Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

vendredi 27 juin 2025

«Hunger Games» à Gaza

 

‘‘Hunger Games”: 
Au cœur des pièges mortels de l’aide israélienne visant à affamer les Gazaouis


C’était il y a une dizaine d’années mais je me souviens bien de la scène. Cela devait être dans la cuisine. Ce jour-là, mon fils, qui entrait dans l’adolescence, s’est mis à me parler du roman qu’il venait d’acheter: Hunger Games, tome I, de l’Américaine Suzanne Collins. Cet achat représentait un petit événement. Au lieu des mangas dévorés jusque-là, ce livre, épais, sans images, représentait un cap. Il était fier. Je poussais des exclamations enthousiastes évidemment.

Je m’entends encore lui demander de quoi parlait ce tome I. Dans un pays dévasté où règne la terreur, des jeunes de 12 à 18 ans sont tirés au sort chaque année pour participer à un jeu télévisé. «Un jeu télévisé?» ai-je dû dire pour montrer que je suivais. Dans un décor fermé, doté de mille pièges, les candidats devaient trouver le moyen de se nourrir. Ils devaient surtout tuer tous les autres candidats. Le gagnant était le dernier survivant.

Mort à 18 ans pour un paquet de pois chiches

Là, j’ai dû faire une grosse grimace. Il fallait d’urgence cadrer ce que mon fils venait de raconter: il avait bien compris, n’est-ce pas, qu’il s’agissait d’une fiction? Et que l’autrice imaginait ce que pouvait devenir une société quand les notions de bien et de mal n’ont plus de sens, quand la vie humaine n’a plus de valeur, quand la violence et le pouvoir du plus fort régissent tout? Je ne me rappelle pas ce qu’il m’a répondu. Sans doute, un vague «oui, oui».

Alors que le décompte des Gazaouis tués tandis qu’ils attendent de recevoir de l’aide humanitaire s’égrène chaque jour, je me suis demandé ce que pouvaient dire les parents d’aujourd’hui face à ces «Jeux de la faim» en direct? C’est le journaliste palestinien francophone Rami Abou Jamous qui fait ce parallèle entre le quotidien des habitants de Gaza et le livre de Suzanne Collins. Dans la revue Orient XXI, il raconte la mort de son neveu de 18 ans, Obeida, victime d’un tir d’obus alors qu’il tentait de recevoir un paquet de pois chiches.

Pour survire, il suffit de respecter les limites de la fil d'attente...

Pour les candidats qui espèrent recevoir de quoi manger, le Hunger Games élaboré sous le contrôle de l’armée israélienne est encore plus redoutable que l’original. Les points de collecte de l’aide sont en effet placés en pleines zones de «combats actifs», comme le sinistre corridor de Netzarim, appelé aussi «ligne des cadavres» par les soldats israéliens. Dans ces zones de combats, l’armée tire (tanks, drones) sur tout «rassemblement incontrôlé». Or à quoi ressemblent des foules affamées après vingt mois de bombardements intensifs et de déplacements forcés?

On peut survivre, précise la société de production du jeu, la Gaza Humanitarian Foundation. Il suffit que les candidats respectent les limites de la file d’attente, qu’ils «n’aillent pas trop à droite ou pas trop à gauche». Mais ces limites sont invisibles aux candidats, ce serait trop facile sinon. «Tu as bien compris qu’il s’agit d’une fiction, hein? Tu as bien compris?» disais-je à mon fils. C’était il y a 10 ans, c’était il y a 1000 ans.

Des milliers de Palestiniens marchent le long de la rue Al-Rashid en portant des sacs de farine après que des camions d’aide sont entrés dans le nord de Gaza Ville par le secteur de Zikim, le 17 juin 2025. Plusieurs de ceux qui cherchaient de l’aide ont été atteints par les tirs de l’armée israélienne. (Yousef Zaanoun /Activestills)


Le mécanisme d’aide américain à Gaza est « humiliant et dégradant »

Le 11 juin, bien avant le lever du soleil, Hatem Shaldan, 19 ans, et son frère Hamza, 23 ans, sont allés attendre des camions d’aide humanitaire près du Corridor de Netzarim, dans le centre de la Bande de Gaza. Ils espéraient revenir avec un sac de farine blanche pour leur famille de cinq personnes. Mais Hamza est revenu avec le corps de son jeune frère enveloppé d’un linceul blanc. 

La famille Shaldan vivait depuis presque deux mois dans une quasi-privation de nourriture en raison du blocus israélien, entassée dans une salle de classe transformée en abri dans l’est de Gaza Ville. Leur maison, naguère proche, a été complètement détruite par un bombardement aérien en janvier 2024. 

À environ 1h30, les deux frères rejoignent des dizaines de Palestiniens affamés sur la rue Al-Rashid, le long du rivage, ayant entendu dire que des camions chargés de farine vont entrer dans la Bande. Deux heures après, ils entendent des cris : “Les camions arrivent !”, suivis immédiatement par le bruit de tirs d’artillerie israéliens. 

“Nous ne nous sommes pas inquiétés des tirs”, a raconté Hamza à +972. “Nous avons couru vers les phares des camions.” 

Mais dans le chaos de la foule, les frères ont été séparés. Hamza est arrivé à mettre la main sur un sac de 25kg de farine. Quand il est revenu à l’endroit où ils avaient prévu de se retrouver, Hatem n’était pas là. 

“Je l’ai appelé au téléphone, encore et encore, sans aucune réponse”, raconte Hamza. “J’étais terriblement inquiet. J’ai vu qu’on apportait vers l’endroit où je me trouvais des corps de personnes mortes. Je refusais de croire que mon frère se trouvait peut-être parmi eux.” 

Des heures après le moment où Hamza n’avait pas retrouvé Hatem, il a reçu un appel d’un ami : une photo d’un corps non identifié était apparue dans des groupes Whatsapp locaux, prise à l’hôpital des Martyrs d’Al-Aqsa à Deir Al-Balah, dans le centre de Gaza. Hamza a envoyé un cousin — un conducteur de moto-taxi — vérifier l’information. “Une demi-heure après, il m’a rappelé, la voix tremblante. Il m’a dit que c’était Hatem.” 

En entendant cela, Hamza s’est évanoui. Quand il a repris connaissance, des gens lui versaient de l’eau sur le visage. Il s’est précipité à l’hôpital, où un homme blessé par le même tir d’artillerie lui a expliqué ce qui s’était passé : Hatem et une quinzaine d’autres personnes avaient essayé de se cacher dans de hautes herbes quand des chars israéliens avaient ouvert le feu. 

“Hatem a reçu des éclats d’obus dans les jambes”, a raconté l’homme. “Il a saigné pendant des heures. Des chiens rôdaient tout autour. Finalement, quand d’autres camions d’aide sont arrivés, des gens ont mis les corps sur un de ces camions.”

Au total, 25 Palestiniens ont été tués ce matin-là en attendant des camions d’aide sur la rue Al-Rashid. Hamza a ramené le corps de Hatem à Gaza Ville et l’a enterré près de leur mère, tuée par un sniper Israélien en août 2024. Leur frère Khalid, 21 ans, était mort des mois auparavant, en janvier, lors d’un bombardement aérien, alors qu’il évacuait des civils blessés sur sa charrette tirée par un cheval. 

“Hatem était la lumière de notre famille”, a continué Hamza. “Après que nous avons perdu notre mère et Khalid, il est devenu le préféré de tout le monde — y compris ma grand-mère et mes tantes. Il leur rendait visite et les aidait. Ma grand-mère s’est effondrée quand elle a vu son corps. Elle pleure toujours.” 

Hatem était un technicien qualifié en accessoires automobiles, qui rêvait d’ouvrir sa propre boutique. “Il était gentil, généreux, et il aimait les enfants ; il leur donnait toujours des bonbons”, ajoute Hamza. “Tous ceux qui le connaissaient sont venus à son enterrement. Puisse Dieu faire rendre des comptes à l’occupation qui nous vole nos vies, pour la seule raison que nous sommes de Gaza.”

Des massacres presque quotidiens

Un Palestinien porte un sac de farine sur la rue Al-Rashid, près du Corridor de Netzarim, 16 juin 2025. 
Il a survécu aux "Hunger Games" ce jour-là (Yousef Zaanoun/ActiveStills)

Tandis que l’attention du monde se tourne vers la guerre entre Israël et l’Iran — et qu’Israël interrompt simultanément l’internet et les services de télécommunications, imposant en réalité à des millions de Palestiniens la suppression des médias et de l’information — les attaques d’Israël contre des Gazaouis affamés qui attendent une aide humanitaire n’ont fait que s’intensifier. 

Au bout de deux mois sans qu’un gramme de nourriture, de médicaments ou de carburants soit entré dans Gaza, un mince ruisseau de farine blanche et de produits en conserve a été autorisé à entrer depuis la fin mai. La plus grande partie est allée dans des sites de Rafah et du Corridor de Netzarim gérés par la Gaza Humanitarian Foundation (GHF, Fondation humanitaire pour Gaza), sous la garde d’entreprises de sécurité états-uniennes privées et de soldats israéliens. Le 10 juin, des petites cargaisons ont aussi commencé à arriver à bord de camions d’aide fonctionnant sous l’égide du Programme alimentaire mondial (WFP, World Food Programme). 

Mais à mesure que la faim s’aggrave, les gens n’attendent plus que les camions aillent au-delà des troupes israéliennes en toute sécurité. Bien au contraire, ils se ruent sur les camions au moment où ils apparaissent, dans un effort désespéré pour s’emparer de ce qui est à leur portée avant que l’approvisionnement ne soit épuisé. Des dizaines de milliers de personnes se rassemblent aux points de distribution, parfois plusieurs jours à l’avance, nombre d’entre elles repartent les mains vides. 

Des civils affamés s’attroupent en foules épaisses, attendant la permission de s’approcher. Dans de nombreux cas, les troupes israéliennes ont ouvert le feu sur ces rassemblements massifs — parfois au cours de la distribution elle-même — tuant des dizaines de gens qui essaient de récupérer quelques kilos de farine ou de conserves pour les rapporter chez eux, épisodes que les Palestiniens ont surnommé “Hunger Games” (se référant à la série de films effrayants réunis sous ce titre).

Depuis le 27 mai, plus de 400 Palestiniens ont été tués et plus de 3000 ont été blessés pendant qu’ils attendaient de recevoir une aide, selon Mahmoud Basel, porte-parole de la Défense civile de Gaza. L’attaque qui a fait à elle seule le plus de morts parmi les demandeurs d’aide a eu lieu le 17 juin, quand les forces israéliennes ont utilisé des obus de chars, des mitrailleuses et des drones contre une foule de Palestiniens à Khan Younis, faisant 70 morts et des centaines de blessés. 

L’aide limitée qui pénètre au goutte-à-goutte à Gaza est fort loin de remplir même les besoins élémentaires. En résultat, de nombreux habitants sont contraints d’acheter des provisions à d’autres qui sont parvenus à mettre la main sur des aliments sur les sites de distribution et la revendent maintenant, cherchant désespérément à pouvoir acheter d’autres articles essentiels.

“Des gens se faisaient tuer, mais tout le monde continuait à courir pour avoir de la farine”

Des Palestiniens emportent un homme blessé, touché par un tir israélien pendant qu’il essayait d’obtenir une aide alimentaire sur la rue Al-Rashid, près du Corridor de Netzarim, 16 juin 2025. (Yousef Zaanoun/ActiveStills)

Le lendemain du massacre de la rue Al-Rashid qui a coûté la vie à Hatem Shaldan, des foules encore plus nombreuses se sont rassemblées au même endroit, entre autres un jeune de 17 ans, Muhammad Abu Sharia, arrivé là avec quatre membres de sa famille. Les quelques camions d’aide arrivés cette semaine-là apportaient un peu d’espoir à des familles affamées. 

Abu Sharia vit avec sa famille de neuf personnes dans leur maison partiellement détruite dans le sud de Gaza Ville. Il vit dans le sud de Gaza Ville, seul fils avec six sœurs. “Ma famille ne voulait pas y aller”, raconte-t-il. “Mais nous avions faim depuis deux mois.” 

À 22h, il s’est rendu rue Al-Rashid, où des foules s’étaient rassemblées sur le sable près du rivage, attendant les camions d’aide. Les gens échangeaient des avertissements à mi-voix : “Restez derrière les camions. Ne courez pas devant — vous pourriez vous faire écraser.” 

Abu Sharia a trouvé effrayant ce qu’il a vu. “Des personnes âgées, des femmes, des enfants, qui attendaient simplement la possibilité d’avoir de la farine.” Et puis, sans avertissement, des obus d’artillerie ont commencé à tomber autour d’eux. 

La panique a éclaté. Certains ont fui. D’autres, comme Abu Sharia, ont couru vers les camions. “Des gens se faisaient tuer ou blesser, mais personne ne s’arrêtait. Tout le monde continuait à courir pour avoir de la farine.”

Il est arrivé à s’emparer d’un sac posé près du corps d’un mort, mais il n’avait parcouru que quelques mètres avant qu’une bande de quatre hommes armés de couteaux ne l’entoure et ne menace de le tuer s’il ne leur donnait pas le sac. Il le leur a laissé. 

Espérant atteindre un autre camion, il a attendu pendant des heures. Puis il a vu des gens crier “Il y a encore de l’aide qui est arrivée !” Ces nouveaux camions roulaient en ralentissant à peine tandis que des foules s’attroupaient autour d’eux. “J’ai vu un homme tomber sous un camion et se faire écraser la tête.” Les ambulances étant trop éloignées pour s’approcher, par peur des frappes aériennes israéliennes, les blessés et les morts étaient emportés sur des charrettes à âne ou des moto-taxis.

Abu Sharia était le seul de sa famille élargie à rapporter un sac de farine. Ses proches, malades d’inquiétude, ont été soulagés de le voir. Ils ont immédiatement fait cuire du pain et ils l’ont partagé avec d’autres membres de la famille. 

“Quand on risque sa vie comme ça, c’est qu’on n’a pas le choix”, a-t-il souligné. “Nous y allons parce que nous avons faim. Nous y allons parce qu’il n’y a rien d’autre.”

“Un jeune homme avait été coupé en deux. D’autres avaient leurs membres arrachés”

Des Palestiniens emportent un homme blessé, touché par un tir israélien pendant qu’il essayait d’obtenir une aide alimentaire sur la rue Al-Rashid, près du Corridor de Netzarim, 16 juin 2025. (Yousef Zaanoun/ActiveStills)

Yousef Abu Jalila, 38 ans, utilisait l’aide humanitaire distribuée par le WFP pour nourrir sa famille de 10 personnes. Mais ces livraisons n’avaient pas eu lieu depuis plus de deux mois, et le prix des faibles quantités qui restent en vente atteint des sommets. 

Abrité aujourd’hui sous une tente du stade Al-Yarmouk dans le centre de Gaza Ville, après que leur maison du quartier de Sheikh Zayed a été détruite lors de l’incursion de l’armée israélienne dans le nord de Gaz, en octobre 2024, il a dit à +972 : “Mes enfants me disent en pleurant qu’ils ont faim, et je n’ai rien à leur donner à manger.” 

Sans farine, sans restes de conserves, Abu Jalila n’a pas le choix : il faut qu’il se présente aux points de distribution de l’aide ou qu’il attende les camions. “Je sais que je risque d’être une des personnes tuées en essayant d’obtenir de la nourriture pour sa famille”, a expliqué Abu Jalila à +972. “Mais j’y vais, parce que ma famille meurt de faim.”

Le 14 juin, Abu Jalila a quitté le camp de tentes avec un groupe de voisins après avoir entendu des rumeurs selon lesquelles des camions d’aide arriveraient peut-être dans le secteur du club équestre dans la partie nord-ouest de la Bande de Gaza. Quand il est arrivé là-bas, il a été surpris de trouver des milliers d’autres personnes qui espéraient rapporter de la nourriture à leur famille. 

Au fil des heures, la foule s’est rapprochée peu à peu d’une position militaire israélienne. Puis, sans avertissement, plusieurs obus d’artillerie israéliens ont explosé au milieu de cet attroupement. 

“Je ne sais toujours pas comment j’ai pu survivre”, a dit Abu Jalila. “Des dizaines de personnes ont été tuées, leurs corps déchiquetés. Il y a aussi eu beaucoup de blessés.” 

Dans ce chaos, certains se sont enfuis, en proie à la panique, pendant que d’autres se pressaient pour charger les morts et les blessés sur des charrettes à âne, comme il n’y avait à proximité ni ambulances ni voitures. “Un jeune homme avait été coupé en deux. D’autres avaient leurs membres arrachés”, s’est rappelé Abu Jalila. “C’était des personnes innocentes, sans armes, qui essayaient simplement d’obtenir de la nourriture. Pourquoi les tuer de cette manière ?” 

Bouleversé, les mains vides, Abu Jalila a marché pendant quatre heures jusqu’à Gaza Ville, les jambes tremblantes. Quand il est arrivé à la tente, ses enfants étaient déjà dehors, à l’attendre. “Ils espéraient que j’apporterais de la nourriture”, a-t-il raconté. “J’aurais souhaité mourir plutôt que de voir la déception dans leurs yeux.” 

Il s’est juré de ne jamais y retourner — mais comme il ne lui reste rien pour nourrir sa famille et qu’il n’y a pas eu d’autre distribution d’aide humanitaire, il sait qu’il devra essayer de nouveau.

“Nous savions que nous pouvions mourir. Mais quel choix nous reste-t-il ?”

Des milliers de Palestiniens marchent le long de la rue Al-Rashid en portant des sacs de farine après que des camions d’aide sont entrés dans le nord de Gaza Ville par le secteur de Zikim, le 17 juin 2025. Plusieurs de ceux qui cherchaient de l’aide ont été atteints par les tirs de l’armée israélienne. (Yousef Zaanoun /Activestills)

Des massacres similaires ont eu lieu dans le sud de Gaza. Zahiya Al-Samour, 44 ans, tenait à peine debout après avoir couru deux kilomètres pour fuir une attaque israélienne contre des foules rassemblées pour obtenir de l’aide dans le secteur de Tahlia, dans le centre de Khan Younis. 

S’efforçant de retrouver son souffle, elle a dit à +972 : “Mon mari est mort d’un cancer l’an dernier. Je ne peux pas procurer le nécessaire à mes enfants. Il n’y a pas d’aliments dans la maison, depuis le blocus et la fin des livraisons d’aide qui nous nourrissaient pendant la guerre.”

Poussée par le désespoir, Al-Samour est allée à Tahlia dans la nuit du 16 juin, espérant être au début de la file d’attente lorsque les camions d’aide arriveraient. Avec des milliers d’autres personnes, elle a campé au bord de la route. 

Mais le lendemain matin, tandis que des gens attendaient près de la rue Al-Rashid, des obus de chars sont tombés subitement sur la foule, tuant plus de 50 personnes. 

“J’ai vu des gens qui avaient perdu des membres, des corps déchiquetés”, a-t-elle raconté. “Trois de mes voisins d’Al-Zaneh [dans le nord de Khan Younis] ont été tués. Leurs corps n’étaient pas reconnaissables.”

Bien qu’elle s’en soit sortie sans blessure physique, le traumatisme subsiste. “Mon cœur tremble encore”, a-t-elle dit. “J’ai regardé des gens mourir pendant que d’autres saignaient sur des charrettes à âne ; il n’y avait pas d’ambulances.” 

Elle est revenue les mains vides à la tente qu’elle a montée à Al-Mawasi après que l’armée israélienne a ordonné l’évacuation de son quartier. “Mes enfants ont faim”, a-t-elle dit, la voix tremblante. “Ils m’attendent pour que je leur apporte de la nourriture. Je ne sais pas quoi leur dire.”

À l’hôpital Nasser, Mohammad Al-Basyouni, 22 ans, récupère d’une blessure d’arme à feu dans le dos. Il a été touché le 25 mai alors qu’il essayait d’obtenir de la nourriture dans le quartier Al-Shakoush, à Rafah. 

“Je me suis réveillé à l’aube et je suis parti de chez moi [dans le secteur de Fash Farsh, entre Rafah et Khan Younis] avec un objectif : trouver de la farine pour mon père malade”, a-t-il raconté à +972. “Ma mère m’a supplié de ne pas y aller, mais j’ai insisté. Nous n’avions rien à manger. Mon père est malade, et nous avions besoin d’aide.

“Je suis parti vers 6h, et peu après mon arrivée, des coups de feu ont éclaté”, a raconté Al-Basyouni. “J’ai été touché pendant que je fuyais — un sniper m’a tiré dans le dos.” Il a été conduit à l’hôpital en moto-taxi. “J’ai survécu, mais d’autres, non. Certains sont revenus dans des sacs mortuaires.”

Il a marqué une pause, puis ajouté calmement : “Nous savions que nous pouvions mourir. Mais quel choix avions-nous ? La faim est meurtrière. Nous voulons que la guerre et le siège se terminent. Nous voulons que ce cauchemar trouve sa fin. Je suis revenu blessé, et je n’ai rien rapporté à la maison. Maintenant mon père malade a perdu la seule personne qui peut lui procurer de la nourriture.” 

Des Palestiniens emportent un homme blessé, touché par un tir israélien pendant qu’il essayait d’obtenir une aide alimentaire sur la rue Al-Rashid, près du Corridor de Netzarim, 16 juin 2025. (Yousef Zaanoun/ActiveStills)


Alors qu’il vit dans le centre de Gaza Ville après avoir été déplacé avec sa famille depuis Beit Hanoun, Mahmoud Al-Kafarna, 48 ans, a pris la route le 15 juin pour se rendre au centre d’aide géré par GHF à Khan Younis, tout à fait dans le sud-ouest. 

Son voyage lui a pris des heures, à pied jusqu’à Nuseirat, puis en moto-taxi jusqu’à Fash Farsh, lieu de rassemblement connu pour ceux qui cherchent de la nourriture. Avec d’autres personnes, il a marché de 19h30 jusqu’à 2h30, pour trouver finalement un refuge à la mosquée Mu’awiyah jusqu’à ce que le checkpoint israélien ouvre.

À l’aube, ils se sont approchés d’une barrière de sable gardée par l’armée israélienne. De l’autre côté de la barrière, une voix a aboyé dans un haut-parleur : “Le centre d’aide est fermé. Il n’y a pas de distribution. Vous devez rentrer chez vous.” 

Al-Kafarna, comme beaucoup d’autres, est resté sur place — il connaissait bien ces tactiques destinées à réduire les foules. Puis sont venues les menaces : “Partez ou nous ouvrons le feu”, suivies par des insultes comme “Sales chiens !” 

Avant même qu’ils aient terminé leurs avertissements, les soldats israéliens se sont mis à tirer depuis leur position à environ un kilomètre du lieu où la foule s’était rassemblée. “Des balles ont volé au-dessus de nos têtes”, a raconté Al-Kafarna. “Des dizaines de personnes ont été frappées. On ne pouvait pas lever la tête.” Des jeunes gens sont arrivés à évacuer les blessés jusqu’à une installation de la Croix-Rouge située à proximité, mais beaucoup d’entre eux n’y sont pas parvenus. 

Quand une deuxième annonce a autorisé l’entrée une demi-heure après, la foule s’est précipitée, courant sur deux kilomètres les mains en l’air et les sacs blancs levés — un geste de reddition. Al-Kafarna, avec d’autres, se sont encore déplacés sur deux kilomètres au-delà du checkpoint, gardé par des agents privés lourdement armés. 

“On les découvre exactement comme Hollywood les représente : armés jusqu’aux dents, portant des lunettes noires et des gilets pare-balles marqués du drapeau américain, des écouteurs derrière les oreilles, leurs armes braquées directement sur nos poitrines nues”, s’est rappelé Al-Kafarna. “Ils tirent au sol sous les pieds de toute personne qui essaie de s’approcher de l’aide, qui est placée derrière une colline sur laquelle ils sont stationnés.”

Quand ils ont enfin atteint les stocks d’aide derrière la colline, “c’était le chaos”, s’est rappelé Al-Kafarna. “Pas d’ordre, pas d’équité, rien que la survie.” 

Pour éviter d’être piétiné ou attaqué, les gens portaient des couteaux ou se déplaçaient en groupes coordonnés. “Dès que vous aviez attrapé un carton, vous le vidiez dans votre sac et vous partiez en courant. Si vous vous arrêtiez, vous vous faisiez voler ou écraser.” 

Qu’est-il arrivé à rapporter à la maison ? “Deux kilos de lentilles, des pâtes, du sel, de la farine, de l’huile et quelques boîtes de haricots.” Al-Kafarna a marqué une pause, les yeux lourds. “est-ce que ça valait la peine ? Les balles, les cadavres, ramper à travers la mort ? Nous sommes tombés aussi bas que ça, à mendier pour survivre devant le canon d’un fusil.

“Nous avions l’air d’animaux qui attendent que la porte de la mangeoire s’ouvre dans une étable dénuée de moralité ou de compassion”, a-t-il continué. “La faim nous a poussés à chercher de la nourriture dans les mains de notre ennemi — de la nourriture emballée dans l’humiliation et la disgrâce — alors que nous avions vécu dans la dignité.”

Ahmed Ahmed est le pseudonyme d’un journaliste de Gaza Ville qui a demandé à rester anonyme par crainte de représailles.

Ibtisam Mahdi est une journaliste indépendante de Gaza qui se spécialise dans les reportages sur les questions sociales, surtout concernant les femmes et les enfants. Elle travaille aussi avec des organisations féministes de Gaza sur le reportage et la communication.

En réponse à cet article, une personne chargée du porte-parolat de l’armée israélienne a fait la déclaration suivante : “L’IDF autorise les organisations civiles américaines (GHF) à fonctionner de manière indépendante dans la distribution de l’aide aux habitants de Gaza et s’emploie à assurer sa distribution sûre et continue, conformément au droit international.” La personne chargée du porte-parolat a ajouté : “La conduite opérationnelle dans les secteurs des principaux itinéraires d’accès aux centres de distribution est accompagnée par des processus systématiques d’apprentissage de la part des forces de l’IDF. Dans ce cadre, les forces de l’IDF ont récemment entrepris des efforts de réorganisation de ces secteurs au moyen de l’installation de clôtures, d’une signalétique, de l’ouverture d’itinéraires supplémentaires et d’autres mesures.”

Lisbeth Koutchoumoff Arman

letemps.ch