Si le pays semble parfois offrir l’image d’une société moderne et prospère, construit grâce à une rente énergétique qui structure la vie politique et assure la mainmise d’un clan qui verrouille le pouvoir, l’Azerbaïdjan n’en demeure pas moins bâti sur un fragile équilibre, qui se fait au prix d’une profonde dévitalisation de la vie sociale et politique.
Plusieurs visages de la capitale se dessinent lorsque l’on scrute la baie de Bakou depuis Dağüstü Park, dans les hauteurs de la ville. Entre modernité frappante, architecture néo-ottomane rayonnante, cité fortifiée multiséculaire et quelques vieux immeubles soviétiques, ce singulier mélange d’époques et de styles ne peut que susciter une vive curiosité sur les multiples héritages de la « ville des vents » (1). Des vents qui ont mené l’Azerbaïdjan à connaitre des bouleversements marquants depuis son indépendance en 1991.
Souvent qualifié de « régime autoritaire sans contre-pouvoir », l’Azerbaïdjan évolue à la croisée des chemins, entre un développement économique fulgurant, une situation régionale chaotique et des dynamiques politiques profondément ancrées dans un héritage postsoviétique. Ayant su tirer parti d’immenses ressources pétrolières et gazières, Bakou a utilisé cette rente pour projeter le pays dans une nouvelle ère, à l’image des Flame Towers au centre de la capitale. Cependant, une dépendance excessive liée à une économie reposant sur les hydrocarbures soulève des questions sur la durabilité du modèle. Bien que la population bénéficie, dans une certaine mesure, des politiques publiques financées par cette richesse, celle-ci reste désarmée face à l’absence de véritable séparation des pouvoirs et l’inertie d’une société civile anémiée par la faible culture démocratique.
Le système économique et politique de l’Azerbaïdjan est structuré autour de trois axes principaux : un pouvoir dynastique autour duquel gravite une répartition clanique du pouvoir, une rente providentielle alimentée par les hydrocarbures et un contrat social qui repose sur un échange asymétrique dominé par le régime.
Une histoire, un clan
L’État azerbaïdjanais contemporain s’est tout d’abord construit sur un legs autoritaire, centralisé et profondément personnalisé. L’histoire du régime Aliyev est celle d’une continuité autoritaire certes, mais qui s’appuie sur une solide légitimité originelle. Dès 1993, Heydar Aliyev, ancien haut cadre du KGB et figure tutélaire du pouvoir soviétique en Azerbaïdjan depuis 1969, revient au pouvoir par un coup d’État soutenu par la majorité des élites locales. Il fonde alors les bases d’un régime autoritaire visant à garantir la stabilité du pays, dans un contexte de sortie de guerre contre l’Arménie (1988-1994) et de guerre civile ayant ébranlé l’intégrité de l’Azerbaïdjan naissant. La première source de sa légitimité est ainsi d’avoir sorti le pays du chaos, alors qu’un tiers du territoire azerbaïdjanais était occupé par les forces arméniennes. Une situation qui a marqué au fer rouge la société azerbaïdjanaise, avec près d’un million d’Azéris déplacés de force à partir des années 1990, jusqu’à la reprise du Haut-Karabagh en septembre 2023. La seconde source de légitimité tient à sa capacité à avoir préservé l’Azerbaïdjan de la prédation étrangère (notamment des sociétés énergétiques occidentales lors du « contrat du siècle » en 1994), alors que celle-ci était courante dans l’espace postsoviétique.
Le régime azerbaïdjanais peut être qualifié de « néopatrimonial ». En reprenant l’idéal-type wébérien, il s’apparente à un système où l’administration publique est efficace (pouvoir légal-rationnel), tout en se confondant avec l’espace familial et clanique, et où la loyauté l’emporte sur la compétence dans les hautes sphères du pouvoir économique et politique (pouvoir charismatique). Un modèle de type de « co-offending networks » (réseaux de co-délinquance) se dessine, s’adaptant à l’environnement de l’époque, fondé sur des réseaux informels omniprésents. La consolidation du pouvoir repose sur la maitrise de ces réseaux d’influence, allant parfois jusqu’à la tolérance envers certaines pratiques mafieuses locales, ainsi que sur la neutralisation des contre-pouvoirs. Heydar Aliyev opère une fusion entre l’État et les structures de clientélisme postsoviétique, en capturant les institutions par la fidélisation des élites régionales et la redistribution sélective des privilèges. En cela, il ne rompt pas avec l’héritage soviétique dont il a été le maitre pendant plusieurs décennies, mais le recompose au profit d’un modèle fondé sur la fidélité personnelle et le contrôle vertical (2).
Le pouvoir traditionnel apparait quant à lui au moment du décès d’Heydar Aliyev en 2003, figure considérée comme le père de la Nation, dont le culte de la personnalité est encore vif. Son fils, Ilham Aliyev, accède alors à la tête du pays par le biais d’une transmission héréditaire du pouvoir. Cette transition dynastique ne fait pas seulement figure de succession familiale : elle confirme également la nature autocratique du régime. Autour d’Ilham Aliyev, un cercle restreint d’acteurs loyaux contrôle les ressources stratégiques du pays et verrouille le champ politique (3). Le sentiment patriotique et l’affirmation nationale, nourris par la rivalité avec l’Arménie, sont régulièrement instrumentalisés par le régime, comme l’a illustré le dernier conflit en 2023. Le pouvoir demeure ainsi l’affaire d’un clan bénéficiant à la fois d’un solide ancrage institutionnel et d’une situation économique favorable, qui lui permet de consolider son autorité.
Une rente providentielle structurant le politique
L’économie nationale est structurée autour des hydrocarbures, qui représentent plus d’un tiers du PIB et jusqu’à 90 % des exportations, tandis que les eaux azerbaïdjanaises de la mer Caspienne abritent la dix-neuvième réserve mondiale prouvée de pétrole et la douzième de gaz (4).
Cette prédominance du secteur énergétique génère toutefois des effets systémiques, notamment la marginalisation des autres pans de l’économie. Bien que le PIB de l’Azerbaïdjan ait été multiplié par douze en l’espace d’un quart de siècle, stimulé par la forte hausse des prix des hydrocarbures, cet essor fulgurant n’a pas incité les autorités à investir dans l’innovation (le pays se classe 89e au classement OMPI 2023), ni à diversifier son économie. L’Azerbaïdjan illustre ainsi un cas de syndrome hollandais, qui compromet sa stabilité économique en le rendant vulnérable aux fluctuations des prix des hydrocarbures. Ce processus se caractérise par une désindustrialisation relative, une perte de compétitivité des secteurs non pétroliers, ainsi qu’une réallocation de la main-d’œuvre compétente et des capitaux vers le seul secteur pétrolier. Un piège dont l’Azerbaïdjan peine à sortir, l’obligeant à s’adapter aux aléas des marchés mondiaux.
Ayant en partie tenté d’anticiper ce phénomène, l’Azerbaïdjan s’est doté de deux piliers institutionnels essentiels pour réguler l’ensemble de cette industrie et en maximiser les bénéfices : la SOCAR (State Oil Company of Azerbaijan Republic), créée en 1992, et le SOFAZ (State Oil Fund of the Republic of Azerbaijan), établi en 1999. Cette structure bicéphale agit comme un puissant levier du pouvoir de négociation et de contrôle sur la principale richesse du pays. La SOCAR est chargée de l’extraction, de l’attribution des concessions et de la commercialisation des hydrocarbures, notamment via un réseau de pipelines dont elle est propriétaire en grande partie. De son côté, le SOFAZ agit comme un fonds souverain destiné à atténuer les effets des crises conjoncturelles et à orienter les revenus issus des hydrocarbures vers des investissements susceptibles de favoriser la diversification économique. Son portefeuille, très diversifié, est aujourd’hui estimé à plus de 62 milliards de dollars (5).
Ces deux institutions garantissent la souveraineté de l’État en tant que propriétaire exclusif du sol, le seul à négocier les concessions accordées aux compagnies étrangères. Cette position lui permet de capter d’importants revenus et de financer un État-providence, dont la particularité réside dans son caractère davantage distributif que redistributif : la majeure partie des ressources provient du fonds souverain, et non d’un système d’imposition, bien que ce dernier existe. C’est dans ce cadre que l’asymétrie structurelle prend tout son sens. La rente énergétique, concentrée entre les mains d’un État capté par un clan dirigeant, peut être utilisée de manière discrétionnaire afin d’assurer la pérennité du régime. En l’absence de sources de revenus comparables à celles des hydrocarbures, aucun acteur politique ou économique ne peut concurrencer un État qui monopolise à la fois la richesse et le pouvoir.
La rente structure la société selon une double logique : une verticalité autoritaire et un clientélisme diffus. En lieu et place d’une diversification économique, on observe un effet d’éviction massif : la rente inhibe toute incitation à l’investissement productif et limite l’émergence d’une classe moyenne autonome. Ce système, qualifié de « politique du ventre plein », permet de neutraliser momentanément les tensions sociales et d’assurer une paix civile sous conditions. En contrepartie, la population est privée de toute participation réelle au débat public (6).
Un système politique verrouillé
Cette contrepartie n’est pas sans conséquences sur l’inertie de la société azerbaïdjanaise, qui se traduit par un véritable « immobilisme politique » : l’absence d’alternance politique dans l’histoire du pays et le maintien des structures ainsi que des rapports de force au pouvoir.
Les institutions, telles qu’énoncées et façonnées dans la Constitution de 1995, sont au cœur de cet immobilisme. Cette dernière consacre une forte centralisation du pouvoir exécutif en Azerbaïdjan, reléguant le Parlement à un rôle marginal, sans initiative législative autonome. La quasi-totalité des compétences parlementaires est subordonnée aux recommandations du président, y compris la nomination des juges de la Cour constitutionnelle, seule habilitée à proposer sa destitution (7). Ce déséquilibre institutionnel s’étend également au pouvoir judiciaire : les procureurs ne peuvent être nommés qu’avec l’approbation présidentielle (8), ce qui illustre l’asymétrie entre l’exécutif et la justice. Par ailleurs, le GRECO (Groupe d’États contre la corruption) souligne la faible autonomie des parlementaires et dénonce l’opacité salariale dans la fonction publique, un facteur qui facilite les risques de collusion.
En adoptant une grille de lecture tocquevillienne, on peut voir que l’inféodation de la justice, la marginalisation des collectivités locales, ainsi que la mise au pas des médias et des associations constituent les clés de voute de l’autoritarisme dénoncé par un certain nombre d’organisations internationales (9). Depuis l’indépendance en 1993, le Parti du nouvel Azerbaïdjan domine sans discontinuer la scène parlementaire, consolidant un régime dépourvu de véritable opposition grâce à une stratégie de captation du débat public et de neutralisation des clivages idéologiques. Les scrutins de 2010, 2015 et 2020 ont été entachés d’irrégularités, conduisant à une absence de compétition électorale réelle, régulièrement dénoncée par les instances européennes (10). Il en va de même pour les élections présidentielles, où Ilham Aliyev obtient rarement moins de 80 % des suffrages dès le premier tour.
La figure présidentielle incarne une autorité qui transcende les frontières institutionnelles, reléguant les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire au rang de simples rouages d’un appareil centré sur la loyauté au sommet. Tandis que les éléments loyaux sont récompensés par des postes lucratifs ou des rentes informelles, les dissidents sont réduits au silence par des intimidations, du chantage exercé en toute impunité, voire par des poursuites judiciaires pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement politique. Le système fonctionne sur la base d’un mimétisme social : à tous les échelons, la loyauté est échangée contre des privilèges.
Le régime semble tenir à distance toute contestation interne. Toutefois, cette stabilité apparente n’est pas exempte de fragilités. Fondé sur un mélange de patriotisme, de revanche historique, d’anesthésie matérielle et de verrouillage des canaux d’accès à la richesse, et donc au pouvoir, il se heurte à des facteurs exogènes, tels que les nouvelles tensions géopolitiques et les secousses économiques qui en découlent. Le régime trouve dans la diversion militaire ou l’activisme diplomatique un moyen de détourner l’attention des crispations internes. Mais aussi bien huilé soit-il, le système autoritaire porte en lui les germes d’un essoufflement.
Un contrat social vacillant ?
Si l’Azerbaïdjan donne parfois l’image d’une société moderne et prospère, cédant ponctuellement à la pression internationale pour libérer des prisonniers politiques, ces évolutions restent largement cosmétiques. Dans ce contexte, toute tentative d’opposition est rapidement étouffée, non seulement par la peur de la répression, mais aussi par la crainte d’un effondrement politique aux conséquences régionales désastreuses (conflit du Haut-Karabagh, instabilités frontalières, pressions iraniennes). Le contrat social azerbaïdjanais ne repose donc ni sur un consentement civique ni sur l’expression d’une volonté générale. Il se fonde plutôt sur un équilibre précaire, articulé autour de la maitrise des fragmentations sociales, de la cooptation des élites et de l’évitement de toute forme d’instabilité. À ce titre, l’Azerbaïdjan apparait comme un exemple paradigmatique d’« émirat postsoviétique ».
Une fissure grandissante apparait dans l’édifice du régime, à mesure que le faste ostentatoire des élites dirigeantes — incarné par exemple par le circuit du Grand Prix de Formule 1 ou la prolifération d’immeubles de luxe —, entre en dissonance avec la réalité sociale d’une grande partie de la population. L’Azerbaïdjan a certes enregistré une hausse substantielle de 59 % du revenu mensuel moyen par habitant, passant de 852 dollars (en parité de pouvoir d’achat) en 2016 à 1 350 dollars en 2023. Cependant, cette croissance s’est accompagnée d’un creusement significatif des inégalités : le coefficient de Gini est passé de 0,253 en 2016 à 0,339 sur la même période, traduisant une répartition des revenus de plus en plus inégalitaire. Par ailleurs, l’indice d’inégalité multidimensionnelle — qui prend en compte le revenu, l’éducation et la santé — est passé de 0,144 en 2016 à 0,230 en 2023 (11), témoignant d’une augmentation des inégalités sociales sur des éléments pourtant cruciaux du contrat social, reposant en partie sur un haut niveau d’éducation et un système de santé efficace.
In fine, c’est toujours l’État capté par les élites dirigeantes qui fixe unilatéralement les termes de l’échange. Le pouvoir promet stabilité, reconquête de territoires historiquement revendiqués et accès encadré aux ressources, en échange d’un silence politique, sans tolérer aucune forme de participation ni de négociation. Cette asymétrie s’aggrave à mesure que la contestation est criminalisée, les libertés restreintes, et l’appareil sécuritaire omniprésent. Ce fragile équilibre se maintient au prix d’une dévitalisation profonde de la vie sociale et politique, aggravée par une mémoire collective fortement imprégnée d’une martyrologie nationale, façonnée par le passé soviétique, le conflit contre l’Arménie et une dimension religieuse chiite, bien que la société azerbaïdjanaise soit reconnue comme sécularisée.
L’émergence d’une véritable opposition, ou même de simples mouvements sociaux, est largement compromise par la cooptation de l’ensemble des corps sociaux, renforcée par un appareil sécuritaire au service du régime répressif. La corruption endémique, l’inertie de la société civile et la crainte d’une instabilité politique susceptible de compromettre l’intégrité nationale chèrement acquise dissuadent de nombreux acteurs de la vie publique azerbaïdjanaise de s’engager. Ce régime, qui se distingue par une identité politique propre, s’est montré résolu à mobiliser à son avantage tous les leviers susceptibles d’assurer sa pérennité, tout en s’appuyant sur une légitimité à la fois économique et historique, encore visible.
Notes
(1) Entretien de Mila Ibrahimova avec Fouad Akhoundov, « Bakou, cité multiculturelle », UNESCO, 17 aout 2019, mis à jour le 17 janvier 2020 (https://www.unesco.org/fr/articles/bakou-cite-multiculturelle-0).
(2) John P. Willerton, Patronage and Politics in the USSR, Cambridge University Press, 1992.
(3) Viatcheslav Avioutskii, « Les clans en Azerbaïdjan », Le Courrier des pays de l’Est, vol. 5, n°1063), 2007, p. 67-79 (https://rebrand.ly/pty6nmu).
(4) Ministère de l’Économie et des Finances, « Présentation du pays – Azerbaïdjan », 2024 (https://rebrand.ly/u364or5).
(5) SOFAZ, « Recent figures », 31 mars 2025 (https://rebrand.ly/pk15l6b).
(6) Audrey L. Altstadt, Frustrated Democracy in Post-Soviet Azerbaijan, Columbia University, Woodrow Wilson Center Press, 2017.
(7) President of the Republic of Azerbaijan, « The Constitution of the Republic of Azerbaijan », 1995 (version amendée en 2016), articles 95.10 et 95.12 (https://president.az/en/pages/view/azerbaijan/constitution).
(8) Ibid., art. 133 : V.
(9) Amnesty International, « Où en sont les droits humains en Azerbaïdjan, pays hôte de la COP29 ? », 18 octobre 2024 (https://rebrand.ly/nzxbt4u).
(10) OSCE, Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (ODIHR), « Élections en Azerbaïdjan : Observation et recommandations », 2024 (https://rebrand.ly/bq8fbxn).
(11) World Bank Blogs, « Beyond income: A multidimensional approach to tackling inequality », 9 mai 2024 (https://rebrand.ly/4734b0).
Édouard Pontoizeau