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mercredi 18 juin 2025

Commerce extérieur russe, le pivot vers l’Asie se stabilise, l’Europe toujours présente malgré les sanctions

 

Après trois ans de guerre en Ukraine et de sanctions, les exportations russes d’énergie ne fléchissent que légèrement. Grâce à la demande asiatique, en particulier celle de l’Inde et de la Chine. Mais également grâce au maintien de courants d’exportations vers l’Europe, qu’ils soient directs ou indirects par l’Inde et la Turquie. Il reste trop de trous dans la raquette des sanctions européennes.

La Russie ne fournit plus de données sur son commerce extérieur depuis le début de la guerre en Ukraine. L’Institut Bruegel a mis au point un « Russia Foreign Trade Tracker » qui permet de suivre les échanges russes à partir des données fournies par les 38 principaux partenaires commerciaux du pays, qui comprennent 5 pays asiatiques (Chine, Inde, Japon, Corée du Sud et Kazakhstan), 30 pays européens dont l’UE à 27, la Grande Bretagne, la Suisse et la Norvège, ainsi que les Etats-Unis, le Brésil et la Turquie.

Le tracker de l’Institut Bruegel avait montré un basculement spectaculaire des échanges russes vers l’Asie durant les deux premières années qui ont suivi le début de la guerre. La situation actuelle est marquée par une stabilisation dans la répartition des ventes russes depuis l’été 2023. La part de l’Asie oscille autour de 70%, celle des pays occidentaux se situe autour de 13% au cours du premier trimestre 2025. C’est l ‘Union européenne qui demeure le principal client occidental de la Russie, avec 12% des ventes russes contre 1% pour les Etats-Unis et 0% pour la Grande Bretagne.

Source: Institut Bruegel. Russia foreign trade tracker

Du côté des importations russes, la Chine est désormais le partenaire incontournable de Moscou, avec plus de 60% des achats du pays (en provenance des 38 principaux partenaires sélectionnés par l’Institut Bruegel). Mais l’Union européenne reste le second fournisseur, avec 21% des achats russes.

Asphyxier une bonne fois pour toutes l’économie russe

Le débat faisait rage au mois de mai dernier sur la façon d’imposer un cessez-le-feu à la Russie face aux multiples manœuvres dilatoires de Vladimir Poutine. Dans un interview sur la chaîne BFMTV, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, tenait des propos très offensifs, reprenant à son compte la proposition du sénateur américain Lindsey Graham, consistant à infliger 500% de droits de douane en provenance des pays qui achètent du pétrole russe. « Il faut nous préparer à brandir des sanctions dévastatrices qui pourraient asphyxier une bonne fois pour toutes l’économie russe ». « Aller fermer le robinet de cette manière-là [comme le propose Lindsey Graham], c’est une façon de prendre la Russie à la gorge ».

Jean-Noël Barrot ne semblait pas s’interroger sur la faisabilité de cette mesure face à des pays comme la Chine ou l’Inde. Donald Trump a tenu à peine un mois dans sa politique de sanctions maximalistes contre la Chine, avant d’accepter une trêve le 12 mai dernier, puis un second accord partiel sur les terres rares le 6 juin. Les chances que le président américain reprenne à son compte les propositions du sénateur Graham sont nulles, vis-à-vis de la Chine comme de l’Inde, que les Etats-Unis ménagent depuis le début de la guerre en Ukraine.

Le chef de la diplomatie française ne dit pas non plus un mot des échanges qui se poursuivent entre l’Union européenne et la Russie. Ces derniers restent beaucoup plus importants que ceux des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne.

En dépit de l’embargo fixé par Bruxelles en décembre 2022 sur les importations de pétrole russe, l’UE continue, selon le CREA (Centre de Recherche sur l’énergie et l’air propre), de représenter 5 à 6% des exportations de pétrole brut russe jusqu’en avril 2025 (dernière date disponible dans les statistiques du CREA), à égalité avec la Turquie. Au sein de l’UE ce sont les opposants aux sanctions (Hongrie et Slovaquie) qui cumulent l’essentiel des importations. La Chine et l’Inde représentaient respectivement 50% et 38% des ventes de pétrole brut Russe sur la même période.

L’UE reste surtout un importateur majeur de gaz russe. Elle représentait jusqu’en avril 2025 (toujours selon le CREA) un peu plus de la moitié des exportations russes de gaz naturel liquéfié (GNL), qui vont prioritairement en France, en Belgique et en Espagne. Cette fois ci l’UE se situe loin devant la Chine (20%) ou le Japon (17%). Elle restait également le premier client du gaz russe transporté par gazoduc, avec plus de 37% contre 28% pour la Chine et 26% pour la Turquie.

La Commission européenne prépare un 18ème train de sanctions contre la Russie qui nécessite l’unanimité au sein des 27 et un accord avec les Etats-Unis pour l’une des mesures phares qui serait d’abaisser de 60 à 45 dollars le prix du baril russe transporté sur des navires du G7. La baisse des prix de référence du pétrole russe se heurte à trois types d’obstacles : la montée globale des prix du pétrole liée au conflit entre Israël et l’Iran, la faible motivation de Donald Trump, et la vaste flotte de navires fantômes échappant aux pavillons des pays du G7, qui représentent 65% des exportations de pétrole russe. Il serait plus réaliste de viser les ventes de gaz russes vers l’UE, mais l’horizon fixé par Bruxelles sur ce point est la fin 2027, et on est donc loin « d’asphyxier une bonne fois pour toutes » l’économie russe.

Le rôle majeur des exportations par l’Inde et la Turquie

Dans son 18ème paquet de sanctions, la Commission européenne propose enfin de mettre un terme au transit de produits pétroliers russes par les pays tiers, qui sont pour l’essentiel la Turquie et l’Inde. Le jeu mené en particulier par l’Inde, consistant à importer du pétrole brut russe à bas prix (payé de surcroît en roupies indiennes), de le raffiner sur le territoire indien et de réexporter une partie des produits raffinés vers l’Europe, a longtemps permis de soutenir les exportations de pétrole russes. La part de la Russie dans les importations de produits minéraux indiens (constitués de pétrole à 95%) est passée de 2 à 26% entre 2020 et 2024. Et la part de l’UE dans les exportations indiennes de produits minéraux (essentiellement des pétroliers raffinés) est passée dans le même temps de 9,5 à 23%.

Source : International Trade Center


La Turquie joue un rôle un peu différent, centré sur le trading de produits pétroliers raffinés. Elle a multiplié par quatre ses importations de produits raffinés russes entre 2020 et 2024. Elle a également multiplié par 3,5 ses exportations des mêmes produits, à près de 60% vers l’Union européenne. Les principaux acheteurs européens des produits raffinés turques sont la Grèce, les Pays-Bas, la Roumanie et Chypre.

Si l’on cumule les exportations indiennes et turques de produits minéraux vers l’Union européenne en 2024, on arrive à un total de 27 milliards de dollars. Il est impossible de retracer la part exacte de produits d’origine russe dans ce total, mais elle est probablement majoritaire.

Le « trou dans la raquette » des sanctions européennes que constituent ces exportations indirectes de pétrole russe est donc important. Il va falloir vérifier si les propositions de la Commission européenne sont adoptées et surtout mises en œuvre efficacement.

Plus généralement, plutôt que de faire des déclarations tonitruantes, l’Union européenne a besoin de boucher (et reboucher) systématiquement tous les trous de son dispositif de sanctions énergétiques, qu’il s’agisse du gaz naturel ou liquéfié, du pétrole brut ou des produits raffinés, des importations directes ou indirectes. Trois ans après le début de la guerre en Ukraine, il reste manifestement du chemin à faire.

Hubert Testard

asialyst.com