Face à ces tensions, une partie de la jeunesse réagit par le retrait. Le phénomène des hikikomori, ces jeunes qui se coupent du monde et s’enferment dans leur chambre parfois pendant des années, a été interprété par des chercheurs comme une forme d’échappatoire à la pression scolaire et sociale. D’autres, qualifiés de NEET (Not in Education, Employment or Training), abandonnent toute trajectoire académique et professionnelle. Ces comportements traduisent moins un manque de motivation qu’un rejet d’un système perçu comme trop rigide et peu gratifiant.

Si le Japon continue d’afficher des performances académiques remarquables dans les classements internationaux, cette réussite collective masque un coût humain considérable. La pression académique engendre souvent fatigue et désillusion, et révèle l’écart croissant entre les attentes de la société et les aspirations d’une jeunesse en quête d’un équilibre plus juste entre excellence et bien-être.

Toutefois, l’engagement nécessaire pour avoir de bons résultats tout au long de son parcours scolaire peut aussi être une source de motivation chez certains individus, qui y voient un moyen de se dépasser : « Avec du recul, je pense que la pression scolaire était très positive pour moi. J’aurais aimé étudier davantage. Au Japon, l’université que l’on fréquente est, dans une certaine mesure, un baromètre de nos capacités. Beaucoup de cours étaient ennuyeux, et le niveau des enseignants n’était pas toujours bon, donc j’ai suivi des cours intensifs pour avoir de meilleurs résultats et, en plus du meilleur niveau des professeurs, c’était plus amusant que l’école, » souligne Daisuke, 40 ans, ingénieur logiciel à Fukuoka.

Un autre témoignage corrobore cette idée d’une pression positive : « J’ai également suivi les cours du soir, la pression des examens d’entrée au collège était énorme. Mais je ne l’ai pas ressentie de la part de mes parents ou de mes professeurs, car il était davantage de mon devoir d’intégrer une meilleure école que mon ancienne école primaire privée. Aujourd’hui, je pense que cette pression était positive, c’est ce qui m’a poussé et m’a mené là où je suis. Néanmoins, si je devais réformer un aspect de la société japonaise, ce serait l’éducation. Je pense qu’elle façonne véritablement l’avenir de l’économie et la puissance du Japon, » estime Yuri, 25 ans, qui travaille dans le marketing d’une grande entreprise japonaise.

Le marché du travail en mutation et les nouvelles quêtes de sens

Pendant des décennies, le marché du travail japonais a reposé sur une promesse implicite, celle de la sécurité. Le modèle de l’emploi à vie, adossé au système des salaires à l’ancienneté, assurait aux salariés une trajectoire linéaire. Intégrés dès la sortie de l’université, ils restaient fidèles à la même entreprise jusqu’à la retraite. Ce pacte social, qui a accompagné la croissance fulgurante du Japon d’après-guerre, liait stabilité économique et appartenance collective, et a façonné les rêves de plusieurs générations.

Mais ce modèle s’est fissuré au lendemain de l’éclatement de la bulle spéculative des années 1990. Dans un contexte de récession prolongée et de mondialisation accrue, les entreprises ont cherché à réduire leurs coûts salariaux en privilégiant des contrats précaires et flexibles. Dès le milieu des années 2000, plus d’un tiers des travailleurs japonais étaient employés comme non-regulars, des intérimaires, contractuels ou à temps partiel, contre 20 % seulement à la fin des années 1980. Les jeunes fraîchement diplômés, exclus de la « première vague » de recrutement, se sont retrouvés particulièrement vulnérables. Ceux qui entraient sur le marché du travail comme précaires avaient très peu de chances d’accéder par la suite à un poste stable.

Cette transition brutale a donné naissance à une génération marquée par l’incertitude. Décrite par certains chercheurs comme une génération perdue, elle se situe « entre la culture de la sécurité (pré-bulle) et la culture de l’incertitude (post-bulle). » Même les jeunes qui parviennent à décrocher un emploi régulier expriment un sentiment d’instabilité, car la sécurité n’est plus garantie et le risque de déclassement demeure constant. Pour beaucoup, l’ascenseur social semble en panne tandis que l’effort académique consenti pendant des années ne se traduit plus automatiquement en réussite professionnelle.

Cependant, la crise du modèle salarial a aussi ouvert des brèches. De nouveaux imaginaires émergent, qui redéfinissent ce que signifie « réussir » dans le Japon contemporain. Là où leurs parents rêvaient d’une maison, d’une voiture et d’une carrière linéaire, les jeunes Japonais tendent à privilégier l’équilibre, la créativité et l’épanouissement personnel. Certains se tournent vers les campagnes, participant aux mouvements dits U-turn ou I-turn, qui valorisent une vie plus proche de la nature et des communautés locales. D’autres investissent dans l’entrepreneuriat social ou culturel, créant de petites structures indépendantes, souvent à la croisée de l’économie numérique et de l’économie créative.

« Il ne fait aucun doute que le travail occupe une place importante dans la vie des Japonais. Il occupe la majeure partie de notre temps et constitue notre gagne-pain. Je pense également que les professions et le contenu du travail permettent d’évaluer le profil de chacun. Cependant, je pense que les valeurs évoluent constamment avec le temps. Autrefois, on avait l’impression que les Japonais travaillaient trop par rapport aux autres pays, mais les données montrent désormais que les Japonais travaillent en réalité moins d’heures. De plus, des expressions comme « équilibre entre vie professionnelle et vie privée » sont devenues courantes. Les Japonais ont tendance à croire qu’il faut « travailler avec modération » ou « travailler autant que possible, surtout quand on est jeune. » Je pense également qu’à l’ère de l’IA, les valeurs envers le travail continueront d’évoluer, » affirme le même Daisuke, ingénieur logiciel à Fukuoka.

Les technologies numériques jouent un rôle clé dans cette diversification des aspirations. YouTube, TikTok et d’autres plateformes offrent à de jeunes Japonais des espaces d’expression et parfois de monétisation de leurs passions. Elles permettent aussi de s’inspirer de modèles internationaux : freelances, travailleurs nomades, collectifs artistiques. L’individu est désormais encouragé à devenir un entrepreneur de sa propre vie, assumant à la fois ses risques et ses aspirations, dans un contexte où l’État et l’entreprise ne garantissent plus de protection inconditionnelle.

Entre rêves et désillusions, une génération perdue ?

Entre rêves et désillusions, la jeunesse japonaise incarne aujourd’hui l’un des paradoxes les plus saillants du Japon contemporain. Héritière d’un système éducatif qui valorise l’excellence mais engendre souvent l’épuisement, elle doit affronter un marché du travail où l’ancien pacte social de stabilité s’est effondré. La « génération perdue » qui a grandi dans l’ombre de la crise économique des années 1990 a transmis à ses cadets le sentiment que l’effort académique et la loyauté envers l’entreprise ne suffisent plus forcément à assurer l’ascension sociale.

Face à ce constat, une recomposition s’opère. Si certains jeunes choisissent l’adaptation silencieuse ou le retrait, d’autres expérimentent de nouvelles voies. Ces initiatives, modestes mais symboliques, dessinent les contours d’un Japon en mutation, où la réussite se mesure moins à la conformité qu’à la possibilité de mener une vie alignée avec ses valeurs.

La question demeure toutefois : cette diversification des aspirations sera-t-elle capable de transformer durablement les structures sociales et économiques du pays, encore fortement marquées par le poids de la hiérarchie, du conformisme et du vieillissement démographique ? Autrement dit, la quête de sens des jeunes Japonais restera-t-elle un ensemble de trajectoires individuelles ou pourra-t-elle se cristalliser en un projet collectif capable de redéfinir le futur du Japon ?

C’est dans cette tension entre continuité et rupture que se joue l’avenir d’une génération, certains y voient une jeunesse qui pourrait bien être le laboratoire d’une nouvelle manière d’imaginer le travail, le bonheur et le rôle de l’individu dans une société en transition.

 Sébastien Raineri

asialyst.com