Lorsque l’on évoque le danger d’une guerre en Asie, nous avons tendance à imaginer un conflit autour de Taïwan ou en mer de Chine méridionale. Pourtant, un autre territoire pourrait bien devenir le prochain grand champ de bataille de la région : l’Asie du Sud. Il convient bien de parler de danger, y compris vu d’Europe, lorsque trois pays dotés de l’arme nucléaire envisagent la possibilité de se faire la guerre.
On pense bien sûr aux tensions indo-pakistanaises, qui ont eu pour conséquence quatre guerres (en 1947-1948, 1965, 1971 et 1999). Aujourd’hui, une Inde sûre d’elle-même, dominée politiquement par le nationalisme hindou, se trouve face à un État pakistanais secoué par des crises internes, qui l’affaiblissent vis-à-vis de son voisin. Or, par son amitié historique avec Islamabad, ses tensions frontalières avec l’Inde, et ses nouvelles routes de la soie (Belt and road initiative — BRI), la Chine s’affirme également comme une puissance influente sur les destinées sud-asiatiques. Cela explique que le risque d’une guerre sur deux fronts, pour l’Inde, contre ses deux plus grands voisins, ait été mis en avant ces dernières années, notamment par des militaires de haut rang. On pense par exemple au chef d’état-major de l’armée indienne, Bipin Rawat, qui, en septembre 2020, a exposé la réalité du danger, mais sans véritablement donner les preuves de la capacité indienne d’y répondre victorieusement. Par la suite, des successeurs de Rawat, comme Manoj Mukund Naravane, dans un article pour le journal indien The Print, publié en aout 2023, puis Upendra Dwivedi, lors de la grande conférence de l’India Today Conclave, le 8 mars 2025, ont confirmé les craintes d’une possible guerre sur deux fronts.
Il serait sans doute judicieux, en France comme en Europe, de prendre en compte ce danger pour la paix en Asie et d’en analyser les racines.
Inde-Chine : des tensions frontalières et plus encore
Au cœur de ce danger se trouvent, bien entendu, les tensions entre l’Inde et la Chine. Ces tensions sont avant tout le fruit de leurs disputes frontalières. Les détails de ce problème particulier ont été exposés dans deux précédents articles (1). Rappelons qu’entre les deux pays, la frontière commune n’a pas été clairement tracée — un legs malsain de l’impérialisme britannique. On parle aujourd’hui d’une « Ligne de contrôle réel » (LCR), de 3488 kilomètres de long, qui a connu des tensions de plus en plus importantes depuis la fin de la décennie 2010.
En novembre 2024, on a pu croire à une détente possible sur ce sujet qui empoisonne les relations bilatérales : un accord aurait conduit la Chine et l’Inde à accepter un retrait de troupes et d’infrastructures temporaires (servant la militarisation de la région), ainsi qu’à favoriser une gestion apaisée des patrouilles à la frontière. Pourtant, cet espoir a globalement été déçu : l’idée d’un démantèlement sérieux des infrastructures est une illusion, car elles peuvent avoir un double usage, civil et militaire, et parce qu’aucun des deux États n’est prêt à abandonner ses efforts face à l’autre. Ainsi, toujours en novembre 2024, New Delhi annonçait plusieurs dizaines de projets d’infrastructures (routes, ponts) à sa frontière avec la Chine (2). Par ailleurs, les territoires disputés entre la Chine et l’Inde empêchent toujours une réelle détente. La révocation de l’autonomie du Cachemire indien en aout 2019 est l’une des principales raisons des tensions actuelles. En janvier 2025, la création de deux comtés dans l’Aksai Chin, un territoire chinois depuis 1962, a profondément révolté l’Inde et réduit les chances d’un véritable apaisement.
En réalité, Indiens et Chinois n’ont pas véritablement changé d’approche ces cinq dernières années. Les Indiens font dépendre la relation bilatérale de l’amélioration de la situation à la frontière, dans le sens de leurs intérêts, autant électoraux (plaire à un électorat patriote) que militaires (éviter que la confrontation ne dégénère). De leur côté, les Chinois refusent que les relations bilatérales, qui pourraient être positives sur plusieurs points économiques notamment, soient bloquées par ces tensions frontalières (3). Une position rationnelle, étant donné ce qui est au cœur du problème bilatéral : le manque de confiance entre Pékin et New Delhi, et le refus de faire des concessions sur leur propre vision de ce que devrait être la frontière.
La question frontalière est d’autant plus difficile à régler qu’elle n’est qu’un aspect de la rivalité sino-indienne. Il ne faut pas oublier que l’Inde se conçoit également comme une grande puissance, et non pas comme une puissance régionale se limitant à l’Asie du Sud (4). Ainsi, vu de New Delhi, la possibilité de voir la Chine renforcer ses capacités maritimes au Pakistan et à Djibouti, en ajoutant une présence en Afrique de l’Est et en consolidant sa position dans l’océan Indien, serait perçue comme « terrible » (5). En fait, un point qui oppose Indiens et Chinois au-delà de la question frontalière est la façon de voir les relations internationales en Asie-Pacifique, au sens large. Si les premiers soutiennent l’idée d’une Asie multipolaire, ils défendent aussi la notion de zones d’influence (6). Une approche que ne peut accepter Pékin, pour des raisons évidentes : un environnement est-asiatique où ses voisins sont assez puissants pour refuser une « doctrine Monroe » à la chinoise, et une réalité géographique faisant de la Chine un acteur naturellement actif en Asie centrale et du Sud-Est. Nous sommes donc face à deux puissances montantes aux visions diplomatiques divergentes, régionalement.
Ces divergences ont favorisé un rapprochement entre les États-Unis et l’Inde, perçu comme problématique pour la Chine. Ce dernier s’est principalement construit autour de la crainte de la montée en puissance de la Chine (7). Une approche qui s’est confirmée dans le temps, que ce soit au niveau bilatéral (y compris avec Donald Trump) (8) ou multilatéral (notamment au sein du Quad, un partenariat diplomatique de pays unis par leur inquiétude face à la montée en puissance chinoise, où l’Inde prend incontestablement de l’importance) (9). Par ailleurs, cette politique d’alignement sur les Américains en Asie a été bénéfique à l’Inde de Modi. Au cours de la dernière décennie, l’Inde a ainsi pu importer pour 20 milliards de dollars de matériel militaire américain, avec une capacité de transfert de technologie non négligeable. En revanche, son rival pakistanais a été limité, notamment dans ses capacités balistiques, en raison des sanctions américaines (10). Vu de Pékin, cela signifie que l’Inde, pour l’instant, choisit de soutenir une politique que le gouvernement chinois ne peut considérer que comme agressive à son égard. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre en compte le fait que, depuis 2024, avec le déploiement du système de missiles Typhon sur une base militaire de l’ile de Luzon, les Américains disposent théoriquement des missiles Tomahawk pointés sur les grandes villes du Sud-Est de la Chine (11). Il suffit aussi d’imaginer un système équivalent à Cuba (12) pour comprendre que l’idée de « seconde guerre froide » n’est pas exagérée. Or, dans ce conflit, pour l’instant, l’Inde semble avoir choisi son camp.
Inde, Pakistan, Chine : de la guerre sur deux fronts à l’échange nucléaire
C’est donc sans surprise que, malgré les difficultés qui peuvent être rencontrées dans les relations bilatérales, Pékin et Islamabad restent très proches. On a détaillé ailleurs cette coopération bilatérale mutuellement bénéfique sur la durée (13). Or pour l’Inde, le Pakistan est l’ennemi héréditaire qui bloque toute possibilité de « doctrine Monroe » indienne en Asie du Sud. Que ce soit sur leur capacité nucléaire, balistique ou aérienne, les preuves d’une implication chinoise permettant au Pakistan d’avoir les moyens de se défendre face à l’Inde sont connues. Sur ces cinq dernières années, Islamabad aurait notamment absorbé 63 % des exportations d’armement chinoises (14).
Pire encore, vu de New Delhi, ce sont ces liens particuliers avec le Pakistan qui permettent au Corridor économique Chine-Pakistan (CECP), un projet phare pour le BRI chinois, de passer par des territoires pakistanais que l’Inde considère comme siens. Sur ce sujet, la position indienne s’est clairement radicalisée sous Modi, jusqu’à l’abolition de l’autonomie du Cachemire indien, en 2019, et le rappel régulier que le Cachemire et le Gilgit-Baltistan pakistanais sont, selon New Delhi, des territoires « occupés ». Cela explique pourquoi, en mai 2024, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères indien, Randhir Jaiswal, affirmait, à propos du CECP : « Nous sommes contre. [Le CECP] va à l’encontre de notre intégrité territoriale et de notre souveraineté (15). » Face à de telles positions, la Chine a durci sa position sur la question cachemirie, en apportant un soutien accru au Pakistan, ce qui constitue une nouvelle source de tensions entre la Chine et l’Inde (16). Les médias indiens (17) ont souligné l’aide chinoise fournie aux forces armées pakistanaises dans l’Azad Cachemire ces dernières années, tant sur le plan de la communication que de la défense. Cette aide inclut notamment la fourniture d’artillerie automotrice, comme le SH-15 (18), ainsi que des radars HGR et JY, améliorant ainsi la surveillance et la défense aériennes. Autant d’outils visant à soutenir un allié, mais aussi à défendre le Corridor. Dans le cadre d’un conflit indo-pakistanais, ce territoire disputé serait forcément une cible prioritaire. Le danger que cela représenterait pour le CECP pourrait pousser la Chine à intervenir dans un tel conflit. C’est une des possibilités qui entrainerait une guerre sur deux fronts pour l’Inde.
Or si un affrontement indo-pakistanais peut sembler gérable vu de New Delhi, le débat est plus équilibré quand on évoque l’idée d’une guerre sur deux fronts, à la fois contre le Pakistan et contre la Chine. Une réalité que les élites indiennes n’ont pas su faire évoluer en leur faveur, malgré la reconnaissance de ce danger par le ministère de la Défense depuis 2009 (19). À l’époque, les militaires indiens ne croyaient pas nécessairement à une véritable lutte simultanée sur deux fronts, mais considéraient l’évocation de cette menace comme un moyen de justifier les achats nécessaires à la modernisation de l’armée (20). Pourtant, force est de constater qu’aujourd’hui, le pays n’est pas prêt pour une telle guerre. Ainsi, l’avantage aérien de l’Inde, acquis avec les Rafale français, s’amenuise face à l’implication chinoise, qu’elle soit directe, militaire, ou indirecte, comme la fourniture d’avions furtifs J-31 aux Pakistanais. Plus largement, avec seulement 31 escadrons, l’Inde serait en mesure de se défendre, mais n’aurait pas la capacité offensive nécessaire face à la Chine, dans le cadre d’une guerre sur deux fronts (21).
Cela ne signifie pas qu’un discours de compromis sur les frontières avec la Chine ou d’apaisement avec le Pakistan pourrait l’emporter en Inde. Revenons, par exemple, sur la position du général M. M. Naravane, évoqué en introduction. Il considère la double menace comme une réalité, mais sa réponse au problème est d’éviter une guerre qui serait menée sur deux fronts simultanés. Un tel scénario rendrait la victoire difficile, et pour illustrer ce point, il utilise l’histoire de l’Allemagne comme exemple. En revanche, la victoire devient possible lorsque tous les moyens disponibles, notamment économiques et diplomatiques, sont utilisés pour contraindre l’un des deux ennemis à ne pas s’engager dans une guerre sur deux fronts contre un adversaire commun. L’Inde a déjà l’expérience d’une telle vision : c’est sa diplomatie qui lui a permis de signer le traité de paix, d’amitié et de coopération avec l’URSS, empêchant la Chine de s’impliquer dans la guerre de 1971 (22). Selon cette approche, la guerre est difficilement évitable, mais la victoire est possible. Mais en période post-guerre froide, elle surestime peut-être les capacités et désirs d’intervention d’une alliance comme le Quad, ou de tout autre acteur qui pourrait s’inquiéter de la montée en puissance chinoise. S’impliquer dans ce qui reste une compétition frontalière issue de la colonisation britannique, le même héritage historique qui explique les tensions indo-pakistanaises, n’apparaitra pas forcément comme une évidence à Washington comme dans les autres capitales occidentales.
C’est pourquoi certains en Inde jugent le discours du général trop optimiste. Ils estiment que la réponse au danger du double front passe par l’utilisation de l’arme nucléaire par les Indiens. L’idée d’un recours en premier à cette arme, face au Pakistan, fait déjà partie de la réalité stratégique indienne. Il suffirait donc d’une simple évolution de la doctrine militaire indienne (23). Cependant, une telle évolution risquerait de pousser le Pakistan à utiliser lui-même l’arme nucléaire, également par nécessité de se protéger. D’autant que plus que la logique pakistanaise considère les armes nucléaires tactiques comme un moyen de contrer les forces militaires indiennes, une tentation d’autant plus forte si le pays se bat pour son intégrité territoriale, ce qui serait précisément le cas (24). Cela rend la possibilité d’une frappe punitive indienne très probable, même si elle n’a pas cédé à la tentation d’une frappe nucléaire en premier contre le Pakistan. Or l’Inde a récemment démultiplié ses capacités de seconde frappe, avec le missile balistique de sous-marins K-4, capable de frapper partout au Pakistan et sur la plus grande partie du territoire chinois (25). Quant à la Chine, elle a une longue tradition de refus de l’emploi en premier de l’arme nucléaire. Mais elle a également développé une capacité de contre-attaque punitive, renforcée sous le président Xi Jinping (26). Difficile d’imaginer Pékin ne pas réagir à une frappe contre l’un de ses rares alliés. Dans une guerre sur deux fronts, où la survie d’au moins un des États et le statut des deux autres sont en jeu, une escalade vers le pire n’est décidément pas à exclure. Une telle réalité ne devrait pas nous laisser indifférents : en plus du choc régional désastreux, les incendies et destructions causés par un tel échange auraient aussi un impact climatique majeur, rapide et international. Cela perturberait la production agricole et pourrait plonger un à deux milliards de personnes dans la famine (27).
L’Europe face aux défis de l’Asie du Sud
La France, comme d’autres nations européennes, s’est prise de passion pour la notion d’« Indo-Pacifique ». Certains la voient comme une puissance indo-pacifique, une approche pourtant contestable lorsqu’on examine notre impuissance ou nos échecs plus proches de nous, notamment dans le Sahel (28), sur la question ukrainienne, ou face aux événements récents au Moyen-Orient (29). Mais dans le contexte évoqué dans cet article, nous sommes confrontés à une autre faiblesse de la notion d’ « Indo-Pacifique » : elle regroupe dans un même ensemble des régions asiatiques radicalement différentes, tout en éclipsant le caractère particulier de l’Asie du Sud, bien loin de la notion de « paix asiatique » qui a longtemps dominé l’Asie de l’Est, notamment (30). Or, dans les questions diplomatiques et sécuritaires, il est impossible de contrer un danger qu’on est incapable de voir. Une région comme l’Asie du Sud est suffisamment importante, tant sur le plan géopolitique, sécuritaire qu’économique, pour que Français et Européens l’abordent comme telle… et prennent au sérieux le danger évoqué dans cet article.
Une frontière sino-indienne sous tension