Ayant effectué son premier vol le 21 février 2024 puis un second le 6 mai, le TF Kaan est l’un des symboles de la montée en puissance d’une industrie aéronautique turque qui investit peu à peu tous les compartiments commerciaux : avions d’entraînement, drones, hélicoptères de combat et de transport – mais aussi et surtout, avionique et sous-systèmes. Au point de représenter une menace commerciale ?
Avion de combat national (Milli muharip uçak – MMU) : l’appellation est une déclaration tout autant qu’un projet structurant. Conçu et produit par TUSAS/TAI, le programme a connu une accélération après 2019 et la décision américaine d’écarter la Turquie du programme F‑35. La mesure n’allait pas sans poser un problème de taille à la fin des années 2020 avec la fin de vie programmée des F‑16 formant le gros du parc d’appareils de combat d’Ankara (1). En l’occurrence, la Turquie a considéré divers designs, mono ou biréacteur, avant de choisir cette option et de développer un appareil qualifié de cinquième génération loin d’être inintéressant. Vu de face, il retient l’anglage des surfaces du F‑22 – si ce n’est le positionnement d’un IRST (Infrared search and track) devant le canopy – et se caractérise par une grande surface ventrale qui, en fonction de la configuration alaire retenue, devrait offrir une bonne manœuvrabilité générale et de bons taux de virage. Pour l’heure, l’appareil ne possède pas de tuyère vectorielle et ses dérives ne sont pas monoblocs.
La structure de son cockpit montre également un bon champ de vision vers l’avant – avec une structuration qui pourrait permettre de disposer d’une version biplace en tandem –, le pilote ayant une position relevée, au détriment de la surface équivalent radar. L’armement doit être majoritairement embarqué en interne, dans des soutes ayant une configuration semblable à celles du F‑22 – y compris donc deux soutes secondaires sur les flancs qui laissent envisager des conduits d’air en « S » masquant les aubes des turbines des réacteurs. Ces derniers sont une des parties les plus délicates de l’équation. Pour l’instant, ce sont des F110, également utilisés sur les F‑16 locaux, qui assurent la propulsion, en attendant un moteur de conception locale ; avec pour objectif une dotation des appareils dès 2030. En l’occurrence, deux groupements concourent sur le programme, avec une formation assez précoce, mais aucun choix n’a encore été opéré. D’une part, TRMotor et TUSAS Engine Industries, rejoints en 2023 par le motoriste ukrainien Ivchenko Progress. D’autre part, Kale Group et Rolls – Royce, qui se sont alliés en 2017. Avec, cependant, une question en suspens : le motoriste britannique avait déjà entamé des négociations avec la Turquie, mais elles s’étaient enlisées faute d’accord sur la propriété intellectuelle. Question qui se posera également si le programme de moteur national est un échec et qu’il faut se rabattre sur le F110…
Ce n’est pas le seul défi que devra surmonter le Kaan. Au 15 avril 2025, l’appareil n’avait effectué que deux vols… pour un total de 27 minutes. Ce qui était un démonstrateur pour des essais de roulage et d’intégration n’avait initialement pas été conçu pour voler et poursuivre un programme d’essais, deux prototypes devant prendre le relais. Or, la construction de ces derniers a pris un sérieux retard du fait de problèmes d’approvisionnement en titane et de techniques de façonnage. Le programme n’a cependant pas encore réellement dérapé. L’objectif d’un premier vol avant le 29 octobre 2023 – centenaire de la Turquie – n’a été raté que de quelques mois et l’industriel estime toujours possible de commencer les livraisons en 2030. La Turquie, qui avait envisagé l’achat de 116 F‑35, une cible ensuite réduite à 100 avant qu’elle ne soit exclue du programme, devrait commander un nombre similaire de Kaan.
Drones : la Turquie passe la seconde
Derrière la plateforme, il y a également la question des systèmes et de leur intégration, qui représente le plus gros défi. Le radar est le Murad‑600A d’Aselsan, à antenne active et multimode, dont la phase de conception préliminaire est terminée. À terme, il pourrait équiper, en rétrofit, les F‑16 turcs. Son optronique sera intégrée et permettra la détection de lancement de missiles IR ; elle devrait compter un système de désignation analogue à l’EOTS du F‑35 sous le nez, en plus de l’IRST devant le cockpit. Un système de guerre électronique, encore indéterminé, sera également utilisé. Il devrait comprendre une suite de complète de capteurs, de lance – leurres et de brouilleurs, mais, surtout, la Turquie ambitionne de disposer d’une capacité de fusion de données équivalente à celle du F‑35. S’y ajoutent des liaisons de données et une avionique de navigation indépendante de la géonavigation satellitaire.
Les photos de maquettes de cockpit présentées à Farnborough montrent, comme sur le F‑35, un grand écran unique, avec un manche latéral. Comme pour le F‑35, la maquette ne présente pas de visualisation tête haute – sachant qu’elle pourrait être intégrée ultérieurement. L’industrie turque compte par ailleurs surfer sur la vague des effecteurs déportés, en permettant au Kaan d’être couplé à des drones comme le Kizilelma et, surtout, l’Anka‑3 – deux types dont les essais en vol se poursuivent (voir encadré page précédente).
Le succès de l’appareil sera toutefois lié à ses exportations et aux partenariats industriels – et de financement – qui seront conclus. Les lignes ont bougé ces derniers mois, avec plusieurs États qui ont montré leur intérêt, tant pour des achats que pour constituer des schémas industriels avec la Turquie. C’est d’abord le cas de l’Ukraine, qui a retenu les leçons du don de F‑16 par les États européens, longtemps suspendus à l’aval des États-Unis, mais aussi en situation de dépendance à l’égard des formations ou encore de la fourniture de pièces détachées. Client historique de la Turquie, elle avait, dans un premier temps, été un fournisseur important pour Baykar et la motorisation des drones Bayraktar TB2 et a depuis montré un intérêt marqué pour le Kaan, qui ne devrait pas dépendre d’autorisations de réexportation américaines (« ITAR – free »). L’Égypte pourrait également être intéressée. Surtout, l’Arabie saoudite, qui cherche activement, ces dernières années, à investir dans l’aéronautique, pourrait en acheter jusqu’à 100 exemplaires. Le Pakistan et les Émirats – qui négocient également sur le KF‑21 – semblent eux aussi intéressés, tout comme l’Indonésie, étonnamment au vu de son investissement dans le KF‑21 codéveloppé avec Séoul, ou encore la Malaisie. Il y a cependant loin entre les déclarations d’intention et les accords en bonne et due forme.
C’est d’autant plus le cas que le travail sur le Kaan est loin d’être terminé. Le programme est dans une situation délicate, sans prototypes prêts permettant de multiplier les essais en vol et sans motorisation propre, avec de nombreuses inconnues sur les systèmes et leur développement. Il faut y ajouter le développement d’une fusion de données évoluée, de sorte que si le programme est attractif – et bénéficie du repositionnement géopolitique de la Turquie –, il est aussi loin d’être abouti. Or, si Ankara a déjà démontré sa capacité à travailler rapidement avec une bonne coordination entre ses industriels, il n’en demeure pas moins que l’horizon 2030 se rapproche à grande vitesse, expliquant aussi l’intérêt renouvelé de la Turquie pour l’Eurofighter Typhoon.
Note
(1) Voir Joseph Henrotin, « Les capacités aérospatiales turques », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 77, avril-mai 2021.
Jean-Jacques Mercier
