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mardi 11 novembre 2025

Dissuasion nucléaire : une évolution des perceptions en Europe

 

Héritée de la guerre froide, la capacité nucléaire de trois alliés de l’OTAN a été perçue dans beaucoup d’États européens comme anachronique après la disparition du rideau de fer. Pourtant, le comportement agressif de Vladimir Poutine et son mépris du droit international ont traduit l’échec des efforts pour faire émerger un système de sécurité coopératif sur le continent. Dans ce contexte, les perceptions de la dissuasion ont évolué au niveau des gouvernements européens et des opinions publiques, qui jugent désormais en majorité que la dissuasion nucléaire peut apporter une forme de stabilité en Europe.

Le soutien réaffirmé de la dissuasion, largement provoqué et alimenté par le comportement de la Russie, est perceptible dans le renforcement de la posture de l’OTAN, mais également dans l’intérêt que suscite le discours français sur le rôle européen de sa dissuasion nucléaire. Depuis l’invasion de la Crimée par Moscou, il est apparu que le révisionnisme russe pouvait remettre en cause les fondements mêmes de la sécurité européenne. La Russie a démontré son intention d’utiliser une politique de « sanctuarisation agressive » pour modifier à son profit les frontières d’un État souverain européen et dissuader des acteurs extérieurs d’intervenir dans le conflit. Cette violation de la souveraineté ukrainienne a été à l’origine d’une première prise de conscience des pays de l’OTAN et les efforts pour limiter le rôle de la dissuasion nucléaire, voire procéder au retrait des armes déployées sur le sol européen, ont largement cessé.

Un consensus réaffirmé sur la pertinence de la dissuasion nucléaire

Une prise de conscience cristallisée autour des agressions russes en Ukraine

Depuis l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022, cette évolution a été beaucoup plus visible, et l’on peut considérer que le début de la guerre, mais également les menaces nucléaires utilisées par le Kremlin et ses associés pour intimider l’OTAN, a eu un rôle de catalyseur conduisant les dirigeants européens a être beaucoup plus ouverts sur le sujet. En effet, alors que dans certains pays, les opinions publiques étaient antinucléaires, l’invasion russe a provoqué des changements de tendance. Ainsi, une majorité des citoyens interrogés en Allemagne (59 %) s’exprimaient en faveur de la dissuasion en juin 2022 (1). De manière notable, le 18 mars 2022, dans le cadre de la présentation de la « stratégie de sécurité nationale », la ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock, issue d’un parti connu pour ses hésitations sur le sujet, a été très claire en annonçant que la dissuasion nucléaire était pour l’instant indispensable (2).

De manière encore plus spectaculaire, la Suède, un pays historiquement hostile aux armes nucléaires avec une tradition ancrée de soutien au désarmement, a fait le choix de rejoindre l’OTAN, une alliance nucléaire. Si des voix s’opposant à la dissuasion continuent de se faire entendre, une majorité s’est créée au centre et à droite de l’échiquier politique, jugeant qu’une posture de désarmement trop affirmée est contraire aux intérêts de sécurité suédois. Ce changement de paradigme observé au niveau des élites politiques du pays peut être perçu comme l’un des signes les plus visibles du Zeitenwende européen (3).

La marginalisation des positions antinucléaires

Au niveau des membres de l’OTAN, les voix hostiles à la dissuasion ont donc perdu en influence, et seuls quelques États européens non membres de l’Alliance continuent de dénoncer l’arme nucléaire comme ne pouvant servir aucun objectif de sécurité. C’est le cas de l’Autriche et de l’Irlande, deux pays ayant ratifié le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) et participant activement à ses travaux. Ce positionnement rend impossible une coordination de l’Union européenne en tant qu’institution sur la question de la dissuasion nucléaire. Néanmoins, le dynamisme des mouvements en Europe est limité, avec des États neutres comme la Suisse par exemple, qui cherchent à garantir leurs relations avec l’OTAN en évitant des postures trop critiques de la dissuasion nucléaire.

La réaffirmation de la posture nucléaire de l’OTAN

Pour les autres États européens membres de l’OTAN, la dissuasion nucléaire est avant tout une stratégie mise en œuvre dans le cadre de l’Alliance, qui réaffirme régulièrement que « tant qu’il y aura des armes nucléaires dans le monde, l’OTAN restera une alliance nucléaire (4) ». Depuis les années 1950, le « parapluie nucléaire » américain est matérialisé par la présence d’armes nucléaires sur le continent européen. Cinq pays accueillent à ce jour ces armes, sans que cela soit officiellement reconnu ni par l’OTAN ni par ces pays eux – mêmes (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie). Alors qu’elle faisait l’objet de débats importants et de désaccords entre alliés jusqu’à 2010, la stratégie nucléaire de l’OTAN est aujourd’hui consensuelle. Les discussions lors des derniers sommets ont montré une convergence de vues entre les États membres sur le rôle de la dissuasion et son articulation avec les autres stratégies de défense (conventionnelle, antimissile).

Une volonté de renforcer la posture nucléaire de l’OTAN

Depuis 2014, chaque évènement marqueur des détériorations entre la Russie et l’OTAN a été suivi de réflexions otaniennes sur la meilleure manière de renforcer la posture de dissuasion et de défense de l’Alliance. Lors du sommet de Varsovie en 2016, le communiqué a réaffirmé le statut nucléaire de l’Alliance et sa détermination à maintenir sa crédibilité dans ce domaine. La nécessité de s’adapter à l’évolution de l’environnement stratégique en termes de posture, de capacités et de politique de désarmement y est rappelée avec force (5). Ce mouvement de revalorisation du rôle du nucléaire s’est poursuivi jusqu’à l’adoption d’un nouveau concept stratégique lors du sommet de Madrid en juin 2022 (6).

Le document adopté en 2022 apparaît dans la lignée des textes précédents, avec quelques reflets des changements doctrinaux d’une partie des alliés (7). Le rôle de la dissuasion est défendu sans ambiguïté, l’OTAN rappelant qu’elle a « les capacités et la détermination voulues pour faire payer à tout adversaire un prix inacceptable, largement supérieur aux gains que celui-ci pourrait espérer obtenir » (§ 28). De plus, le rôle respectif joué par les arsenaux nucléaires français et britannique est remis en exergue et la participation des États non dotés à la mission nucléaire est saluée et jugée comme « un élément central du dispositif ». Tout en rappelant le compromis traditionnel entre forces nucléaires et forces conventionnelles, le nouveau concept stratégique de 2022 réaffirme que « les armes nucléaires sont des armes à part » (§ 28) et que « la dissuasion occupe une place à part, tout à fait singulière » (§ 30) (8).

Des investissements de certains alliés

Sur le continent européen, l’un des principaux chantiers pour maintenir la capacité nucléaire de l’OTAN a consisté à moderniser les armes présentes sur le territoire de cinq alliés, avec le déploiement d’une nouvelle génération de systèmes, la bombe B61‑12. Bien qu’il soit envisagé comme une « consolidation » des différents modèles actuels, le programme peut être considéré comme la création d’une nouvelle arme, avec l’ajout d’un « kit de guidage » qui offre à la B61‑12 une capacité de manœuvre dont ne disposaient pas les versions précédentes (9).

En Europe, ces nouvelles armes sont intégrées sur les porteurs actuels : F‑16 et Tornado (10), remplacés par les F‑35A pour les pays qui, en plus des États-Unis, en ont fait l’acquisition pour remplir notamment cette mission. À ce jour, le Pays-Bas et l’Italie sont les premiers pays où les F‑35A sont entrés en service, la Belgique et l’Allemagne devant recevoir une capacité opérationnelle d’ici à 2027 et 2028. Hormis la Turquie, cas très spécifique pour lequel les commandes de F‑35 ont été bloquées, les quatre autres pays de l’OTAN participant à la mission nucléaire de l’Alliance ont donc réalisé des choix capacitaires leur donnant la possibilité de continuer à pouvoir emporter les armes nucléaires américaines déployées sur leur territoire.

Des propositions pour aller plus loin ?

Si les États impliqués dans la mission nucléaire de l’OTAN ont donc investi pour pérenniser cette mission, d’autres ont proposé de jouer un rôle plus affirmé. La Pologne, en particulier, a au plus haut niveau fait part de son intérêt pour accueillir des armes nucléaires sur son territoire. Si cette proposition n’a pas été retenue, la volonté de plusieurs alliés de soutenir la mission nucléaire grâce à leurs forces conventionnelles et de participer aux exercices nucléaires est bien documentée. D’un point de vue technique, des investissements ont été réalisés pour renforcer le dispositif otanien, les exercices sont plus visibles et la posture est renforcée. Cependant, le retour à Washington de Donald Trump pose des problèmes de crédibilité pour l’ensemble du dispositif de dissuasion élargie américaine. Dans ce contexte, de nombreux alliés montrent un plus grand intérêt pour le rôle que la dissuasion française et britannique pourrait jouer pour assurer la sécurité du continent.

Une ouverture aux propositions. françaises sur le rôle européen de sa dissuasion

Des discussions marquées par un contexte d’incertitude

La demande de réassurance, y compris nucléaire, des alliés européens face à la menace russe s’observe avant tout auprès de Washington, considéré comme partenaire le plus crédible pour pouvoir dissuader une agression russe et défendre l’Alliance. Néanmoins, la réélection de Donald Trump et le comportement hostile de son administration ont conduit plusieurs États européens à considérer d’éventuelles sources alternatives de sécurité. La France, en particulier, qui a mentionné à plusieurs reprises depuis 2020 que ses intérêts vitaux avaient une dimension européenne, est regardée avec davantage d’intérêt depuis le début de l’année 2025.

Ainsi, plusieurs dirigeants européens ont répondu aux appels du président Macron de lancer un dialogue sur le sujet, comme Friedrich Merz, qui a noté avant même son élection que la dissuasion nucléaire pouvait jouer un rôle dans la défense de l’Europe, et estimait que la dissuasion nucléaire française et britannique pouvait « être utilisée par l’Allemagne (11) ». Le président polonais Andrzej Duda a également indiqué qu’une conversation avec Paris serait « bénéfique pour la sécurité polonaise » et qu’il accueillait « avec grande satisfaction » les propositions françaises, qui montrent « le sens de la responsabilité de la France vis-à‑vis de la sécurité européenne et de ses alliés » (12). Le président lituanien Gitanas Nausėda a confié vouloir « être sous le parapluie français ». En Scandinavie, le Premier ministre finlandais Petteri Orpo a jugé qu’il était « bon d’avoir un débat sur la possibilité de développer une dissuasion nucléaire européenne pour répondre au besoin d’un pilier européen de l’OTAN (13) » et son homologue suédois Ulf Kristersson a confié que « le fait qu’il y ait deux démocraties dans notre voisinage en Europe qui sont également des puissances nucléaires [rendait] l’Europe plus sûre à l’heure actuelle (14) ».

Néanmoins, il convient de noter que la plupart de ces alliés continuent de craindre que des discussions trop poussées ne donnent une excuse à Washington pour réduire son soutien : se préparer à un moindre investissement américain en Europe pourrait alors se transformer en prophétie autoréalisatrice. Beaucoup constatent que si un dialogue peut être intéressant, le parapluie américain reste pour l’instant solide.

Une perception de la France comme puissance nucléaire qui change

Malgré cette prudence, visant à ne pas froisser Washington, l’activisme français est moins critiqué. Ainsi, alors que vers 2020 les propositions françaises de développer l’autonomie stratégique du continent étaient souvent perçues avec hostilité, il semble de plus en plus accepté que le diagnostic français, redoutant un désengagement américain progressif du continent, soit sans doute correct. Par ailleurs, les propositions françaises, décrites jusqu’à récemment comme illustrant les ambitions personnelles du président Macron ou la convoitise des industries de défense françaises, sont désormais appréciées comme des marques de solidarité.

En revanche, des doutes s’expriment encore sur la capacité technique de la France à dissuader efficacement à l’échelle européenne. Ainsi, beaucoup d’experts européens, se basant sur les stratégies de l’OTAN et l’arsenal américain, jugent les forces nucléaires françaises insuffisantes pour jouer un rôle continental. Enfin, des doutes s’expriment également sur la durabilité de l’engagement politique de la France envers ses alliés, en raison de l’euroscepticisme bien connu de plusieurs leaders politiques pouvant succéder en 2027 à Emmanuel Macron à l’Élysée.

Changement de perspective 

On observe donc une évolution des perceptions européennes quant à l’arme nucléaire, qui coïncide clairement avec la détérioration de l’environnement stratégique. Les différentes agressions russes en Ukraine matérialisent ce changement. Dans les pays de l’OTAN où les gouvernements s’étaient le plus engagés en faveur du désarmement, le sujet fait l’objet d’un bien plus grand consensus dans la classe politique. Ce soutien se manifeste diplomatiquement dans la défense de la politique nucléaire de l’OTAN et budgétairement avec des investissements importants pour pérenniser la mission. Néanmoins, les interrogations sur le lien transatlantique causées par le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump conduisent beaucoup de ces pays à considérer des alternatives, en particulier un appui plus clair sur les forces de dissuasion indépendantes françaises et britanniques. S’il ne s’agit aujourd’hui en aucun cas de se substituer à l’OTAN ou de mettre en cause le rôle de la dissuasion élargie américaine pour l’Alliance, il est intéressant de constater des discussions plus poussées entre la France et ses alliés à ce sujet, et une volonté mutuelle de matérialisation de cette contribution à la sécurité européenne revendiquée par le président Macron.

Notes

(1) Michal Ondarco, Michal Smetana et Tom Etienne, « Hawks in the making? European public views on nuclear weapons post-Ukraine », Global Policy, vol. 14, no 2, mai 2023.

(2) Ministère des Affaires étrangères, « Außenministerin Annalena Baerbock bei der Auftaktveranstaltung zur Entwicklung einer Nationalen Sicherheitsstrategie », 18 mars 2022.

(3) Emmanuelle Maitre, « Suède et nucléaire : une évolution assumée », Bulletin no 119, Observatoire de la dissuasion, avril 2024.

(4) Communiqué du sommet de Varsovie publié par les chefs d’État et de gouvernement participant à la réunion du Conseil de l’Atlantique nord tenue à Varsovie les 8 et 9 juillet 2016, 9 juillet 2016.

(5) Camille Grand, « Retour sur le Sommet de Varsovie », Bulletin no 34, Observatoire de la dissuasion, FRS, été 2016.

(6) Bruno Tertrais, « Retour vers le futur ? L’OTAN après Madrid », note de la FRS no 26/2022, 6 juillet 2022.

(7) Déclaration du sommet de Madrid publiée par les chefs d’État et de gouvernement des pays membres de l’OTAN à l’issue de la réunion du Conseil de l’Atlantique nord tenue à Madrid le 29 juin 2022.

(8) Bruno Tertrais, « OTAN : la dissuasion élargie confortée », Bulletin no 100, Observatoire de la dissuasion, été 2022.

(9) Emmanuelle Maitre, « B61-12 : un déploiement opérationnel en Europe entériné ? », Bulletin no 128, Observatoire de la dissuasion, FRS, février 2025.

(10) Hans Kristensen et Robert Norris, « United States Nuclear Forces, 2018 », Nuclear Notebook, Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 74, 2018.

(11) « Merz zeigt sich “schockiert” von Trump », Der Spiegel, 21 février 2025.

(12) Daniel Tilles, « Poland declares interest in French nuclear deterrent – or even developing its own », Notes from Poland, 10 mars 2025.

(13) Maria Nykänen, « Orpo MTV:lle: Euroopan omasta ydinasepelotteesta keskusteltava – “Yhdysvallat on muuttunut” », MTV Uutiset, 8 mars 2025.

(14) Protokoll 2024/25:81 Tisdagen den 11 mars, Riksdagen​.se, 11 mars 2025.

Emmanuelle Maitre

areion24.news