Le dialogue de sourds entre les deux Corées renvoie les perspectives de réunification aux calendes grecques. Après 80 ans de division, le Nord et le Sud semblent progressivement accepter la notion de deux États voués à une coexistence instable.
Le 4 octobre, à Pyongyang, lors de l’inauguration du salon de l’armement « Défense 2025 » Kim Jong-un a tenu des propos menaçants en déclarant : « Le territoire sud-coréen peut-il être une zone sans danger ? Les ennemis doivent réfléchir sérieusement à l’évolution de leur environnement sécuritaire » et « c’est à eux de juger si le territoire sud-coréen peut être un endroit sécurisé. » Il a ensuite affirmé que « l’alliance nucléaire entre les États-Unis et la Corée du Sud évolue de manière radicale, des exercices conformes aux directives opérationnelles nucléaires sont menés et les États-Unis renforcent leur présence militaire en Corée et dans les régions voisines, » évoquant la possibilité de « mettre en œuvre des mesures militaires et techniques afin de maintenir l’équilibre des forces. »
Le lendemain, la présidence sud-coréenne exhortait la Corée du Nord à « s’engager sur la voie du dialogue et de la coopération pour la paix et la stabilité de la péninsule coréenne et de la communauté internationale. » Une déclaration qui marque la volonté de maintenir la politique d’apaisement envers la Corée du Nord poursuivie depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lee Jae-myung.
Une semaine après son entrée en fonction, le nouveau président sud-coréen a lancé des plans de réconciliation avec la Corée du Nord, comme l’arrêt des haut-parleurs le long de la ligne de démarcation militaire à la frontière et de la distribution de tracts de propagande, en adoptant une politique de dialogue et de paix, différente de celle du gouvernement de Yoon Suk-yeol qui était très ferme. Lee Jae-myung a également dévoilé, dans son discours prononcé le 15 août à l’occasion de la fête de la libération, l’orientation de sa politique à l’égard de la Corée du Nord afin d’ouvrir une « nouvelle ère de coexistence pacifique et de croissance commune sur la péninsule coréenne. »
Cependant, la réaction de la Corée du Nord est restée froide. Kim Yo-jong, la sœur de Kim Jong-un, a déclaré que les politiques mises en place à Séoul ne l’intéressaient pas et a précisé qu’elle « n’avait rien à discuter avec la Corée du Sud. » Elle a décrit le projet de Lee en termes de « délire et de rêve chimérique, » en indiquant que la politique sud-coréenne vis-à-vis de la Corée du Nord est une « intention malveillante » visant à rejeter la responsabilité sur la Corée du Nord. Selon elle, la Corée du Sud « faisait semblant de tendre la main à la réconciliation » tout en menant des exercices militaires conjoints avec les États-Unis, qui constituent des « exercices de guerre d’agression. » En agissant ainsi, la Corée du Nord a clairement montré que le Nord et le Sud sont « deux États hostiles, » et a déclaré officiellement qu’elle n’avait pas l’intention de participer à des dialogues.
La notion des deux États : au Nord, deux États hostiles, au Sud, deux États pacifiques
A ce stade, ce qui est certain, c’est qu’après 80 ans de division, le Nord et le Sud semblent accepter la notion de deux États : la République de Corée et la République populaire démocratique de Corée. Depuis la mise en place de son gouvernement en août 1948, la Corée du Sud n’avait jamais officiellement reconnu l’existence de la Corée du Nord. Puis, le 23 juin 1973, dans sa « Déclaration de politique étrangère pour la réunification pacifique, » le président Park Chung-hee a pour la première fois reconnu la Corée du Nord comme un « régime avec lequel il était possible de compter. » Cependant, cette déclaration ne reconnaissait pas la Corée du Nord comme un « État. »
D’autre part, la Corée du Nord a longtemps adhéré à un plan de réunification fédérale fondé sur le principe « un peuple, un pays. » Lors de la déclaration de Park, la Corée du Nord s’était vivement opposée à ce plan, le qualifiant de « manœuvre visant à créer deux Corées. » En 1991, lorsque les deux Corées ont adhéré simultanément à l’ONU, la communauté internationale a commencé à les reconnaître comme deux États distincts, mais la Corée du Nord a refusé de mentionner explicitement le « système à deux États » lors des négociations de l’accord intercoréen de base en décembre de la même année. À l’époque, l’accord définissait les relations intercoréennes non pas comme des relations entre deux pays, mais comme « des relations spéciales formées provisoirement dans le processus menant à la réunification, » car les deux Corées se considéraient mutuellement comme des partenaires de réunification, tout en étant aussi des adversaires « à vaincre. »
Récemment la Corée du Nord, qui s’était toujours opposée à la présence de deux États, a soudainement abandonné sa ligne de réunification. Kim Jong-un a pour la première fois défini les relations intercoréennes comme « des relations hostiles entre deux États engagés dans un combat » lors de la réunion plénière de fin d’année du Parti des travailleurs qui s’est tenue en décembre 2023. La Corée du Nord a également changé à cette époque le nom qu’elle donnait à la Corée du Sud, passant de « Joseon du Sud » à « République de Corée. » Le 15 janvier de l’année suivante, lors du discours sur l’état de la nation prononcé devant l’Assemblée populaire suprême, Kim a ordonné une révision de la Constitution visant à définir le champ d’application de la souveraineté en y ajoutant des dispositions relatives au territoire, aux eaux territoriales et à l’espace aérien, et à supprimer toutes les références à la réunification. En d’autres termes, conformément au concept de « nation et unification, » la Corée du Nord, qui était auparavant considérée comme ayant une relation particulière entre « un seul peuple » avec la Corée du Sud, désormais définit la relation entre « deux pays » hostiles. Cela marque un changement fondamental dans la politique de la Corée du Nord à l’égard de la Corée du Sud.
Le bouleversement stratégique de la Corée du Nord s’explique par sa volonté de mettre en œuvre une stratégie extérieure plus active fondée sur sa perception de la situation internationale, caractérisée par une nouvelle guerre froide et une multipolarisation. Dans son discours prononcé le 8 février 2024 à l’occasion de la fête de la fondation de l’armée, Kim Jong-un a déclaré : « [grâce à la doctrine des deux États hostiles] nous avons préservé notre dignité en tant qu’État indépendant et socialiste et nous sommes désormais en mesure de contrôler plus efficacement notre environnement pour servir nos intérêts nationaux » en manifestant son intention d’utiliser cette stratégie comme un moyen diplomatique pour prendre l’initiative dans l’environnement extérieur et garantir son statut international. Dans ce contexte, depuis 2024, la Corée du Nord renforce sa diplomatie d’alliance en établissant une alliance avec la Russie, en envoyant des troupes dans la guerre russo-ukrainienne, en renforçant ses relations diplomatiques avec les pays socialistes amis et en prônant la solidarité anti-occidentale.
Face à cela, le nouveau gouvernement sud-coréen a également commencé à évoquer officiellement la possibilité d’accepter la notion de deux États. Lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations unies le 23 septembre, Lee Jae-myung a déclaré que « le gouvernement de la République de Corée respecte le régime de l’autre partie, ne poursuivra aucune forme d’unification par absorption et réaffirme clairement qu’il n’a aucune intention d’entreprendre des actes hostiles, » affirmant ainsi sa volonté de rechercher des relations « pacifiques » entre les deux Corées plutôt que des relations « hostiles. » Lee a également annoncé une initiative nommée « END Initiative, » dont le nom est formé à partir des initiales des mots « Échange, » « Normalisation » et « Dénucléarisation, » et qui vise à mettre fin à l’hostilité et à la confrontation entre les deux Corées. Dans ce contexte, où respecter le régime nord-coréen peut être interprété comme reconnaître la Corée du Nord comme un État à part entière, le directeur de la sécurité nationale de la présidence, Wi Sung-lak, a déclaré que le gouvernement sud-coréen ne soutenait ni ne reconnaissait la notion des deux États, affirmant que les relations intercoréennes relevaient d’une « relation spéciale provisoire » jusqu’à la réunification.
Malgré cela, le gouvernement de Lee semble continuer de soutenir la notion de deux États. Le 25 septembre, lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Unification, Chung Dong-young, a déclaré que la Corée du Nord et la Corée du Sud étaient « de facto deux États, et déjà deux États au regard du droit international » en ajoutant que le fait de reconnaître deux États ne signifie pas une division permanente, mais il s’agit d’une perspective réaliste et pragmatique, d’une vision flexible des relations intercoréennes. Il a également assisté à la cérémonie commémorative de la réunification allemande le 3 octobre en tant que représentant du gouvernement et souligné qu’il fallait « dépasser l’hostilité entre le Nord et le Sud de la péninsule coréenne et s’engager sur la voie d’un changement de situation vers la paix en transformant la notion d’hostilité entre deux États en une notion de paix effective entre deux États. » Le principal parti d’opposition, le Parti du peuple, a réclamé le retrait immédiat de ces déclarations sur les deux États, soulignant que la Constitution sud-coréenne stipule que tout le territoire de la péninsule coréenne appartient à la République de Corée et que reconnaître l’indépendance de la Corée du Nord, puissance nucléaire, constituerait une menace pour la Constitution et la sécurité nationale.
Ainsi, au sein du gouvernement sud-coréen, les avis divergent quant à la notion des deux États. Tout d’abord, certains doutent que le gouvernement ait simplement élaboré un projet sans avoir clairement défini le concept de « deux États pacifiques, » sous prétexte de vouloir mettre fin à l’hostilité entre le Nord et le Sud. De plus, beaucoup craignent que la solution en trois étapes de « END » proposée par Lee Jae-myung pour la dénucléarisation ne conduise à une tolérance vis-à-vis du nucléaire nord-coréen. L’ancien Premier ministre Lee Nak-yeon a jugé l’initiative « END » de Lee Jae-myung trop détachée de l’urgence actuelle dans la péninsule coréenne. Selon lui, privilégier les échanges alors que Pyongyang renforce ses capacités nucléaires et resserre ses liens avec Pékin et Moscou relève d’une approche irréaliste. Il estime en outre que placer la dénucléarisation en dernier ressort donne l’impression d’un message politique excessivement complaisant.
Malgré les divergences, Pyongyang poursuit sa propre voie
Alors que le débat sur la péninsule coréenne s’intensifie, Pyongyang, de son côté, avance sans détour. Au cours des négociations sur la dénucléarisation en 2018, la Corée du Nord a activement cherché à renouer le dialogue avec la Corée du Sud, mais les sanctions imposées par les États-Unis, qui détiennent le pouvoir réel, ont empêché la conclusion d’un accord. La Corée du Nord semble avoir décidé qu’il n’y avait plus d’avantages concrets à tirer d’un dialogue avec la Corée du Sud et que les États-Unis étaient désormais son interlocuteur privilégié pour les négociations et le dialogue.
Kim Jong-un a affirmé dans son discours devant l’Assemblée populaire suprême le 21 septembre que « l’unification n’est absolument pas nécessaire » ajoutant qu’il n’y avait « aucune raison de s’asseoir à la même table et qu’il ne ferait rien avec la Corée du Sud. » Cependant, concernant les États-Unis, il a évoqué ses « bons souvenirs de Trump » et envoyé le message suivant : « S’ils abandonnent leur obsession de la dénucléarisation et reconnaissent la réalité, il n’y a aucune raison de ne pas se rencontrer si l’on souhaite une véritable coexistence pacifique. » Cela montre la position de la Corée du Nord, qui souhaite séparer la Corée du Sud et les États-Unis dans ses actions, en laissant ouverte la possibilité d’un dialogue avec les États-Unis.
Cette tendance de la Corée du Nord s’explique par le sentiment accru d’accomplissement et de confiance, renforcé par la diplomatie déployée lors de la Journée de la Victoire à Pékin le 3 septembre dernier. A travers les activités diplomatiques de Kim Jong-un, Pyongyang a réaffirmé son intégration dans le cadre de solidarité trilatérale avec la Chine et la Russie, tout en consolidant ses liens bilatéraux avec ces deux États. Cette dynamique s’est poursuivie avec la visite, le 10 octobre, du Premier ministre chinois Li Qiang et de Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité nationale russe, à l’occasion du 80e anniversaire du Parti des travailleurs de Corée du Nord, symbolisant la continuité et le renforcement de cette coopération stratégique. La nouvelle stratégie de la Corée du Nord vise à affirmer le statut national et à garantir la légitimité internationale du pays. Il est prévisible que les relations intercoréennes ne se resserreront pas facilement.
Jiyu Choi