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jeudi 4 décembre 2025

Les drones turcs : un nouveau pilier incontournable au service de la politique étrangère

 

Placés sous les projecteurs depuis le début de la guerre en Ukraine, les drones produits par la Turquie ne cessent d’attirer de nouveaux clients. En mettant en œuvre une véritable diplomatie du drone, Ankara a su miser sur cet équipement stratégique offrant une diversité d’usages.

Le monde devient chaque jour plus « sécuritisé », les crises géopolitiques occupant le centre des préoccupations internationales. Les dépenses militaires mondiales ont atteint 2 718 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de 9,4 % en termes réels par rapport à 2023, marquant la plus forte hausse annuelle depuis la fin de la guerre froide. Un nouveau système est en train d’émerger, marquant un tournant historique comparable à d’autres moments décisifs tels que 1945, 1991 ou 2008. Les premières manifestations de ce système rappellent les principes du XIXe siècle, où le puissant était perçu comme « juste et dominant ». L’irrédentisme, le révisionnisme et l’isolationnisme trouvent une légitimité en s’appuyant sur un large soutien populaire, amplifié par l’extrême populisme. Les politiques industrielles, la production locale et le contrôle des exportations deviennent désormais des priorités essentielles. Une nouvelle réflexion s’ouvre sur la notion de puissance, lui attribuant de nouvelles responsabilités. Les États dits « de taille moyenne » disposent aujourd’hui d’une marge de manœuvre plus grande que jamais. Dans ce contexte en pleine mutation, les drones émergent comme des instruments stratégiques, non seulement pour renforcer les capacités de défense, mais aussi comme leviers diplomatiques et vecteurs d’exportation.

Les drones, en tant que technologie émergente, redéfinissent les rapports de force géopolitiques et les stratégies de défense. Leur utilisation croissante dans des domaines aussi variés que la sécurité nationale, les missions de surveillance et les opérations militaires bouleverse les modèles traditionnels de puissance. En parallèle, leur production et leur exportation créent de nouvelles alliances et rivalités, transformant les relations internationales et introduisant de nouveaux enjeux liés à la sécurité et aux intérêts économiques. La diplomatie des drones mêle technologie, politique et économie, et se trouve désormais au cœur de nouveaux systèmes émergents.

Alors que les drones transforment le paysage de la guerre moderne, un nombre croissant d’acheteurs se tournent vers la Turquie. Celle-ci a développé une industrie de « drones indigènes » dans les années 2010, en raison des obstacles politiques rencontrés pour l’acquisition de drones Predator fabriqués aux États-Unis, ainsi que des difficultés techniques liées à l’exploitation des drones israéliens Heron. Sous l’impulsion stratégique du gouvernement, qui vise à investir dans la recherche et le développement (R&D) ainsi que dans « la production locale d’armement », cette initiative de fabrication de drones locaux a donné naissance à plusieurs systèmes de haute qualité, souvent moins chers que ceux des concurrents, tout en offrant des capacités avancées. Parmi eux, le Baykar Bayraktar TB-2 se distingue comme un succès majeur sur le marché mondial. Bien que de nombreuses entreprises turques, telles que Baykar, Turkish Aerospace Industries (TAI) et STM, fabriquent des drones, ceux produits par Baykar, en particulier les modèles de combat Bayraktar TB2 et Akıncı, sont particulièrement demandés.

Grâce à des succès éprouvés sur le champ de bataille, comme en Ukraine, en Libye, et au Nagorny-Karabagh, les drones turcs ont suscité un intérêt considérable, notamment de la part de pays émergents en proie aux conflits au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie. Aujourd’hui, la Turquie détient 65 % du marché mondial des drones (1), principalement grâce aux produits lancés par Baykar — entreprise dirigée par deux frères, dont l’un est le gendre du président turc Recep Tayyip Erdoğan — et TAI. Il est également essentiel de souligner que le succès des drones constitue un symbole de fierté nationale, servant de levier au techno-nationalisme promu par le gouvernement.

Une quête d’autonomie stratégique et une influence grandissante dans le Sud global

Ces dernières années, Ankara a cherché à repositionner le pays en tant que « puissance moyenne influente » dans un monde multipolaire. En agissant avec plus de fermeté sur la scène internationale, et en privilégiant des partenariats plus flexibles, la politique étrangère de la Turquie s’est orientée vers un nouvel objectif : l’autonomie stratégique. Dans cette démarche, Ankara perçoit les ventes de drones comme un levier essentiel pour étendre l’influence turque à l’échelle mondiale, notamment en Afrique et en Asie. Ainsi, les produits de défense turcs acquièrent une importance géopolitique croissante, ouvrant des portes vers des régions où la Turquie était jusque-là peu présente, tout en soutenant son accès au Sud global. La diversification de la politique étrangère turque, ainsi que l’expansion de son industrie de la défense, se sont donc déroulées de manière parallèle et complémentaire.

La « politique d’ouverture » d’Ankara en Afrique, qui perdure depuis les années 2000, a donné lieu à divers investissements turcs sur le continent, ainsi qu’à un renforcement de son soft power, notamment grâce à sa fondation Maarif et à TİKA, ainsi qu’à l’établissement de formations dispensées par l’armée turque, comme en Somalie et en Libye. Toutefois, l’un des exemples les plus tangibles de cette coopération et de la présence croissante de la Turquie en Afrique est la vente d’équipements militaires turcs aux pays africains, en particulier celle de drones. Les pays africains figurent parmi les principaux acheteurs de drones turcs, notamment le Bayraktar TB2, mais aussi le TAI Anka et le STM Aksungur. Parmi ces pays figurent la Libye, le Mali, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal, le Burkina Faso, le Nigeria, le Kenya, l’Éthiopie, l’Ouganda, la Somalie et l’Angola, qui ont tous acquis ces drones pour renforcer leurs capacités militaires. En parallèle, la République démocratique du Congo et le Mozambique figurent parmi les nations intéressées (2). Selon les rapports (3), une unité de production serait par ailleurs installée au Maroc. L’achat de matériels militaires turcs permet ainsi aux États africains de se doter d’équipements modernes, sans avoir à s’engager auprès des États-Unis, de la Russie ou de la Chine.

Les ventes de drones au Moyen-Orient ont également connu un développement rapide ces dernières années, notamment grâce aux accords avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). En juillet 2023, l’Arabie saoudite a annoncé une commande de drones armés Bayraktar Akıncı lors de la visite du président Erdoğan. Un accord d’une valeur estimée à trois milliards de dollars a été signé en aout 2023 entre les deux pays. Par ailleurs, durant la période de rapprochement entre la Turquie et les EAU, un contrat majeur portant sur l’achat de drones Baykar a vu le jour, dans le cadre d’un accord global de deux milliards de dollars signé en 2022. Les EAU prévoient également d’acquérir 120 drones TB2, l’une des commandes les plus importantes de drones turcs à ce jour. De plus, Baykar et le groupe émirati EDGE coopèrent pour équiper les drones TB2 de munitions guidées de précision fabriquées aux EAU.

Lorsqu’on aborde la diplomatie des drones et son intégration aux objectifs stratégiques de la politique étrangère turque, il est impensable de ne pas évoquer l’Ukraine. Grâce à des ventes massives de drones, Ankara est devenu un acteur clé dans l’effort collectif de l’Occident pour soutenir Kyiv. En plus de ses ventes de drones, Baykar a lancé la construction d’une usine près de la capitale ukrainienne, qui emploiera environ 500 personnes et où seront fabriqués ses modèles de drones TB2/TB3, avec une date de mise en service prévue pour aout 2025. Bien qu’en pleine limitation du soutien américain à l’Ukraine — illustrée par les négociations de paix entre les États-Unis et la Russie à Riyad, le 18 février 2025, sans la présence de l’Ukraine —, le président Volodymyr Zelensky était à Ankara ce même jour. De son côté, Erdoğan continue de développer des relations économiques avec la Russie. Ainsi, la Turquie parvient à être pro-ukrainienne sans pour autant adopter une position antirusse, maintenant ainsi un équilibre subtil dans ses relations avec les deux pays. Cet exercice d’équilibre illustre la vision turque du monde, mettant en évidence sa volonté de dialoguer avec toutes les parties tout en maximisant son autonomie.

Enfin, l’Asie émerge comme un nouveau marché. En 2023, TAI a exporté ses drones Anka, d’une valeur de 100 millions de dollars, à l’armée de l’air malaisienne. En février 2025, il a été rapporté que 60 drones Bayraktar TB3 (4), ainsi que 9 Bayraktar Akıncı, seront exportés vers l’Indonésie (5). Conçus et fabriqués par la société de défense turque Asisguard, les drones Songar seraient également utilisés par le Pakistan dans la nouvelle escalade contre l’Inde, qui a débuté dans la nuit du 6 au 7 mai 2025 (6). La Force aérienne pakistanaise a également acquis des drones Bayraktar Akıncı en 2023. En Asie centrale, le Kirghizistan figure parmi les principaux acheteurs : les premiers drones Bayraktar TB2 avaient déjà été mis en service pour l’armée de l’air kirghize en 2021, avant que le gouvernement n’ajoute les drones Aksungur et Anka à son portefeuille. Le Kazakhstan et le Turkménistan semblent tout autant intéressés par ce type d’acquisition.

Le succès des drones a également eu des répercussions importantes en matière de défense, notamment lors de la visite d’Erdoğan en Italie en avril 2025 : un accord de partenariat stratégique et de production conjointe a été signé entre Bayraktar et l’italien Leonardo, l’un des dix plus grands groupes de défense au monde.

L’essor de l’industrie de défense turque via les drones

Globalement, les revenus d’exportation de la défense turque ont connu une augmentation progressive, largement alimentée par la vente de drones et de matériels associés. En mars 2025, le secrétaire des Industries de défense de la Turquie, Haluk Görgün, a annoncé qu’avec plus de 3 500 entreprises dans le secteur, plus de 1 100 projets, un budget de R&D approchant les trois milliards de dollars, un taux de localisation atteignant les 80 %, et un volume de projets excédant les 100 milliards de dollars, les exportations avaient atteint 7,1 milliards de dollars en 2024, soit une hausse de 29 % par rapport à l’année précédente. Baykar, quant à elle, a généré 1,8 milliard de dollars de revenus grâce à ses exportations, lesquelles représentent 90 % de son chiffre d’affaires total.

Pour conclure, les drones turcs dépassent le simple cadre de la défense : ils sont devenus des leviers stratégiques essentiels dans la diplomatie nationale, permettant à Ankara de redéfinir sa place dans un système mondial émergent, tout en consolidant son influence dans des régions où la rivalité des grandes puissances est particulièrement visible.

Notes

(1) Abdulkadir Gunyol, « Türkiye dominates 65% of global UAV market: Baykar chairman », AA, 13 décembre 2024 (https://​rebrand​.ly/​9​f​a​239).

(2) Anne-Sophie Vial, Emile Bouvier, « Türkiye, the new regional power in Africa (3/3). A military presence that is now greater than that of the former European powers », Les clés du Moyen-Orient, 6 mars 2025 (https://​rebrand​.ly/​6​4​f​8​gzp).

(3) Le Matin, « Le Maroc reçoit un premier lot de drones Bayraktar Akinci de Turquie », 10 février 2025 (https://​rebrand​.ly/​m​a​r​o​c​3​c​f​356).

(4) Le TB3 est le modèle avancé du drone TB2.

(5) Mucahithan Avcioglu, « Türkiye’s Bayraktar drones set to be exported to Indonesia », AA, 12 février 2025 (https://​rebrand​.ly/​d​r​o​n​e​s​3​3​2​0de).

(6) Debanish Achom, « What Is ‘Asisguard Songar’: Turkish Armed Drone Used By Pak Against India », NDTV, 9 mai 2025 (https://​rebrand​.ly/​3​a​e​fb5).

Temmuz  Yiğit Bezmez

areion24.news