Guerre en Ukraine, embrasement au Proche-Orient, ambitions militaires de la Chine… Au-delà de ces foyers de violence, la conflictualité déborde des champs de bataille traditionnels. L’hybridité devient le nouveau visage de la guerre. Une guerre qui se mène sans chars d’assaut ni missiles, mais dont les effets peuvent nous affaiblir, sans même déclencher de conflit ouvert.
Dans ce monde instable, le renseignement devient plus qu’un atout, c’est un facteur clé de la victoire. Il résulte de la collecte, de la fusion et de l’analyse d’informations destinées à réduire l’incertitude et à éclairer la décision militaire ou politique. Le renseignement permet de déceler les signaux faibles - ces indices subtils annonciateurs de crises - afin que la France puisse agir en amont de celles-ci et ne jamais les subir.
Trop d’informations tue l’information
Le renseignement a toujours été vital. Il traverse aujourd’hui une révolution technologique. Satellites, drones, radars, interceptions électromagnétiques, données ouvertes… Chaque centimètre carré du champ de bataille est scruté en permanence, presque transparent. Jamais les armées n’ont eu autant de données brutes à traiter. Cette masse exponentielle d’informations dépasse la capacité humaine de traitement.
Le renseignement n’est pas seulement l’art de collecter : il est aussi l’art de hiérarchiser, de recouper, d’interpréter et de contextualiser en temps réel. Si les moyens techniques révèlent l’empreinte des forces1, ils ne comprennent pas les intentions des compétiteurs. Le brouillard de la guerre n’a pas disparu, il s’est déplacé.
Dans ce contexte, la Revue nationale stratégique 2025 fixe l’objectif suivant : garantir à la France une autonomie d’appréciation et une souveraineté décisionnelle. Cela passe par des services de renseignement modernisés, intégrés et performants. Voici lesquels.
Dans l’ombre, la lumière se forge Service secret par excellence, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) évoque immanquablement le célèbre Bureau des légendes2. Ses agents sous couverture – les clandestins – traversent les frontières, infiltrent des milieux fermés pour collecter des informations ou pour recruter des sources. Double identité, manipulation…
Leur figure alimente les fantasmes. Pourtant, ils ne sont qu’une facette d’un dispositif beaucoup plus vaste. Lutte contre le terrorisme et la prolifération d’armement, entrave des tentatives d’ingérence étrangères, cyberdéfense : les femmes et les hommes de la DGSE observent, anticipent, analysent. Leur mission ? Comprendre les dynamiques géopolitiques, prévenir les ruptures stratégiques et éclairer, en toute discrétion, la décision politique.
L’analyse est au cœur du réacteur de la DGSE. « Ces équipes couvrent, vu l’état du monde, des situations et des zones de crise très larges. Elles veillent, mais, plus que ça, elles enquêtent », précise un agent du service. L’analyste exploite les données brutes, en extrait le sens, oriente les capteurs et guide la recherche de renseignement. C’est un travail de décodage permanent, à la croisée de la géopolitique, de la technique et de l’intuition.
Tempête géopolitique
Quand la Russie déclenche son invasion de l’Ukraine, la DGSE s’adapte en quelques heures. Elle redéploie ses moyens – humains et techniques – vers des zones plus prioritaires. Ce dispositif, agile et tentaculaire, s’appuie sur un réseau mondial d’agents et de partenaires. « Cette réarticulation se fait sans impasse, explique un agent du service. Nous savons nous appuyer sur nos alliés les mieux positionnés pour échanger du renseignement et maintenir une couverture globale. »
Le retour de la guerre de haute intensité exige d’appréhender une masse colossale d’informations au travers des champs de bataille traditionnels – terre, air, mer – aux nouveaux espaces de confrontation, du cyber à l’espace. Les défis s’accumulent. Dans cet océan d’informations, la technologie devient un allié stratégique. L’intelligence artificielle promet de révolutionner le cycle du renseignement : de la collecte à l’analyse, en passant par le « nettoyage » et la hiérarchisation des données. L’humain reste au centre, mais épaulé par des outils capables de détecter ce qui est invisible à l’œil nu. Dans cette course à l’information, une autre bataille se joue : celle des talents. Recruter les meilleurs profils est devenu un enjeu stratégique, une quasi-compétition mondiale. À la DGSE, les agents conjuguent expertise technique et maîtrise d’outils technologiques de pointe.
Attirer et fidéliser ces compétences rares conditionne l’avantage informationnel français. La concurrence mondiale est portée par les grandes puissances et le secteur privé, qui disposent souvent de moyens financiers plus attractifs. Face à des puissances étrangères et à un secteur privé aux moyens financiers redoutables, la DGSE mise sur un autre atout : le sens. Servir la France, une mission collective où militaires, civils, chercheurs et industriels œuvrent de concert.
Renseignement militaire
Cette mission, un autre service de l’ombre la livre : la Direction du renseignement militaire (DRM). Née en 1992 après la guerre du Golfe, la DRM produit du renseignement afin d’éclairer la prise de décision des autorités politiques et militaires, et fournir aux armées le renseignement nécessaire à une conduite optimale des opérations. « Il n’y a pas d’opération sans renseignement, martèle le directeur de la DRM, le général Jacques de Montgros. Le travail de la DRM, c’est de “décrypter le chaos du monde” ». Son champ d’action se concentre sur les capacités de nos compétiteurs - humaines, techniques, niveau d’entraînement, stocks d’armement - et sur les possibilités d’action des forces ou groupes armés susceptibles de nuire à nos intérêts. Au quotidien, la DRM surveille les zones sensibles du globe : champs de bataille, sites de production d’armement, foyers de prolifération nucléaire… Depuis la guerre en Ukraine, sa priorité a changé pour se concentrer sur le compétiteur russe.
Croiser les sources
Pour mener à bien leurs missions, les 2 000 agents de la DRM recueillent et exploitent cinq principales sources de renseignement : les signaux électromagnétiques, les images spatiales et aériennes, le cyberespace, les témoignages humains et les données obtenues par leurs partenaires, français et étrangers. Pour démultiplier le renseignement obtenu, la DRM délègue également des missions à la Fonction interarmées du renseignement (FIR), sous sa coordination. La FIR comprend les unités de renseignement des trois armées, du Commandement des opérations spéciales, du Commandement de la cyberdéfense et du Commandement de l’Espace. L’ensemble de ces expertises permet de proposer aux autorités politiques et militaires l’évaluation la plus aboutie d’une menace.
Au-delà de la bascule stratégique provoquée par l’agression russe en Ukraine, la DRM a profondément adapté son organisation, peu après l’arrivée du général de Montgros, en avril 2022. Elle fonctionne désormais à pleine puissance. « Nous avons rassemblé la recherche et l’exploitation du renseignement, qui étaient jusque-là dissociées. L’ensemble est désormais regroupé au sein de “plateaux” géographiques ou thématiques. »
Avec cette organisation, la DRM a gagné en efficacité et en capacité d’approfondissement. Mais cette puissance de collecte lance un défi, celui de savoir exploiter du renseignement à forte valeur ajoutée au milieu d’un océan de données. C’est pourquoi la DRM conduit actuellement une transformation numérique à travers l’application Escrim. Son objectif : intégrer, croiser et valoriser l’ensemble des données du renseignement militaire. Elle sera accessible sur Artémis.IA, la plateforme souveraine et sécurisée du ministère des Armées et des Anciens combattants. Elle sera aussi utilisée, à terme, par les unités de la FIR. Si l’intelligence artificielle y joue un rôle clé, l’analyse reste de la responsabilité des agents de la DRM.
La DRSD, bouclier invisible de la défense
Dans ce climat de confrontation, les entreprises de défense constituent une nouvelle cible pour des États avides de puissance. Pour preuve, les cyberattaques par déni de service distribué3 qui ont frappé, en 2022, des entreprises de la base industrielle et technologique de défense qui venaient d’officialiser leur soutien à Kiev.
Face à ces menaces grandissantes, le rôle de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) s’avère plus que jamais essentiel. Sa mission ? La contre-ingérence, une bataille discrète pour prévenir toute atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. La DRSD veille sur les forces, les informations sensibles, les matériels et les industries stratégiques. Son champ d’action s’étend aussi sur des milliers d’entreprises et des dizaines de laboratoires.
Pour y parvenir, la DRSD dispose de capteurs pour anticiper les menaces et détecter les signaux qui montreraient la mise à exécution de ces menaces. Ces dernières sont analysées selon le prisme TESSCo – terrorisme, espionnage, sabotage, subversion, crime organisé. « Si la menace terroriste reste importante mais stable depuis 2022, les ingérences et les risques subversifs ont pris une ampleur conséquente », souligne le sous-directeur de la contre-ingérence. Des risques accentués par la révolution technologique et la multitude de moyens à faibles coûts pour mener ce type d’action : réseaux sociaux, logiciels espions, cyberattaques et ingénierie sociale4.
Les entreprises dans le viseur
Les entreprises du domaine spatial et de l’aéronautique militaire sont notamment ciblées par des acteurs désireux d’acquérir des données pour la conception de leur propre matériel. La Chine, par exemple, excelle par ses méthodes intrusives. Le vol d’informations sensibles pourrait à terme affaiblir notre supériorité technologique, voire perturber nos opérations militaires.
La DRSD intervient donc sur trois fronts : la sécurité du personnel, la protection physique des sites et la cybersécurité. « Nous menons des inspections pour identifier les vulnérabilités et proposer des conseils ainsi que des solutions adaptées », explique le sous-directeur technique. Le service puise sa force dans un maillage territorial dense, qui permet une proximité avec les acteurs clés. L’accent est mis sur les sous-traitants, parfois inconscients des risques qui les guettent ou insuffisamment armés face à eux. À l’instar des deux autres services de renseignement, la DRSD développe sa propre application, Sircid5. Un outil d’analyse fondé sur l’intelligence artificielle et les mégadonnées (big data) : « Sircid permettra de corréler des données apparemment sans lien, comme des personnes ayant fréquenté les mêmes lieux », précise le sous-directeur technique. L’application servira, entre autres, au traitement et à la gestion des données, aux enquêtes de sécurité et au suivi des comportements à risque. Une avancée majeure pour traquer les acteurs malveillants.
Dans ce bras de fer technologique et géopolitique, la DRSD reste plus que jamais le rempart invisible de la défense française.
Mission nationale
Lorsqu’un service éclaire les crises extérieures par du renseignement économique et politique, l’autre décrypte la menace militaire adverse, tandis que le dernier protège nos secrets et nos technologies. Trois missions différentes pensées comme un continuum pour produire une vision d’ensemble et, donc, une capacité d’appréciation et décisionnelle souveraine.
La collaboration entre les services n’a pas toujours été à l’ordre du jour. Pourtant, aujourd’hui, un véritable décloisonnement est à l’œuvre. Cette coopération fructueuse se retrouve particulièrement dans le domaine technique. « Une brique technologique6 de traduction, développée par la DRM est, par exemple, aujourd’hui exploitée par la DRSD. D'un autre côté, deux ingénieurs en IA de la DRSD viennent de renforcer les équipes de la DGSE », confie le sous-directeur technique de ce service. De même, la DGSE, par sa fonction de chef de file du renseignement d’origine électromagnétique, alimente les autres organismes de ses capacités et outils. Sur le volet opérationnel, les directeurs échangent régulièrement, voire quotidiennement, selon leur champ de compétence.
Ce partage de renseignement s’avère aussi crucial au niveau national. La DGSE, la DRM et la DRSD collaborent, selon les sujets, avec les services de renseignement du premier cercle –Tracfin7, la DNRED8 et la DGSI9. Ce maillage est orchestré par le coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, qui apporte une vision d’ensemble à des menaces transversales. « Chacun sait ce qu’il a à faire, où commence et où s’arrête sa responsabilité, ce qui incite à coopérer », confirme un agent de la DGSE.
Souveraineté et solidarité
Cette communauté nationale du renseignement garantit à la France une capacité autonome d’appréciation : une évaluation de la situation et une prise de décision sans dépendre d’autrui. Mais la multitude de menaces incite à élargir nos moyens. C’est pourquoi les services s’appuient sur des partenariats. « L’échange de renseignement est une activité cardinale des services, indique un agent de la DGSE. Et nous discutons avec tout le monde, alliés traditionnels ou États avec qui nous avons des difficultés diplomatiques. Dans ce cas, nous maintenons souvent un canal sécuritaire ou bien nous échangeons des informations si la vie de nos ressortissants respectifs est en jeu. »
Avec nos partenaires les plus proches, la coopération peut aller plus loin : « Ciblage, recrutement et traitement d’une même source », poursuit l’agent. Face au degré de confiance que ces démarches nécessitent, les échanges de renseignement se font, le plus souvent, dans un cadre bilatéral. La synergie avec nos alliés agit ainsi comme un multiplicateur de puissance : elle élargit l’éventail de nos capteurs et enrichit nos analyses.
Voir plus loin
Anticiper pour ne pas subir les crises : l’imprévisibilité est devenue une clé de lecture des affaires géopolitiques. La communauté nationale du renseignement œuvre de concert pour protéger, chaque jour, chaque heure, les citoyens français. Une tension persiste alors dans l’analyse, entre l’anticipation à long terme et la gestion en temps réel de l’imprévu.
« La prospective stratégique, élaborée en vase clos et à trop long terme, risquerait de s’égarer dans la science-fiction, sans rapport avec la réalité, explique un représentant de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS). A contrario, une focalisation sur le temps tactique des actualités internationales serait tout aussi périlleuse, puisqu’elle risquerait de désorienter les décisions par rapport aux objectifs stratégiques, qui ne se conçoivent que dans la durée. » Le défi : minimiser les effets de la sidération provoquée par l’effet de surprise.
Pour ce faire, le renseignement s’appuie sur la richesse du monde universitaire, des administrations, des chercheurs, des entreprises, des think tanks10 pour développer des scénarios prospectifs et se préparer au mieux aux éventuelles menaces. Dans un monde saturé de signaux contradictoires, les services de renseignement français déchiffrent les ombres pour garantir notre sécurité. Ces acteurs silencieux donnent à la France les clés pour déjouer les pièges géopolitiques.
Notes
1 Autrement dit, le lieu où se situent les armées sur le terrain.
2 Série télévisée française créée par Éric Rochant et diffusée sur Canal+.
3 Procédé de saturation d’un serveur pour provoquer une panne ou un fonctionnement fortement dégradé du service.
4 Technique de manipulation psychologique à des fins d’escroquerie.
5 Système d’information du renseignement de contre-ingérence de la défense.
6 Un composant de systèmes technologiques plus larges.
7 Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins.
8 Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières.
9 Direction générale de la sécurité intérieure.
10 Laboratoires d’idées.
Laura Garrigou