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mardi 17 juin 2025

Philippines : un verrou vulnérable

 

Dans la compétition stratégique pour la mer de Chine méridionale, les Philippines ont une position de verrou doublement centrale : d’une part, par leur situation géographique et, d’autre part, par la faiblesse de leurs forces armées. À ces deux paramètres s’ajoute leur attitude ambivalente tant à l’égard de la Chine qu’envers les coopérations avec les États de la région.

Avec plus de 7 900 îles s’étendant sur plus de 1 500 km, les Philippines sont l’exemple par excellence d’un État archipélagique, évidemment très dépendant de la mer pour ses exportations et ses importations. Cette caractéristique archipélagique et le fait qu’elles bordent l’est de la mer de Chine méridionale ont de sérieuses implications pour la stabilité de l’ensemble de la zone. Loin d’afficher l’insolente bonne santé économique de Singapour ou de Brunei, Manille a dû faire face aux mouvements communistes et indépendantistes dès les années 1940 et 1950, ce qui lui a fait logiquement accorder une préférence aux forces terrestres. Dans le même temps, le pays s’ancrait fermement dans le dispositif stratégique américain, avec un traité de défense mutuelle signé en 1951 – et toujours en vigueur – ainsi qu’avec la mise à la disposition des États-Unis de la grande base aéronavale de Subic Bay et de la base aérienne de Clark. Largement utilisées durant la guerre froide et la guerre du Vietnam, ces installations ont été évacuées respectivement en 1992 et en 1991.

Ce contexte de délégation sécuritaire partiel a été largement favorable à Manille, qui s’est engagée, très tôt, dans la prise de plusieurs îlots et récifs des Spratleys. Si des rivalités existaient alors – notamment avec le Sud – Vietnam qui a pris par surprise et sans combat Southwest Key en 1975 –, elles n’ont cependant pas eu l’intensité observée depuis les années 2000. La dégradation de la situation sécuritaire a pour partie été compensée, indirectement, par les États – Unis, y compris après 1992, avec plus ou moins de succès et non sans conséquences pour les forces philippines. Le traité de 1947 régissant les bases étant arrivé à son terme et n’ayant pas été renouvelé, la coopération avec les États – Unis s’est peu à peu réduite avant de reprendre à la fin des années 1990, autorisant de nouveau le déploiement de forces américaines pour la conduite d’exercices interarmées. Dans l’intervalle cependant, la marine et la force aérienne n’ont pu continuer à bénéficier des facilités de maintenance américaines dont elles étaient structurellement dépendantes.

La remontée en puissance des relations américano – philippines est directement liée à la plus grande activité chinoise en mer de Chine méridionale, à partir de 1994. Après 1999 et le Visiting Forces Agreement, le rythme des exercices américano – philippins s’est accru, avec d’abord une attention portée sur le contre – terrorisme. Il faut ensuite attendre 2011 pour voir un nouvel approfondissement des liens entre Manille et Washington, permettant la livraison de trois anciens cotres de la classe Hamilton. Leur entrée en service permet le remplacement des frégates et des corvettes de la Deuxième Guerre mondiale. Un Enhanced defense cooperation agreement (EDCA) est signé en avril 2014 entre Washington et Manille, avec une incidence directe sur la présence américaine, qui n’est plus limitée à la conduite d’exercices, mais comprend aussi des rotations d’unités américaines sur le sol philippin, à l’invitation des autorités, sans établissement de bases permanentes, qui suscitent toujours la méfiance des populations. Plusieurs bases aériennes sont concernées par l’accord, avec à la clé une modernisation de leurs infrastructures en appui aux déploiements des rotations américaines. Reste que la politique intérieure philippine a également eu une incidence sur la vitalité des relations avec les États-Unis.

Élu en juin 2016, Rodrigo Duterte va conduire une « guerre à la drogue » particulièrement violente, critiquée par les États-Unis, cette critique suscitant en retour des insultes de la part du président philippin. Si les relations militaires n’ont pas été totalement interrompues, le climat politique s’est refroidi ; on note toutefois un réamorçage depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump puis de Joe Biden puis l’élection de Bongbong Marco en juin 2022. Ce réchauffement s’est traduit par le déploiement sur place, durant les exercices annuels « Balikatan » en avril 2024, d’une batterie antinavire Typhon de l’US Army, ce qui constituait le premier déploiement dans le pays pour une Multidomain task force (MDTF).

Les Philippines ont également été capables de diversifier leurs soutiens diplomatico-militaires, en tirant notamment parti de leurs bonnes relations avec le Japon et la Corée du Sud. Dès 2009, un rapprochement stratégique significatif s’est établi avec le Japon, marqué par plusieurs renforcements déclaratoires (2011, 2015). Il s’est traduit par la participation à des exercices, des apports matériels et des coopérations dans le domaine humanitaire, avec des déploiements japonais en réponse aux dégâts causés par le typhon Yolanda, en 2013. En 2015, il était envisagé d’ouvrir les bases philippines aux forces japonaises, ce qui aurait permis le déploiement de rotations d’appareils de surveillance et de patrouille maritime des forces d’autodéfense ; des capacités déficitaires pour les Philippines. Tokyo est resté sur une ligne prudente en matière de fourniture d’armement, tout en contribuant activement à la montée en puissance de la garde-côte philippine – en sachant que les garde – côtes sont, avant les marines, les premiers instruments d’action maritime des États de la région (1). Un autre pilier des coopérations de défense est la Corée du Sud. Un accord de coopération de défense est ainsi signé en 2013, après des accords plus techniques en 1994 et 2009. Il a débouché sur des consultations communes sur la question de la sécurité régionale, mais a également ouvert la voie à une coopération dans le domaine capacitaire, permettant le retour d’une aviation de combat polyvalente, notamment utile pour les opérations maritimes.

Matériels philippins commandés et reçus, 2011-2025


Le tissage de nouveaux liens de sécurité se produit dans un contexte d’affaiblissement capacitaire structurel pour Manille, mais surtout de dégradation de la situation sécuritaire. En 2011, Manille critique le comportement chinois en mer de Chine méridionale au sommet de l’ASEAN et, en 2012, elle se trouve engagée dans un incident lorsque huit bateaux de pêcheurs chinois opèrent à proximité du banc de Scarborough, revendiqué par les deux pays, conduisant à des arrestations. La Chine dépêche alors trois navires de surveillance, avec un face-à‑face durant deux mois. Finalement, la Chine militarisera le banc, et ne s’en retirera pas en dépit de la médiation américaine. En 2014, un autre face-à‑face concerne le banc de Second Thomas, tenu depuis 1999 par les Philippines qui y entretiennent une petite garnison sur le Sierra Madre, un bâtiment volontairement échoué à cet effet. En 2021, 2023 et 2024, la Chine tentera de nouveau d’empêcher son ravitaillement.

En 2016, si l’avis de la Cour permanente d’arbitrage tranche en faveur des demandes philippines face aux revendications chinoises, Pékin n’en tient pas compte et multiplie les déploiements de ses garde – côtes. C’est en particulier le cas en 2023 et en 2024, avec plusieurs collisions volontaires de bâtiments garde – côtes chinois contre des unités philippines dans les Spratleys ou encore à proximité des hauts-fonds de Scarborough et de Sabina – Pékin continuant d’arguer soit sa souveraineté, soit le renforcement de la coopération avec les États-Unis. Les incidents vont de l’usage de canons à eau à des tirs de leurres par des avions chinois, et jusqu’à des combats entre marins à coups de couteau. La situation est d’autant plus problématique que le renforcement capacitaire philippin, bien réel, reste insuffisant pour maintenir une permanence face à la Chine, que ce soit sur les neuf postes philippins en mer de Chine méridionale ou dans l’immense zone économique exclusive.

Les conséquences capacitaires

Manille a tout d’une cible idéale pour Pékin, du moins si les États-Unis se désengagent de la défense du pays. En l’occurrence, si les Philippines sont engagées dans une série d’achats importants (voir tableau ci-contre) sur un court laps de temps, il s’agit d’abord soit de moderniser des capacités obsolètes, soit de disposer de capacités inédites, mais qui peuvent sembler triviales. Il faut dire que les forces étaient dans un piètre état. En 2007, aucun bâtiment ne comptait de missiles antinavires, la petite flotte amphibie de sept transports de chars était obsolète (cinq étaient initialement entrés en service en 1943 et 1944) et les garde – côtes n’avaient essentiellement que des vedettes. Les capacités aériennes ont elles aussi été affectées par le désinvestissement budgétaire. Ses Crusader et les F‑5 ont quitté le service en 1988 et 2005, ne laissant que 10 OV‑10A Bronco – récemment sortis de service – et 15 S‑211 d’entraînement et d’attaque légère, un Fokker‑27 de surveillance maritime et une vingtaine d’appareils d’entraînement.

On comprend donc la difficulté de remettre en place une structure de force équilibrée ; qui est par ailleurs appelée à s’étoffer un peu plus. Manille entend disposer de capacités sous – marines, avec en ligne de mire un possible nouveau succès pour le Scorpène, dont deux exemplaires pourraient être acquis et construits en France. Manille a assez tôt indiqué que le bâtiment répondait à ses besoins. Deux frégates ou deux corvettes supplémentaires pourraient également être acquises, de même que des drones de surface – plusieurs ayant déjà été donnés par les États-Unis. Un achat de jusqu’à 12 Gripen ou F‑16 est également évoqué au profit de la force aérienne. La structure archipélagique même du pays constitue un avantage non négligeable au regard de la doctrine américaine de dispersion et d’action depuis des bases secondaires. Mais les infrastructures utilisables sur place sont peu nombreuses et ne sont que partiellement en cours de modernisation. De quoi faire en sorte que Manille regarde avec un intérêt certain l’évolution de la posture de Washington.

Notes

(1) Alexandre Sheldon-Duplaix, « Des flottes paramilitaires en première ligne des conflits en Asie », Défense & Sécurité Internationale, no 106, septembre 2014.

Philippe Langloit

areion24.news