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dimanche 19 octobre 2025

Europe, an 4. Du difficile retour aux rationalités stratégiques

 

Trois ans après la deuxième invasion de l’Ukraine – et onze ans après la première –, l’Europe stratégique est dans une situation paradoxale. Sur le plan déclaratoire, elle serait sur le pied de guerre : augmentations budgétaires continues sanctionnées par le dernier sommet de l’OTAN, dialogue stratégique autour du nucléaire, passage à une économie de guerre, mise en place de nouveaux dispositifs de financement européens. Mais s’il en est consubstantiel, le déclaratoire ne peut se substituer à l’opérationnel.

« Le réel, c’est quand on se cogne » : cette citation attribuée à Jacques Lacan semble d’actualité au regard d’une situation stratégique qui a connu, depuis un an, une évolution triplement défavorable pour les Européens. D’abord, il faut constater que les Russes ont multiplié les actions visant des États européens : dans le domaine cyber, contre les câbles sous-­marins et, surtout, des actions d’influence à l’égard des différentes élections européennes comme, plus largement, des sociétés. Il faut ainsi noter une plus grande désinhibition des services de renseignement à évoquer ces manœuvres. En utilisant pour la première fois un missile balistique conventionnel de portée intermédiaire Oreshnik le 21 novembre dernier, la Russie a également imposé une forme de dilemme stratégique à l’OTAN, induisant un retour à la thématique du découplage (1), centrale dans le débat stratégique des années 1980. Ce tir – et surtout la possibilité d’une production en série du missile – a été étonnamment peu commenté sur ses implications stratégiques ; en particulier la viabilité d’une éventuelle garantie nucléaire française à l’endroit des alliés européens.

Une vision pessimiste

Si certains ont pu railler l’absence d’une menace russe du fait de l’impossibilité pour Moscou de faire parader ses chars dans Paris, il faut aussi constater que le caractère de la guerre a changé et que ses implications ne sont pas toujours comprises. La guerre reste perçue comme une séquence dont le point de bascule serait l’ouverture du feu. Or, si cette vision correspond à une vision juridique classique, il faut aussi constater qu’elle tend à passer outre la complémentarité et l’intrication « contestation-confrontation » que résumait la formule, un peu malheureuse, de « guerre avant la guerre ». Mais le fait est qu’en dépit des pertes observées en Ukraine, Moscou conserve des avantages comparatifs majeurs : sa force aérienne et sa marine n’ont été que peu touchées ; ses capacités aérobalistiques s’accroissent ; ses capacités spatiales connaissent un regain d’attention ; et les domaines aussi bien non cinétiques que stratégiques du cyber, de l’action sur les fonds marins et de l’influence non seulement restent intacts, mais ont été developpés. Enfin, et en dépit des pressions induites sur l’économie russe, la production de matériels se poursuit et s’intensifie. Que Moscou ne soit pas capable de s’en prendre aux États baltes ou à la Pologne aujourd’hui ne signifie pas qu’elle ne le sera pas dans cinq à dix ans…

Ensuite, notre dernier hors-­série sur le sujet, il y a précisément un an, posait la question de l’élection de Donald Trump à la Maison-­Blanche et de ses conséquences non seulement pour l’OTAN, mais aussi pour le soutien à l’Ukraine (2). Depuis lors entré en fonction, il a instauré un climat qui oscille entre incertitude et hostilité tant à l’égard de nos pays qu’à celui de Kiev. Possibilité d’un redéploiement des forces en Europe, ambiguïtés quant à une assistance effective en cas d’activation de l’article 5 – si tant est qu’elle soit physiquement possible (3) – et autres gesticulations autour des droits de douane ont mis à mal la cohérence politique interne de l’Alliance atlantique. En Ukraine, le positionnement de Washington a laissé dubitatif. À la « gestion de l’escalade » de l’administration Biden se seront substituées des pressions directes sur Kiev au nom d’une forme aussi singulière que dévoyée de réalisme – la question des fameuses « cartes en main » – niant la complexité d’un rapport de force dont la guerre a démontré qu’il était loin de se limiter à l’état des arsenaux en février 2022.

Enfin, le décalage entre le déclaratoire européen et la réalité stratégique consacre une deuxième évolution défavorable. On aura ainsi vu en 2025 une multiplication des conférences en tous genres autour du soutien à l’Ukraine et de l’attitude à adopter face aux désistements américains. Si la communication a souvent été léchée, le résultat laisse les observateurs sur leur faim face à des manœuvres semblant surtout démontrer que les uns et les autres cherchaient à prendre un leadership diplomatique qu’aucun n’est, en fait, réellement capable d’assumer. Paradoxalement, les États les plus actifs dans l’organisation de ces conférences, France comprise, figurent aussi parmi ceux ayant réalisé les plus faibles efforts de réinvestissement dans la défense entre 2014 et 2024 – à tout le moins en termes de part du PIB affectée aux dépenses de défense (voir tableau 1). De fait, et pour citer Bismarck cette fois, « la diplomatie sans les armes, c’est la musique sans les instruments ». Les États européens réapprennent ainsi que les stratégies diplomatique et militaire ne sont que la continuité de la politique dans leurs domaines d’application respectifs : dans une situation telle que la nôtre, l’une n’a pas à primer l’autre – au contraire, c’est leur complémentarité qui fait leur force.

Une vision (modérément) optimiste

D’une certaine manière, le cycle des conférences sur la sécurité s’est terminé avec le sommet de l’OTAN de La Haye des 24 et 25 juin, qui consacre une évolution des dépenses de sécurité, au sens large, à 5 % du PIB, dont 3,5 % pour les dépenses de défense. Derrière ce tableau pessimiste, on peut toutefois objecter que l’une des vertus du retour au pouvoir de Donald Trump aura été de faire prendre conscience aux Européens de leur solitude stratégique, les forçant à réinvestir dans les domaines stratégiques. Incidemment, l’agrégat entre dépenses de défense et dépenses de sécurité est aussi un retour aux réalités stratégiques : au début des années 2010, il était de bon ton de souligner l’importance des coopérations interministérielles comme facteur de compensation des effets des Livres blancs de 2008 et de 2013. Dans le cas actuel et face à une situation aérobalistique évolutive, on redécouvre les vertus des sécurités civiles et l’importance du durcissement des infrastructures – militaires comme civiles – tout en considérant que la sécurisation des réseaux et des infrastructures cyber n’est plus uniquement une variable d’ajustement budgétaire des entreprises.


S’il faut constater ici le triomphe de la stratégie intégrale, articulant l’ensemble des domaines de puissance de l’État, il est bien modeste et reste surtout conceptuel : le chemin est encore long, à plusieurs égards. D’une part, le réveil stratégique européen se heurte à des réalités techniques trop longtemps déconsidérées. La temporalité de la montée en puissance de l’industrie et de la (re)mise en place de capacités n’est pas celle des déclarations politiques et des réalités budgétaires, en particulier celles liées à la dette. On le constate dans les commandes effectivement passées. S’il est évident que nombre d’États européens commandent bien plus que par le passé, ce n’est pas le cas partout. En France, on lit bien peu de communiqués de presse portant sur des achats, nonobstant une communication ministérielle arguant du respect de la Loi de programmation militaire face à la presse qui s’interroge sur la réalité de l’économie de guerre. On constate également que si les dispositifs européens sont mis en place – les fameux 800 milliards d’euros de ReArm Europe (4)–, ils sont encore trop peu exploités par les États.

D’autre part, si la prise de conscience du passage à une autre époque semble bien là, les États européens restent dans une posture d’éclatement stratégique. Les positions nationales restent très diverses et font évoluer une géostratégie des coopérations régionales dont nous dessinions les contours en 2013 (5) :

• le « bloc balte », incluant initialement la Pologne, s’est élargi au « bloc scandinave ». À présent tous membres de l’OTAN comme de l’UE, ces États sont engagés dans une dynamique de remontée en puissance qui dépasse la modernisation pour s’engager sur la voie de l’expansion. De nouvelles unités sont mises en place et des domaines comme l’artillerie, les chars de bataille, la défense aérienne à moyenne portée ou les drones sont particulièrement explorés. L’ensemble est couplé à une attention portée aux forces de défense territoriale, à la sécurisation des frontières (6) et à la protection des populations civiles ;

• la « Mitteleuropa » a pour centre de gravité l’Allemagne, qui entraîne autour d’elle des États de taille moyenne, des Pays-Bas à la Roumanie en passant par une partie des Balkans. La logique est également centrée sur la défense territoriale, mais dans un contexte où, comparativement à 2013, les équilibres politiques ont pu changer – Slovaquie, Hongrie – ou ont failli le faire (Roumanie). Les investissements sont, là aussi, importants, mais l’ancrage atlantiste est plus marqué ;

• plus éloignés de la Russie « les Méditerranéens » sont plus critiques à l’égard d’un réinvestissement dans la défense. L’Italie est un cas à part : industriellement, elle se rapproche de l’Allemagne tout en ayant une posture – marquée, mais discrète – de soutien à l’Ukraine. Mais, dans le même temps, sa logique vise plus à soutenir son industrie de défense qu’à faire remonter en puissance ses forces ;

• « L’entente cordiale » franco-­britannique est dans une posture délicate. Ayant l’avantage comparatif de leurs capacités nucléaires – il est d’ailleurs significatif que Londres veuille acheter des F‑35A afin de les équiper de bombes B61 sous régime de la double clé (7) –, les deux pays disposent de budgets limités. Le Royaume-Uni, en particulier, multiplie les ambitions capacitaires, mais sans réellement disposer des moyens de leur concrétisation. La France est quant à elle suspendue à l’actualisation de la Revue nationale stratégique…

Dans pareil cadre, on voit apparaître le paradoxe d’un non-­approfondissement des structures existantes – OTAN, UE – et d’une multiplication des coopérations bilatérales. De Trinity House (Allemagne/Royaume-­Uni) à Nancy (France/Pologne) en passant par un rapprochement industriel avec la Suède, l’heure est à la diplomatie de défense. Elle passe aussi par des initiatives structurantes dans le domaine capacitaire – typiquement ELSA (European long-­range strike approach) pour les feux à longue portée (8). C’est aussi le cas dans le domaine opérationnel : en mai 2025, les premiers personnels de la 45e brigade blindée allemande étaient officiellement basés en Lituanie – une implication par le positionnement qu’il reste difficile d’égaler (9)… Au sein des « blocs » eux-­mêmes, ces coopérations se multiplient dans des domaines opérationnels, comme entre les forces aériennes finlandaise, danoise, suédoise et norvégienne, dont l’ambition en termes d’intégration est particulièrement élevée. C’est aussi le cas, sur le nucléaire franco-britannnique, contre des « menaces extrêmes » sur l’Europe avec la récente déclaration de Northwood. Toutefois, diront les observateurs les plus pessimistes, les principaux facteurs de friction ayant jusqu’ici entravé les coopérations européennes restent bien présents…

L’enjeu ukrainien

Derrière la réponse à la menace russe, il y a également l’enjeu de la poursuite du soutien à l’Ukraine. En l’occurrence, la stratégie des moyens adoptée a basculé d’une logique de fourniture de stocks – les dons de matériels ne sont plus que marginaux, lorsqu’ils font encore l’objet de publicité – à une logique d’ukrainisation, sur deux piliers. D’une part, la conclusion d’accords entre les industriels européens et les entreprises locales, débouchant sur une véritable course à l’établissement de partenariats avec un État qui dispose de ressources et d’une culture industrielle. Si leur mise en place a mis du temps, ce délai était nécessaire pour les négociations, mais aussi pour la construction et la remise à niveau des infrastructures indispensables. D’autre part, le financement de la construction de matériel sur place s’est intensifié, avec, en avril dernier, plus de 10 milliards d’euros promis à Kiev, ventilés vers des secteurs spécifiques de l’industrie (10). Les États européens ont donc compensé le désengagement américain. Depuis, d’autres annonces ont été faites. Mi-juin, l’Allemagne indiquait ainsi que l’enveloppe de l’aide allouée pour 2025 serait de 9 milliards, comprenant des montants qui permettront à l’Ukraine d’acheter des systèmes directement en Allemagne.

Les enjeux sont multiples. D’un point de vue militaire, le changement de régime tactique observé en Ukraine implique des investissements massifs dans les domaines liés aux drones, à l’artillerie ou encore à la guerre électronique et à l’intelligence artificielle. L’Ukraine elle-­même produisait mensuellement, dès fin avril 2025, 36 obusiers 2S22 Bohdana et, début juillet, 200 000 drones de tous types. Ce véritable succès – source de bien des retours d’expérience – reste insuffisant, en particulier dans le domaine de la défense aérienne où la dépendance à l’étranger est presque totale – et alors que 25 000 Shahed ont été tirés entre janvier et juillet 2025 contre 14 000 pour 2023 et 2024. D’un point de vue stratégique, la guerre d’Ukraine constitue un test de cohésion européenne – au risque de la fragmentation – tout comme le rappel quotidien que le monde de la charte de Paris de 1990 n’a plus guère de valeur, et est, à n’en pas douter, observée de près par d’autres États dans un contexte où l’emploi de la force n’est plus un tabou.

Notes

(1) Joseph Henrotin, « Renouveau de la dissuasion conventionnelle ? Du tir de l’Oreshnik et de ses conséquences », Défense & Sécurité Internationale, no 175, janvier-février 2025.

(2) Joseph Henrotin, « Défense de l’Europe, an 2. Recompositions et adaptations à l’ère des perturbateurs », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 97, août-septembre 2024.

(3) Il faut ici rappeler qu’une bonne partie de la flotte américaine de transport maritime stratégique, datant des années 1980, est en mauvais état et que de nombreux bâtiments vont quitter prochainement le service sans être remplacés. Or cette flotte serait appelée à transporter l’essentiel des matériels américains en cas d’engagement en Europe, les APS (Army prepositionned stocks) étant insuffisants.

(4) À tempérer par leur nature propre. Voir les articles de Renaud Bellais et de Maxime Cordet dans ce hors-série.

(5) Joseph Henrotin, « De la durabilité de la puissance militaire française », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 31, août-septembre 2013.

(6) Y compris par des systèmes de barrage tactique et la sortie des traités sur les mines antipersonnel.

(7) Non sans critiques : la microflotte impliquerait un effet d’éviction quant à d’autres capacités, et ne peut être ravitaillée en vol par les Voyager, ne disposant pas de perches adéquates.

(8) Voir l’article qui est consacré à l’initiative dans ce hors-série.

(9) D’autant plus que la brigade est puissante : un bataillon blindé (44 Leopard 2A7), un bataillon mécanisé (44 Puma), un bataillon d’artillerie, des compagnies de reconnaissance.

(10) Il faut y ajouter près de 10 milliards en assistance humanitaire et en aide financière à l’État.

Joseph Henrotin

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