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vendredi 16 mai 2025

Pourquoi et comment Pékin resserre le « nœud coulant » autour de Taïwan

 

Ce que Pékin qualifie de « nœud coulant » se resserre autour de Taïwan, un processus qui s’est notablement accéléré à la faveur du retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier dernier. Au point que certains experts du dossier s’attendent désormais à un acte symbolique qui pourrait dépasser les simples menaces et dont l’objectif serait de frapper les esprits.

Plusieurs déclarations et plusieurs faits précis semblent indiquer que le Président chinois Xi Jinping profite de la politique de la nouvelle administration américaine pour avancer ses pions visant à « récupérer » Taïwan, une obsession qui pourrait bien un jour devenir réalité. Les méthodes du Parti communiste chinois (PCC) sont de plus en plus variées et sophistiquées pour infiltrer la population taïwanaise, recruter des espions, peser sur l’opinion publique, le but ultime étant de susciter des doutes sur la capacité de Taïwan à résister face au géant chinois. Il s’agit aussi de créer un chaos politique tel qu’il serait alors ainsi facile de s’emparer de Taïwan sans livrer combat.

D’ores et déjà l’un des scénarios qui se dessine de façon de plus en plus précise est la prise de contrôle de la petite île de Jinmen (金門) administrée par Taïwan qui ne se trouve qu’à 4 kilomètres des côtes du continent chinois. Le quotidien américain Wall Street Journal souligne dans son édition du 24 avril que quatre navires des garde-côte chinois ont réalisé courant avril une patrouille de deux jours autour de l’île. Les autorités chinoises affirment qu’il ne s’agissait là que d’une opération de routine. Mais, souligne l’auteur de l’article qui a pour titre « l’étape suivante sera-t-elle la prise de contrôle ou le blocus ? », le but réel semble être de défier Taïwan et d’envoyer un signal au gouvernement taïwanais ainsi qu’au président américain sur le fait que Pékin est prêt à une escalade.

Pékin a entamé ce genre de « patrouilles » à partir de février 2024, avec un total de 68 à ce jour dans les eaux autour de cette île. « Pékin est engagé dans une escalade de ses pressions militaires sur Taïwan et si l’administration Trump n’a pas de plan pour y répondre, elle en a un besoin urgent », commente le quotidien américain. « Ce jeu est dangereux, tout particulièrement du fait de la présence à Jinmen de forces spéciales américaines. La Chine pourrait demander aux Etats-Unis et à Taïwan de démilitariser l’île, pariant sur le fait que Trump pourrait retirer les troupes américaines et exhorter Taïwan à capituler plutôt que de risquer une confrontation de plus grande ampleur », poursuit le journal.

« Pékin semble percevoir des opportunités stratégiques autour d’autres îles [administrées par] Taïwan et a déjà conduit des exercices militaires et des patrouilles de garde-côte autour de la chaîne des îles Matsu (馬祖) », ajoute le Wall Street Journal.

Une répétition générale avant une unification par la force

En avril, le commandant en chef des forces américaines de l’Indopacifique, l’amiral Sam Paparo, avait lancé un avertissement à l’adresse des élus du Congrès américain sur le fait que les manœuvres agressives des forces armées chinoises « ne sont pas seulement des exercices mais une répétition générale en vue d’une unification par la force » de Taïwan avec le continent. « La question est de savoir ce que les Etats-Unis feront si la Chine décide de franchir le pas. Le président [Donald]Trump a par le passé suggéré que la menace de sanctions commerciales d’ampleur contre la Chine pourrait être son outil principal pour dissuader une agression de Pékin. L’échec déjà patent – économique et peut-être politique – de […] ses tarifs douaniers sur les importations de biens chinois suggère qu’il lui faudra un autre plan », ajoute encore le Wall Street Journal. « Accélérer les dépenses militaires pourrait y contribuer, tout comme en revenir aux alliances avec les partenaires des États-Unis dans la région et au-delà. Pékin apporte des avertissements suffisants sur ce qu’une dissuasion mise en échec pourrait signifier », conclut le journal.

L’inconstance de Donald Trump accentue l’anxiété à Taïwan

The Economist n’est guère plus optimiste. Dans un article publié le 1er mai intitulé « Les exercices militaires chinois annoncent un blocus de Taïwan, l’inconstance de l’administration Trump ajoute à l’anxiété de l’île », l’hebdomadaire souligne que la puissance militaire de la Chine « s’accroît et conduit à un harcèlement sans relâche de Taïwan. »

« La politique de cette île autonome se polarise, alors même que son principal soutien, les États-Unis, devient moins fiable, » explique The Economist. « Certains observateurs voient des « signaux d’alerte » indiquant que la Chine se prépare à imposer la « réunification » par la force. D’autres estiment que Xi Jinping, le dirigeant chinois, attendra de récolter les fruits de la politique destructrice de Donald Trump en matière d’alliances, » souligne-t-il.

« Rares sont ceux qui doutent cependant que la Chine continuera d’ exercer une pression sur Taïwan par le biais d’une agression dans la zone grise, c’est-à-dire une coercition qui ne va pas jusqu’à la guerre. En effet, les bouleversements géopolitiques mondiaux pourraient être l’occasion de tester de nouvelles formes d’intimidation, » poursuit l’hebdomadaire.

« Les forces chinoises s’entraînent régulièrement à une invasion amphibie de Taïwan. Elles ont récemment testé de nouveaux ponts flottants, qui permettent d’augmenter le nombre de points de débarquement potentiels et d’acheminer plus rapidement les troupes sur le terrain. Récemment, ces exercices de type « jour J » ont toutefois été complétés par des répétitions d’un blocus naval total ou partiel, » estime The Economist. « Lors d’exercices organisés en avril sous le nom de « Strait Thunder 2025A » (dont le nom laisse présager d’autres opérations), l’Armée populaire de libération (APL) chinoise a déclaré avoir notamment simulé le bombardement de ports et d’installations énergétiques, » ajoute encore The Economist.

Le journal cite un officier de l’APL qui, récemment, a souligné dans une vidéo de propagande tournée debout sur un décor imitant le pont d’un porte-avions : « Si Taïwan perd ses lignes d’approvisionnement maritime, ses ressources intérieures s’épuiseront rapidement, l’ordre social sombrera dans le chaos et les moyens de subsistance de la population seront gravement affectés. »

Les menaces d’étranglement économique s’accroissent

La menace d’une interruption du transport maritime est inquiétante pour une île qui importe la quasi-totalité de ses hydrocarbures et une grande partie de sa nourriture. Elle pourrait également avoir des conséquences mondiales, puisque Taïwan fabrique plus de 90 % des semi-conducteurs les plus avancés au monde et que le détroit de Taïwan est l’une des principales voies commerciales maritimes au monde. Les interrogations sur l’interruption des lignes d’approvisionnement, les manœuvres militaires et la coupure des câbles sous-marins dont plusieurs se sont produites récemment, contribuent également à la campagne de « guerre cognitive » menée par la Chine, qui vise à démontrer sa puissance, à épuiser Taïwan, à exposer les limites de la protection américaine et, idéalement, à inciter les dirigeants taïwanais à se rendre sans combattre.

« L’inconstance de M. Trump a rendu la sécurité de Taïwan encore plus précaire. Personne ne sait avec certitude avec quelle force il viendrait à sa défense, si tant est qu’il le fasse, compte tenu de son attitude intimidante envers l’Ukraine et de son mépris pour les alliances, » explique encore l’hebdomadaire. « Le coût probable d’une guerre avec la Chine pour les États-Unis augmente régulièrement, parallèlement à la puissance militaire de cette dernière. Les hauts responsables américains pensent désormais moins à vaincre la Chine qu’à lui refuser une victoire rapide et facile, dans l’espoir que le risque d’un combat féroce et coûteux suffise à dissuader M. Xi, » commente The Economist.

Parallèlement, la Chine s’efforce d’éroder le statu quo dans le détroit de Taiwan. Ses forces franchissent régulièrement la ligne médiane, frontière informelle entre Taiwan et le continent, et pénètrent dans la « zone d’identification de défense aérienne » (ADIZ) de Taiwan. Des navires chinois sondent les eaux « interdites » des îles périphériques proches du continent. Les garde-côtes ont déjà inspecté un navire taïwanais transportant des touristes. Des drones et des ballons chinois pénètrent régulièrement dans l’espace aérien taïwanais. Pays sujet aux typhons et aux tremblements de terre, Taïwan dispose d’un système de défense civile relativement efficace. Mais survivre à un étranglement économique serait une tâche ardue sinon impossible. Le gouvernement taïwanais a commencé à organiser des exercices sur la « résilience de l’ensemble de la société, » dont la mise en place d’hôpitaux de campagne d’urgence.

Que feraient les voisins de Taïwan en cas de crise ?

Le Japon et les Philippines, pour ne citer que ces deux pays proches, estiment que la préservation de l’autonomie de Taïwan est vitale pour leur propre sécurité. Mais eux-mêmes sont placés sous la menace militaire croissante de la Chine qui multiplie ses actes d’intimidation. Que feraient-ils en cas de crise militaire ?

De plus, ajoute encore l’hebdomadaire, si une crise devait éclater, « M. Trump interviendrait-il ? Il est opposé à la guerre, considère ses alliés comme des profiteurs et affirme que Taïwan a « volé » l’industrie américaine des semi-conducteurs. Ses menaces habituelles, à savoir des droits de douane et des sanctions, ont perdu de leur efficacité depuis qu’il a déclenché une guerre commerciale. Certains craignent que, dans le but de conclure un accord global avec la Chine, il ne fasse des concessions sur le statut de Taïwan. »

The Economist revient sur des déclarations récentes d’Elbridge Colby, sous-secrétaire à la politique du Pentagone dont le ton a clairement changé comparé à ses propos antérieurs lorsqu’il soutenait que les États-Unis devraient réduire leurs engagements militaires en Europe et au Moyen-Orient afin de se concentrer sur le confinement de la Chine, notamment en garantissant explicitement la sécurité de Taïwan. Or « il affirme désormais que Taïwan n’est pas une question « existentielle » pour les États-Unis et suggère que l’île ne peut être défendue à un coût acceptable. Il estime que Taïwan devrait augmenter ses dépenses de défense de 2,1 % du PIB l’année dernière à 10 %, » un niveau clairement hors de portée pour Taïwan.

Certes, officiellement les autorités taïwanaises se disent confiantes dans l’aide que leur apporteraient les Etats-Unis en cas de crise et dans la capacité de Taïwan à résister à la pression chinoise. Peuvent-ils en réalité faire autrement, au risque d’amplifier encore l’inquiétude déjà perceptible dans l’île et de susciter la colère de Donald Trump ?

Les Taïwanais perdent confiance dans les Etats-Unis

Un récent sondage réalisé par le Brookings Institution, un groupe de réflexion américain, révèle que les Taïwanais perdent confiance dans les États-Unis et qu’une majorité d’entre eux pensent que ceux-ci n’interviendraient pas dans une guerre entre la Chine et Taïwan. « Tout affaiblissement de l’engagement américain ne manquera pas d’affaiblir la volonté de résistance de Taïwan. La Chine tient à attiser ces doutes, affirmant qu’avec Trump à la Maison Blanche, Taïwan sera abandonnée comme un ‘ pion sacrifié’, » conclut The Economist.

L’auteur de ces lignes a rassemblé des témoignages qui restent anonymes et qui vont tous dans le même sens : l’inquiétude grandit régulièrement et sensiblement dans les allées du pouvoir à Taipei sur les intentions réelles de Donald Trump et celles connexes et bien connues de Xi Jinping. C’est la raison pour laquelle Taïwan se tourne plus que jamais vers l’Europe et d’autres soutiens potentiels hypothétiques pour s’efforcer d’y trouver des engagements pour l’avenir. C’est ainsi que pour la première fois de son histoire, jeudi 8 mai, Taïwan a commémoré la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a 80 ans.

Dans son discours tenu devant des responsables étrangers rassemblés à Taipei, le président de Taïwan Lai Ching-te a comparé la situation des pays du Vieux continent dans les années 1930 avec celle de l’île de l’océan Pacifique. Il a mis l’accent sur les menaces auxquelles fait face son île, qui ne sont pas sans rappeler, selon lui, celles des pays Alliés avant la Seconde Guerre mondiale. « Quatre-vingts ans après la fin de la guerre européenne, le message de l’Histoire est clair. Aujourd’hui nous partageons les mêmes valeurs et les mêmes défis que beaucoup des démocraties qui ont participé à la guerre, » a-t-il déclaré . « Taïwan ainsi que l’Europe font face ensemble à un nouveau groupe totalitaire. L’expérience amère de la Seconde Guerre mondiale nous rappelle que l’apaisement ne va rendre les envahisseurs que plus gourmands et étendre leurs ambitions, » a-t-il voulu souligner, en appelant tous les « pays épris de liberté » à se rassembler pour combattre les régimes autoritaires. Le chef de l’Etat taïwanais a exhorté l’Europe à être davantage solidaire de Taïwan, soulignant le risque d’un retrait potentiel des Américains de la zone Indopacifique et le fait que celui-ci ne devait pas faire reculer les puissances européennes face à leurs engagements.

Chine et Russie, même combat

Pure coïncidence ? La veille de ce discours, le président chinois Xi Jinping s’est rendu à Moscou, également dans le cadre de la commémoration de la fin de la guerre de 1939-1945, où une parade militaire des troupes russes et de certaines unités chinoises a eu lieu. « Peu importe la situation de Taïwan, peu importe quelles forces extérieures tentent de nous dissuader, la tendance historique veut que la Chine et Taïwan se réunissent et cette réunification est inéluctable, » a-t-il dit à cette occasion. Autre facteur qui bénéficie à Pékin : la multiplicité des conflits et des risques de guerre à travers la planète. L’invasion de l’Ukraine, la situation explosive à Gaza, les menaces d’escalade entre l’Inde et le Pakistan : tous ces exemples sont de nature à détourner l’attention de l’opinion mondiale, dont celles des dirigeants des pays démocratiques, au profit de la Chine communiste.

« Le reste du monde démocratique – dont l’Europe – ne saurait fermer les yeux sur une région capitale tant sur le plan économique que sur le plan stratégique, » souligne le 13 mai Philippe Le Corre, professeur affilié à l’ESSEC, chercheur à l’Asia Society Policy Institute dans les colonnes du quotidien régional Ouest France. « La présence de Xi Jinping à Moscou, lors des commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale le 9 mai, a illustré, s’il en était besoin, la proximité entre le dirigeant chinois et son homologue russe Vladimir Poutine, ainsi que le soutien de Pékin dans la guerre en Ukraine. Outre les condamnations habituelles contre les décisions « unilatérales » (référence aux États-Unis), c’est la question de Taïwan qui indique un rapprochement supplémentaire, » écrit-il.

« Moscou est allé jusqu’à prétendre que le Parti communiste avait libéré la Chine il y a quatre-vingts ans, alors qu’il n’est arrivé au pouvoir qu’en 1949. Et quand la Russie insiste sur le fait qu’elle « s’oppose à l’indépendance de Taïwan sous quelque forme que ce soit » et « soutient fermement les mesures prises par le gouvernement chinois pour réaliser l’unification nationale », on lit bien que Moscou appuiera Pékin en toutes circonstances, y compris lors d’une éventuelle attaque contre Taïwan, l’île que la Chine revendique, » ajoute cet expert.

« Moscou, Pékin… L’un soutient l’autre dans sa guerre de « préservation de sa sécurité nationale » contre l’Ukraine, l’autre approuve toute action chinoise pour récupérer Taïwan : boycott économique, blocus de l’île, cyberattaques, destruction de câbles sous-marins, ou intervention armée, peu importe. Le doute n’est donc plus permis et les démocraties doivent s’interroger sur le cas de moins en moins hypothétique d’un conflit autour de Taïwan, » affirme Philippe Le Corre.

« Durant le mois d’avril, alors que le monde semblait rivé vers la Maison-Blanche, l’Ukraine et le Proche-Orient, la marine chinoise multipliait les exercices, ajoutant au déploiement habituel d’immenses barges destinées à un éventuel débarquement, une sorte de « D-Day » accompagné d’un blocus naval afin de couper les vivres aux 24 millions de Taïwanais, » explique-t-il encore.

L’Europe solidaire de Taïwan ?

Signal d’un plus grand volontarisme européen pour se rapprocher de Taïwan : l’ancienne présidente Tsai Ing-wen s’apprête à effectuer sa première visite au Royaume Uni depuis qu’elle a quitté ses fonctions, selon des sources concordantes. Mme Tsai, docteur en droit de la London School of Economics and Political Science, devrait donner des conférences dans plusieurs institutions universitaires en Angleterre, visiter le Parlement britannique et rencontrer des législateurs de tous bords politiques. Bien que non officiel, le voyage de Tsai est préparé de longue date, mais le gouvernement britannique avait l’an dernier demandé à Tsai de reporter sa visite. D’autre part, plusieurs dirigeants européens ont discrètement fait savoir qu’ils se tenaient prêts à engager un dialogue plus direct avec les autorités de Taïwan.

Tout ceci suffira-t-il à dissuader Pékin d’agir ? Retarder ses ambitions peut-être, mais davantage ? Plus que jamais le doute est permis.

Pierre-Antoine Donnet

asialyst.com