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mercredi 18 juin 2025

Hydravions : vers un retour en grâce pour les opérations amphibies ?

 

L’importance des zones maritimes, combinée à la concentration persistante des enjeux géopolitiques autour de la zone indopacifique et, plus spécifiquement encore, de la mer de Chine, pourrait à court terme entraîner le retour en force d’un appareil dont les heures de gloire appartiennent à la première partie du XXe siècle : l’hydravion.

L’hydravion est presque aussi vieux que l’aviation. Il est même aux origines de l’aéronavale, quand les puissances qui s’apprêtaient à s’engager dans les fracas du premier conflit mondial imaginaient déjà son potentiel militaire. Sa primauté sur le dirigeable est d’ailleurs consacrée dans la doctrine navale française le 1er juillet 1910 quand la commission « Le Pord » rend ses conclusions au vice-­amiral Auguste Boué de Lapeyrère, ministre de la Marine. La marine française entrera ainsi en guerre en 1914 avec 27 pilotes et 14 hydravions opérationnels (1). Quatre ans plus tard, aucune force navale crédible ne sera plus jamais envisagée sans la présence de l’arme aérienne. Et si l’hydravion reste alors cantonné à des missions plutôt expérimentales, la montée en gamme massive qui s’opère dans l’entre-­deux-guerres, avec notamment l’arrivée d’appareils bien plus robustes et endurants, comme en 1936 le mythique bimoteur Consolidated PBY Catalina américain, ouvre la voie à des spécialisations qui feront largement leurs preuves durant la Seconde Guerre mondiale : patrouille maritime, reconnaissance et escorte, lutte antinavire et anti-­sous-­marine, jusqu’au transport et sauvetage en mer. Mais dans les années 1950, alors qu’ils ont largement gagné en taille comme en masse, les hydravions ne peuvent rivaliser avec le développement d’avions aux systèmes embarqués toujours plus modernes, qui nécessitent d’être opérés depuis l’intérieur des terres. Le déclin sera lent, mais fatal à la filière.

Mise en pause du projet de C‑130 amphibie pour l’USSOCOM

Retour en 2024, où en raison de l’intérêt vital que représente le théâtre du Pacifique pour les États-Unis d’Amérique, l’hydravion est de nouveau envisagé par le Pentagone. Ce renouveau, appelons-le ainsi, peut être décomposé en deux temps.

Une première réflexion outre-­Atlantique va se dérouler entre mai 2021 et mai 2024, période durant laquelle le commandement des opérations spéciales américain, l’USSOCOM, au sortir de deux décennies de guerre contre « le terrorisme », va repenser son approche des différents milieux. S’agissant des opérations aéronavales, et plus précisément aéroamphibies (action de la mer vers la terre), cela passera par l’annonce en mai 2021 de l’exploration d’un concept de MC‑130J Commando II de Lockheed Martin converti en hydravion, le projet MAC, pour « MC‑130J Amphibious Capability ». La genèse (2) de ce projet, qui n’est pas un programme, provient bien entendu de l’antagonisme qui se développe avec la Chine. Or les forces spéciales américaines annoncent clairement en 2021 leur volonté de mettre leur adversaire face à des « dilemmes stratégiques ». Ou autrement dit, l’armée américaine veut bénéficier de suffisamment de souplesse pour devenir imprévisible, ce qui passe dans le cas des opérations amphibies sur le théâtre du Pacifique par son émancipation des structures en dur que sont les bases aériennes et les aérodromes, ou même les pistes sommaires.

Pour l’Air Force Special Operations Command (AFSOC), chargé du projet avec la DARPA, le MC‑130 Super Hercules est un appareil emblématique aux caractéristiques qui font de lui un véritable couteau suisse, maîtrisé et robuste, dont le rayon d’action convient parfaitement à la zone d’opérations visée. Toutefois, le choix a priori frugal d’adapter au milieu maritime une plateforme éprouvée comme le Super Hercules – qui deviendrait ainsi le « Sea‑130 » ! – va s’avérer finalement plus générateur de questions que de réponses : comment embarquer ou débarquer de petites embarcations depuis la rampe arrière d’un appareil si haut perché sur ses flotteurs ? Quel serait le niveau de complexité d’intégration pour le kit de flottaison ? Quelle résistance des moteurs dans un environnement si corrosif ? Dès 2021, l’AFSOC reconnaît ainsi que la tâche constitue un défi « en termes de physique et d’ingénierie », mais entend s’appuyer sur un écosystème industriel d’innovateurs afin d’obtenir des résultats au plus tard en 2025.

C’est un échec, puisqu’en mai 2024, le projet est officiellement mis en pause, après qu’une nouvelle enveloppe de 11,5 millions de dollars lui a été refusée. Seules des simulations numériques auront pu être réalisées, sur la base de l’architecture visible sur les présentations graphiques diffusées publiquement. Cependant, le projet MAC aura tout de même permis à l’AFSOC d’avancer sur la définition de ses besoins.

« Liberty Lifter » : Ekranoplane ou hydravion ?

L’autre versant des réflexions américaines se présente sous la forme du programme « Liberty Lifter Seaplane Wing-in-Ground Effect » mené par la DARPA. La célèbre agence pour l’innovation de défense conduit en effet des travaux depuis 2021 sur un avion combinant les avantages de l’hydravion et d’un appareil à effet de sol de type Ekranoplane, technologie que seuls les Soviétiques ont vraiment explorée jusqu’au niveau opérationnel. L’objectif tout à fait officiel est de « s’affranchir des limitations opérationnelles des plateformes de transport aérien et maritime traditionnelles », pour de simples missions de transport vers des bases avancées (Expeditonary Advanced Base Operations) comme pour des opérations amphibies distribuées (Distributed Maritime Operations). L’aéronef serait capable de mener ces missions sous la couverture radar, par temps agité (état de la mer allant de 4 à 5, c’est-à‑dire avec une houle pouvant atteindre 4 m) tout en disposant d’une charge utile de 100 t, soit davantage qu’un C‑17, qu’il s’agisse de troupes ou de matériel. Sa dimension hybride résiderait dans le fait que, contrairement à un appareil à effet de sol, destiné à n’évoluer qu’à quelques mètres de la surface, il pourrait voler à une altitude 10 000 pieds dans certaines conditions. Liberty Lifter s’annonce alors comme un programme aussi audacieux qu’ambitieux, cherchant à compenser les limites d’un appareil à effet de sol (maniabilité limitée et nécessité d’une mer calme) grâce aux technologies modernes de capteurs et commandes de vol, mais aussi en lui donnant des profils d’ailes à géométrie variable permettant d’adopter davantage de caractéristiques d’un hydravion que d’un Ekranoplane, ce dernier étant en réalité plus proche du navire que de l’avion. Début 2023, la phase 1a débute officiellement et deux constructeurs sont retenus pour mener le projet plus en avant via des concepts préliminaires à faire maturer : Aurora Flight Sciences, filiale de Boeing, et General Atomics. Là où Aurora misera sur une conception assez classique (3), General Atomics va proposer une architecture quasi inédite à double fuselage avec propulsion distribuée reposant sur pas moins de 12 turbomoteurs à hélices, et accès aux soutes par le nez de l’appareil. Après que la DARPA a engagé plusieurs dizaines de millions de dollars dans les deux concepts, la phase 1b débute en mai 2024 avec l’annonce que le programme se poursuivra autour du concept d’Aurora. Celui-ci a évolué entre-­temps, abandonnant son empennage en T pour un « pi », afin d’optimiser l’ouverture de soute à l’arrière de l’appareil. De plus, les flotteurs sont désormais aux extrémités des ailes pour profiter d’un meilleur effet de sol. Il dispose lui aussi d’une motorisation distribuée, mais avec huit propulseurs. L’appareil peut théoriquement emporter deux véhicules de combat du corps des Marines, ou six conteneurs standards (DRY), mais des indices laissent désormais penser que la taille globale de l’appareil a été revue à la baisse. La phase 2 du programme est attendue dès cette année 2024, la revue de conception préliminaire devant être achevée en 2025, ouvrant la voie à un démonstrateur qui volerait en 2028.

L’Asie en avance, l’Europe absente

Il faut préciser que le programme Liberty Lifter, annoncé comme « rustique » (mais en vérité terriblement complexe) et dimensionné pour le gros des forces conventionnelles américaines (et donc seulement elles ?), ne règle en rien les problématiques de l’USSOCOM qui, avant même la mise en pause de son projet MAC, avait entrepris l’étude d’un autre candidat, déjà opérationnel celui-là : le ShinMaywa Industries US‑2, en service dans la Force maritime d’autodéfense japonaise depuis 2007. Le Japon, nation insulaire, a effectivement fait le choix stratégique en 1996 de développer son propre hydravion moderne. Ce quadrimoteur de 47 t utilisé pour le sauvetage en mer et les interventions humanitaires est apte à la patrouille maritime, son nez accueillant un radar de recherche Ocean Master 100 de Thales. Il dispose aussi d’une capacité au décollage court en à peine 280 m grâce à un dispositif de contrôle de couche limite. Malheureusement, l’intérêt porté par les forces spéciales américaines en 2022 et en 2023 se limitera à la prise d’informations. Le manque de volume en soute et l’absence de rampe de chargement arrière ont, semble-t‑il, découragé l’USSOCOM. Les Japonais n’ont pourtant pas manqué de rappeler à quel point l’appareil pouvait être modulable, étant adaptable à un large panel de missions, jusqu’au bombardement anti-incendie.

Et c’est encore en Asie qu’il faut chercher pour trouver le plus grand des hydravions modernes, la Chine ayant en effet développé et adopté récemment l’AVIC AG600. Avec une envergure de 38 m, pour une masse maximale au décollage de 48 t sur l’eau, il fait la taille d’un Boeing 737. Présenté comme un avion bombardier d’eau et de sauvetage en mer, il peut recevoir des systèmes militaires de surveillance maritime et s’inscrit donc parfaitement dans les desseins stratégiques de Pékin.

D’autres puissances n’ont jamais abandonné cette capacité, comme la Russie, qui aligne son Beriev Be‑200, le seul avion amphibie du monde à réaction, en théorie aussi à l’aise dans la surveillance maritime et la guerre anti-­sous-­marine que dans la lutte anti-­incendie. Pour ce qui concerne l’Europe en revanche, le catalogue apparaît bien vide. Faute d’ambition. Faute de besoins ? La France, qui fut une conceptrice historique de grands hydravions avec Latécoère, et qui a des intérêts ultramarins, une vraie tradition dans les opérations amphibies, ainsi qu’une stratégie indopacifique, aurait pourtant une carte à jouer en poussant le développement d’un avion d’eau modulable et donc multimissions. De tels projets pourraient exister dans le cadre du renouvellement programmé des flottes continentales de Canadair. À Bordeaux, la start-up Hynaero développe par exemple le Fregate F‑100 à partir des dernières innovations technologiques, pour ce seul marché de la lutte anti-­incendie qu’elle estime déjà représenter 300 appareils dans le monde. Enfin, signalons que le besoin capacitaire concernant nos territoires insulaires pourrait finalement ne pas être dimensionné par des logiques militaires, mais bien humanitaires, le réchauffement climatique étant un facteur de risques dramatiquement avéré pour les États du Pacifique sud. À l’horizon 2050, l’évolution des enjeux sanitaires, sécuritaires et environnementaux pourrait bien pousser les agences gouvernementales et les forces armées à se doter de moyens de transport logistiques polyvalents, résilients et économiques à l’emploi. Ce que représentent parfaitement, sur le papier, les hydravions turbopropulsés.

Notes

(1) Lieutenant-colonel (Air) Vincent Declercq, « L’aéronautique navale dans la Grande Guerre : De l’hydravion au Patmar », Cols bleus, no 3059, juin 2017.

(2) L’idée originelle de cette conversion du C-130 peut même être retrouvée dès les années 1960.

(3) Le design dévoilé en 2021 par Aurora Flight Science s’impose comme le successeur spirituel d’un concept monumental de la division « Phantom Works » de Boeing, vieux de 20 ans : le Pelican ULTRA (Ultra Large Transport Aircraft), de 120 à 190 m d’envergure pour 1 600 à 4 500 t au décollage.

Thomas Schumacher

areion24.news