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jeudi 26 juin 2025

Le Liban crise après crise : un pays marqué en profondeur

 

Le Liban passe d’une crise à l’autre sans presque aucune interruption. La « série noire » a commencé à l’automne 2019, avec des mobilisations populaires contre la dégradation du niveau de vie et l’incurie de la classe politique. Ensuite, il y a eu l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. Enfin, après des législatives qui ont vu l’opposition effectuer une percée modeste (13 sièges sur 128) en mai 2022, la guerre a repris entre le Hezbollah et Israël d’octobre 2023 à novembre 2024.

La chute du régime de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, et l’isolement de l’Iran ont conduit le Liban vers un horizon inédit, avec l’élection d’un nouveau président, Joseph Aoun, après plus de deux ans de vacance du pouvoir, et la nomination d’un Premier ministre, Nawaf Salam, début janvier 2025. Ce changement de configuration peut-il mener à une stabilisation ?

Un champ politique en pleine redéfinition

Le redéploiement du jeu politique ne peut se faire sans remettre en question la relation des chiites (environ 40 % des 5,7 millions de Libanais en 2024) avec le pouvoir, mais aussi celle qu’entretient la base sociale du Hezbollah avec un mouvement privé de sa figure charismatique, Hassan Nasrallah (1960-2024), tué dans un bombardement israélien de la banlieue sud de Beyrouth le 27 septembre 2024.

Les chiites libanais sont des « revenants » : leur statut a longtemps été celui d’un groupe marginalisé, une sorte d’adjuvant à un Pacte national (1943) forgé par les deux autres principales communautés, chrétienne (30 %) et sunnite (25%). Limitées à une représentation parlementaire incarnée par des familles de grands propriétaires terriens, les zones chiites étaient laissées à la marge de la croissance du jeune Liban. Il a fallu l’intervention de Fouad Chéhab (1902-1973), président de 1958 à 1964, pour que l’électrification et l’eau courante atteignent certains villages du Sud. La conscience communautaire des chiites prit corps avec Moussa al-Sadr (1928-1978), un clerc iranien venu s’installer à Beyrouth à la fin des années 1950. Puis, dès le milieu de la décennie 1960, la présence armée palestinienne a favorisé la diffusion d’un message révolutionnaire parmi les chiites, alors que l’hégémonie maronite se crispait sur les leviers du pouvoir.

Durant la guerre civile (1975-1990), les chiites et les chrétiens se trouvèrent souvent dans des camps opposés : les premiers revendiquaient un changement politique, tandis que les seconds apparaissaient comme les garants d’un modèle ancien. Rivaux durant la guerre, le duo Amal-Hezbollah est devenu complémentaire dès l’après-guerre (1990) sous l’impulsion de leurs parrains respectifs, la Syrie et l’Iran : au premier, le rôle de gestionnaire de l’État libanais avec la présidence du Parlement, et au second, la mission de poursuivre la lutte armée contre l’occupation israélienne au Sud-Liban (1978-2000).

Les chrétiens, bien que tenant la présidence de la République, connurent, pour leur part, une éclipse politique durant cet après-guerre sous tutelle syrienne (1990-2005), alors que la communauté sunnite retrouva un pouvoir que le conflit lui avait ôté avec la présidence du Conseil des ministres. C’est dans ce cadre que le Hezbollah a pu évoluer, entre un parti classique avec des parlementaires élus et une milice combattant les supplétifs et l’armée israélienne au Sud, jusqu’à son retrait unilatéral en 2000. Or ce dernier déclencha une sourde revendication populaire pour un départ des troupes syriennes et le désarmement du Hezbollah. Si le premier intervint en 2005 à la suite de pressions internationales après l’assassinat de Rafic Hariri, le second n’eut pas lieu, bien que la poussée antisyrienne sur le pouvoir fût réelle entre 2005 et 2009. Cette période de bras de fer entre visions politiques antagoniques, marquées par de nombreux assassinats, s’est conclue par l’accord de Doha (mai 2008) qui, outre le fait d’avoir mis fin aux affrontements urbains, a garanti au duopole chiite une minorité de blocage au sein du gouvernement, lui permettant ainsi d’empêcher ce dernier de prendre des décisions contraires à ses intérêts.

Cet accord permit également de nouvelles élections (2009) et un fonctionnement gouvernemental où le Hezbollah prit un ascendant certain. De fait, le « Parti de Dieu » réussit à légitimer l’action armée de son mouvement en diffusant son crédo « peuple-­armée-résistance » répété lors de chaque déclaration ministérielle. Si la guerre en Syrie (dès 2011) a fini par éroder cette formule, elle ne l’a pas épuisée : le parti chiite de Hassan Nasrallah est resté un pilier incontournable de la naissance et du fonctionnement de tout gouvernement, voire de toute élection présidentielle, comme on l’a vu depuis 2022 avec le blocage parlementaire auquel le duo Amal-Hezbollah s’est livré pour favoriser son candidat à la présidence. La guerre de 2023-2024 en a décidé autrement. La fin de cette hégémonie chiite sur le champ politique est en train de rebattre les cartes, pour la plus grande satisfaction à la fois des forces traditionnelles opposées au tandem chiite et des forces sociales qui ont battu le pavé en 2019 lors des manifestations ayant ébranlé tout le pays.

Un énorme chantier économique et social

Le Liban est un État failli qui a connu un effondrement économique multiforme : une dette publique qui dépasse 100 milliards de dollars (280 % du PIB en 2022), une Banque centrale incapable d’aider les agences privées face à leur déficit de liquidité, un pays en cessation de paiement depuis mars 2020 et des dégâts aux infrastructures civiles, et donc aussi aux moyens de production dus à l’explosion du port (août 2020), puis à la guerre de 2023-2024. Avec pour conséquences une chute de la monnaie nationale, une érosion de la production, un chômage en hausse (estimé à 30 %), une inflation à trois chiffres (le record a été atteint en avril 2023 avec 268,78 %), entraînant une explosion de la pauvreté (80 % de la population) et des pénuries de carburants, de médicaments, d’électricité et d’eau. Les Libanais connaissent des angoisses quotidiennes qui ne se limitent pas à celles des bombardements israéliens. Mais de quoi cette faillite est-elle le nom ?

Les racines de cette crise majeure trouvent leur origine dans le système économique rentier mis en place dans l’après-guerre civile par Rafic Hariri, un homme d’affaires libano-saoudien devenu Premier ministre (1992-1998 et 2000-2004). Il s’agissait d’un capitalisme ultralibéral basé sur des taux d’intérêt élevés et une parité fixe avec le dollar (dès 1994) afin d’attirer des capitaux, essentiellement ceux de la diaspora. Fondé sur un endettement et des importations de biens, ce système nécessitait un afflux constant de fonds ou des recettes fiscales pour éviter la dépression. Or, bien que la croissance ait atteint en moyenne 5 % par an jusqu’en 2011, la politique budgétaire expansionniste (endettement) était excessive et a creusé une dette publique immense, qu’aucune recette soutenue n’est venue combler. Par ailleurs, l’afflux de capitaux a entraîné une perte de compétitivité. Cette croissance s’est ensuite effondrée à 1 % en moyenne depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. En outre, les taux d’intérêt élevés, cœur de ce système rentier, ont peu créé d’emplois et n’ont pas favorisé l’investissement dans l’économie réelle. Les exportations se sont affaiblies au fur et à mesure que le taux de change est devenu surévalué.

Sauvetage politique ?

Au lieu d’ajuster le modèle économique « haririen » arrivé au bout de sa logique en 2011, les élites ont poursuivi la spirale de l’endettement pour s’assurer une rente qui leur permettait d’alimenter leurs réseaux clientélistes avec le contrôle de ministères. Or cela s’est fait aux dépens des épargnants libanais : les banques privées, détenues par des familles liées aux dirigeants, ont continué d’investir dans la dette publique, rendue attractive par son taux d’intérêt, alors que les leaders confessionnels au pouvoir attiraient des clients (et des entreprises) par des contrats juteux financés avec l’argent public. Ce système financier s’apparentait à une pyramide de Ponzi, où le rendement élevé des investissements était assuré par de nouveaux apports et non par une activité économique productive générant de réels bénéfices. La croissance exponentielle de la dette publique annonçait un ajustement inévitable, qui s’est traduit par un effondrement financier lorsque les principaux investisseurs ont décidé de retirer leurs mises, provoquant ainsi un retrait massif de capitaux (28 milliards de dollars). Face à la ruée des épargnants sur les banques, celles-ci ont imposé de façon illégale des plafonds de retrait et des taux de conversion en livres libanaises pour les dépôts en dollars inférieurs à ceux du marché. Le lobby des banquiers libanais, avec le concours de certains acteurs politiques, s’est ainsi ligué contre toute action visant à le rendre responsable de cette crise et, surtout, des pertes subies par les épargnants.

Se pose désormais la question d’une sortie, que semble offrir le renouveau politique. Si les plans de relance et de réformes n’ont pas manqué dans l’histoire libanaise récente, aucun n’est parvenu à convaincre les prêteurs internationaux, notamment en raison de blocages persistants liés au fonctionnement même du système : un mélange de népotisme, de clientélisme et de corruption institutionnalisée, que les élites politiques préservent comme une garantie de ressources infraétatiques. Lors d’une visite à Beyrouth en mai 2024, l’envoyé du Fonds monétaire international (FMI), tirant un bilan négatif de l’absence de réformes en échange d’un prêt de 3 milliards dollars accordé en 2022, a expliqué les causes du blocage de la relance : « L’absence d’une stratégie crédible et financièrement viable pour le système bancaire continue d’entraver la croissance et la reprise des dépôts, tout en donnant lieu à une économie de plus en plus basée sur l’argent liquide et informel, avec des risques accrus d’activités illicites. » Les banques ne prêtent pas d’argent pour investir et ne permettent pas aux épargnants d’accéder à leurs avoirs : pour les contraindre, la balle est dans le camp du Parlement et du gouvernement de Nawaf Salam.

Une géopolitique en mutation

L’équilibre des pouvoirs sur lequel s’est forgé l’ordre libanais de l’après-guerre civile a connu une mutation géopolitique en deux temps : le premier a été la fin de l’imperium syrien en 2005, et le second, l’affaiblissement de l’« axe de la résistance » en 2024, dont le Hezbollah a constitué la pièce maîtresse et l’Iran l’acteur phare, une fois le régime syrien éclipsé par son conflit interne. La chute de Bachar al-Assad, le 8 décembre 2024, parachève l’étiolement militaire du dispositif de fronts multiples érigé autour d’Israël, notamment en entravant l’approvisionnement militaire du Hezbollah par voie terrestre. La polarisation politique de ces deux dernières décennies a révélé la tendance des acteurs libanais à vouloir utiliser leurs appuis extérieurs, qu’ils soient français, américain, saoudien ou iranien, au risque d’être pris à leur propre jeu : devenir les hommes liges de ces États et de leurs régimes. Il y a fort à parier que, de ce point de vue, rien ne change en profondeur, même si le rapport de force en surface a basculé en faveur du camp « pro-occidental » à la suite de la déroute militaire du Hezbollah.

Or la dernière guerre israélienne au Liban, dont la brutalité a choqué en premier lieu les Libanais eux-mêmes, ne pourra rester sans conséquences morales, politiques, civiles et économiques : entre octobre 2023 et novembre 2024, on compte environ 4 000 morts et 13 800 blessés, soit une létalité deux fois supérieure à la guerre de juillet 2006, sans oublier les 1,3 million de déplacés. Et les destructions sont à la mesure de ce conflit : des dizaines de villages frontaliers délibérément rasés, des centres urbains à Nabatieh, à Tyr et dans la banlieue sud de Beyrouth réduits en ruines. Selon la Banque mondiale, en novembre 2024, les dégâts se chiffraient à 3,4 milliards de dollars.

Si les conséquences sociales restent difficiles à mesurer, on peut toutefois dégager deux axes de tensions à venir. Sur le plan intérieur, la destruction de pans entiers des structures économiques et sociales de la communauté chiite, la plus touchée par le conflit, a laissé des milliers de familles sans logement, sans travail et sans repères. Le risque serait de mépriser cet important segment de la population libanaise sous prétexte de son soutien au Hezbollah, faisant ainsi le jeu d’un confessionnalisme politique renouvelé, dont l’exemple américain en Irak en 2003 a montré les fruits délétères. Outre l’accroissement de ce fossé entre communautés, l’enjeu externe susceptible de s’articuler à cette problématique interne est celui de l’attitude israélo-américaine. Comment les élites au pouvoir réagiront-elles face à la continuation des opérations militaires israéliennes ponctuelles, voire d’une nouvelle occupation au détriment de la souveraineté libanaise ? Comment ce laisser-faire occidental à l’égard d’Israël ne pourrait-il pas endommager la relation avec les partenaires occidentaux et les communautés libanaises entre elles ? Autant de points d’interrogation qui, au-delà des péripéties du jeu politique libanais, vont marquer en profondeur le Liban. 

1-Chronologie du Liban de guerre en guerre


2-Le Liban, au cœur du Moyen-Orient


3-Israël dans la guerre civile libanaise (1982)


4-Le Liban à la fin de la guerre civile (1990)


5-Les grandes communautés du Liban


6-Le Liban dans la guerre d’Israël contre le Hezbollah


7-Beyrouth sous les bombes israéliennes (2024)


Daniel Meier

Laura Margueritte

areion24.news