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vendredi 16 mai 2025

Mer de Chine méridionale : vers une aggravation des tensions avec la thalassocratie chinoise

 

Alors que la mer de Chine méridionale est devenue vitale pour la République populaire de Chine (RPC), cette nouvelle thalassocratie a pour objectif existentiel le contrôle absolu de ses mers proches.

La pensée géostratégique chinoise en mer de Chine méridionale est sous-tendue par trois domaines spécifiques qui se complètent et s’intriquent : la culture, plus particulièrement l’analyse historique dans le temps long, la géographie, qui y exerce sa tyrannie, et l’économie maritime, indispensable facteur de croissance.

L’analyse historique dans le temps long

Cette dernière s’inscrit dans un projet politique plus vaste qui a pour objectif déclaré l’accomplissement du « rêve chinois », c’est-à-dire le retour à la place de premier plan dans le concert des nations que la Chine aurait détenue historiquement et qui lui reviendrait naturellement. L’Empire — héritier d’une civilisation très ancienne — et les Républiques qui lui ont succédé en auraient été spoliés depuis le XIXe siècle par les « barbares venus des mers ». C’est ce qu’annonçait déjà Sun Yat-sen dans le livre Les Trois principes du peuple paru en 1912, année de proclamation de la République. Il y affirmait : « Que ce soit par la taille de notre territoire, celle de notre population et notre intelligence inhérente, nous surpassons l’Occident. Quand notre nation sera prête, quand la Chine sera forte, elle le dépassera. » Ce faisant, il se plaçait dans la continuité de la pensée des empereurs et annonçait le projet politique des dirigeants communistes qui gouvernent le pays depuis 1949. Ce sentiment de supériorité, teinté de xénophobie vis-à-vis des populations non hans, influe sur le traitement particulièrement dur que la Chine inflige à certains éléments de sa propre population comme les Ouïghours du Xinjiang ou les Tibétains.

Il explique aussi un comportement très spécifique dans le domaine des relations internationales caractérisé par le refus de négocier avec plus d’une nation étrangère à la fois (c’est le cas dans son différend maritime avec les Philippines) ce qui, compte tenu de sa puissance, lui permet d’être toujours en position de force à l’exception notable des États-Unis. La Chine ne cherche pas non plus à établir des alliances autres que de circonstance — et encore, sous réserve d’être en position de domination — comme c’est le cas avec la Russie et la Corée du Nord. En matière de droit international, Pékin n’y adhère que tant qu’il favorise ses intérêts. C’est en particulier le cas de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer. Bien que l’ayant signée et ratifiée, la Chine s’est très adroitement ménagé une part d’ambiguïté en l’accompagnant de réserves qui lui permettent de s’en abstraire et de promulguer des lois nationales qu’elle veut imposer par la force dans des eaux qu’elle se targue de posséder et où elle dispose de la première garde côtière et première milice maritime au monde.

Sous prétexte que ses marins ont navigué pendant de nombreux siècles en mer de Chine méridionale, la Chine en revendique la « propriété » de la plus grande partie qu’elle a délimitée selon une ligne en dix traits sans aucune valeur juridique. Cette limite est matérialisée sur les cartes officielles du pays ainsi que sur les passeports des citoyens chinois en utilisant le même code couleur que celui avec lequel elle dessine ses frontières terrestres. Il n’existe pas de document qui fixe précisément l’emplacement géographique de chacun des éléments de la « langue de bœuf » (nom qui est souvent donné à cette ligne en raison de sa forme). Elle reprend une carte qui avait été tracée en 1947 par un océanographe du Guomindang nationaliste et qui ne comportait que neuf traits à l’époque. C’est la RPC qui en a ajouté un dixième qui englobe Taïwan (qu’elle ne contrôle pas) et le détroit homonyme (avec la volonté de lui retirer son caractère de détroit international). Cette ligne est rejetée par la communauté internationale. Plusieurs pays de la zone indo-pacifique, principalement les États-Unis, mais aussi le Canada, la France et d’autres encore, la font franchir aléatoirement par leurs bâtiments de guerre pour y affirmer la liberté de navigation dans le respect de la loi de la mer en déclenchant l’ire de la RPC.


L’économie, fondement de la stabilité sociale du pays

La Chine était restée longtemps repliée sur elle-même tant sous l’Empire que sous la République (1912-1949) et la longue période (1949-1976) pendant laquelle elle a subi le joug imposé par Mao Zedong. C’est sous la direction éclairée de Deng Xiaoping qu’elle va s’ouvrir au commerce international par la mer et développer son économie à un rythme inconnu jusqu’alors. À partir de 1978 et la prise de pouvoir de Deng, elle va connaitre des taux de croissance annuelle souvent supérieurs à 10 %. Cette performance est le fruit d’un gouvernement qui a su analyser le retour d’expérience historique des pays développés, occidentaux pour la plupart, mais aussi celui du Japon et de Singapour au XXe siècle.

Deng a aussi tiré les leçons des échecs de la Chine pendant le « siècle d’humiliation » (1), en particulier de son incapacité à s’opposer à la politique des « ports ouverts » (2) imposée par les « diables étrangers venus de la mer » et du refus de la plupart de ses élites d’accompagner un « mouvement d’autorenforcement » qui préconisait « d’apprendre les techniques supérieures des barbares et d’en faire usage contre eux pour renverser la tendance et les dominer ». Il va reprendre le concept des ports ouverts en créant des zones économiques spéciales (ZES) qui sont les hinterlands de grands ports dotés d’infrastructures modernes par lesquels les industries qui s’y trouvent sont alimentées en matières premières et énergétiques et peuvent exporter les produits finis qu’elles produisent.

C’est par la voie maritime que les échanges vont principalement se développer, de façon à se prémunir des aléas géopolitiques liés à la traversée des pays étrangers. La Chine va pouvoir inonder le monde à moindre cout de ses produits, d’abord de piètre qualité, mais progressivement d’une technologie sans cesse plus perfectionnée. Pour cela, elle devient progressivement une puissance maritime, tant militaire que commerciale. La Chine est depuis 2022 le premier armateur, le premier constructeur de navires de commerce, et dispose de 7 des 10 plus grands ports de porte-conteneurs au monde. Pour établir une chaine logistique cohérente avec ses propres moyens portuaires, elle développe une chaine de terminaux à l’étranger qu’elle dote d’infrastructures efficaces. Placées sous le contrôle de sociétés chinoises qui sont toutes liées au Parti communiste chinois (PCC), elles constituent ce qui a été appelé « le collier de perles ». Du fait de leur lien avec le PCC, elles jouent un rôle dual (civil et militaire) et peuvent apporter, en complément des bases navales des pays dont la marine met en œuvre des moyens navals achetés à la Chine (Cambodge, Pakistan, Bangladesh, Birmanie…), un soutien logistique aux bâtiments de guerre de l’APL-M (Armée populaire de libération — marine) lors de leur déploiement lointain.

Ces ports sont reliés par les « routes de la soie maritime du XXIe siècle » dans le cadre de « l’initiative de la ceinture et de la route » (BRI en anglais) décidée par Xi Jinping en 2013, dans laquelle la ceinture constitue les corridors terrestres et la route les voies maritimes. Bien que la plupart des transports soient multimodaux, ces dernières sont de loin les plus efficaces (les derniers porte-conteneurs peuvent transporter 24 000 conteneurs, l’équivalent d’un train de 350 wagons) et les plus sures en temps de paix.



La BRI est soutenue par un formidable effort financier estimé à 1 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de plusieurs plans Marshall de l’après Seconde Guerre mondiale. Elle concernerait une soixantaine de pays, toucherait 62 % de la population mondiale et représenterait plus de 30 % du PIB mondial.

Ce projet titanesque à l’échelle du monde est présenté par la Chine comme devant être « gagnant-gagnant ». Il est cependant de plus en plus critiqué en raison du piège de la dette dans lequel les pays pauvres tombent faute de pouvoir faire face aux remboursements des prêts qui leur ont été consentis à des taux élevés. Le cas du Sri Lanka est emblématique. La Chine y a construit le port en eaux profondes d’Hambantota. Incapable de rembourser, le pays se trouve dans l’obligation de confier la gestion du port à la compagnie China Merchants Port (CM Port) dans le cadre d’un bail emphytéotique de 99 ans. Cette durée imposée par Pékin est similaire à celle que la Grande-Bretagne avait exigée pour la cession de Hong Kong ; elle est pourtant avant tout le symbole du siècle d’humiliation, ce que la RPC reproche aux puissances navales du XIXe siècle.

La réussite des exportations de produits finis, à présent souvent de très hautes technologies, est indispensable au développement de la Chine dont l’économie est soumise à plusieurs crises : une croissance économique trop faible (< 5 %) pour permettre le développement des régions les plus enclavées et donc les plus pauvres ; un secteur immobilier — qui représente le quart du PIB — en faillite et un taux de chômage des jeunes diplômés très important, l’offre en termes de qualifications ne correspondant plus à la demande des entreprises. À cela s’ajoute un endettement très important des provinces qui sont dans l’obligation de subventionner les exportations, de plus en plus taxées en Occident. C’est le cas aux États-Unis où, à titre d’exemple, les voitures électriques le sont à 100 %. Tout cela pourrait concourir à une instabilité sociale et à des remous internes, ce que ne peut accepter un pouvoir fort qui sait que la raison principale de la longue décroissance de la Chine aux XIXe et XXe siècles a été avant tout due à de nombreuses luttes intestines aux conséquences désastreuses comme la révolte des Taiping, les luttes entre les seigneurs de la guerre, la guerre civile… Une fuite en avant militaire contre Taïwan, objectif déclaré, pourrait servir d’exutoire au mécontentement croissant de la population.

La géostratégie de la RPC en mer de Chine méridionale

La RPC n’a qu’une seule façade maritime qui, de plus, est longée par une chaine d’iles dont aucune n’est placée sous son contrôle. Elle délimite, avec le continent, les mers de Chine (orientale et méridionale) ainsi que la mer Jaune. Ces mers « proches », bien que relativement étendues, constituent dans leur totalité les approches maritimes du pays. Elles ont pour lui une importance existentielle à plus d’un titre puisque, outre les grands ports de commerce qui s’y trouvent, tous les arsenaux où sont basées l’ensemble de ses forces navales y sont également. La mer de Chine méridionale revêt un caractère spécifiquement important, car c’est la première que doivent traverser les navires de commerce à destination de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient. Cette mer comprend, du nord au sud, le détroit stratégique de Taïwan — large de 65 nautiques — qui sépare le continent de l’ile que Pékin voudrait conquérir. Elle baigne le Sud de la RPC, y compris l’ile de Hainan où sont creusés dans la montagne les tunnels qui abritent la base opérationnelle de la force océanique stratégique de l’APL-M et ses sous-marins nucléaires lanceurs d’engins encore insuffisamment silencieux. Une des raisons du choix de cet emplacement est qu’il se situe à seulement trois heures de mer en surface de la ligne de fond des 500 mètres où un sous-marin peut plonger en sécurité et patrouiller en immersion dans une zone suffisamment vaste pour y évoluer en toute discrétion. Cette zone est cependant suffisamment restreinte pour constituer un bastion surveillé par les systèmes d’écoute sous-marine et les forces aéronavales chinoises pour détecter la présence d’intrus.

C’est une des raisons qui pousse la Chine à établir dans les iles Spratleys, à proximité du bastion, un vaste complexe aéronaval bâti sur des hauts fonds remblayés. Comme toujours, son action s’inscrit dans le temps, le contrôle du premier récif (Johnson South) remontant à 1988. Pour maintenir l’ambiguïté et limiter le sentiment d’agression de ses adversaires, elle procède par la méthode des petits pas et des faits accomplis.

Aujourd’hui, ce complexe aéronaval chinois est composé de sept iles artificielles qui, individuellement, auraient des capacités militaires limitées par manque de place, mais dont les moyens judicieusement répartis se complètent et constituent un formidable système de combat dans la ZEE des Philippines. Disposant de trois pistes d’atterrissage de plus de 3 000 mètres de long, ce grand complexe aéronaval, situé presque à mi-distance ente Hainan et Singapour, est circonscrit dans une ellipse d’environ 150 nautiques sur 230. La garde côtière chinoise et la milice maritime s’emploient à prendre le contrôle de tous les hauts fonds situés à l’intérieur de ce périmètre. Elles servent spécifiquement à chasser les forces philippines présentes sur deux ilots situés dans la ZEE philippine, les bancs Second Thomas — sur lequel une petite garnison assure une permanence à bord d’une épave — et Sabina, où une unité de la garde côtière philippine, le BRP Teresa Magbanua, est mouillée depuis des mois. Pour les contraindre à partir, les forces chinoises cherchent à interdire leur ravitaillement en vivres. Après de nombreux incidents de plus en plus violents, le 26 aout 2024, deux unités philippines qui y procédaient se sont heurtées à une flottille de 40 navires chinois qui leur barraient la route, dont 31 chalutiers de la milice maritime, six garde-côtes et trois bâtiments de guerre. La présence d’unités de combat constitue un fait nouveau. Il est le signe d’une nette escalade de la tension et de la volonté de la Chine de prendre rapidement le contrôle de ces deux bancs. Quelle en est la raison ? Serait-ce le signe d’une possible intervention militaire ?

La Chine ne reculera pas — elle ne le fait jamais — et les Philippines sont trop faibles pour lui résister seules. Pour des différends maritimes limités, mais qui sont sans fin, les États-Unis seraient-ils prêts à se confronter à une puissance nucléaire disposant de la première marine de guerre au monde en nombre d’unités et, de plus, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ? Pour la contrer, ils ont fait le choix de réactiver l’Accord de coopération renforcée en matière de défense (Enhanced defense cooperation agreement — EDCA) qui les lie aux Philippines. Neuf bases sont en cours de renforcement.

Si les détroits séparant les iles de la « première chaine » venaient à être fermés par les États-Unis et les pays qui leur sont liés par de véritables pactes (Japon, Corée du Sud, Australie et Philippines), elle deviendrait un véritable « carcan » interdisant tout échange de matières premières, énergétiques, et de produits manufacturés avec le reste du monde, hormis ses voisins terrestres potentiellement inamicaux. Les unités de la marine de guerre chinoise pourraient y être bloquées par des forces navales des États-Unis et de leurs alliés au risque de devenir une « flotte en vie » (fleet in being) comme l’était la flotte allemande pendant la Première Guerre mondiale. Ce carcan dispose cependant de deux verrous principaux que l’APL pourrait faire sauter : Taïwan qui sépare la mer de Chine orientale de celle de Chine méridionale avec les détroits qui l’entourent et le détroit de Malacca.

En 2003, le président Hu Jintao qualifiait de « dilemme de Malacca » le risque que représentait la fermeture potentielle de ce détroit, porte de l’océan Indien. Malacca étant trop loin des bases aériennes les plus proches de la Chine continentale, le grand complexe aéronaval chinois permet de résoudre le dilemme en mettant le détroit à portée des avions de combat chinois venant de ses trois pistes. De plus, la Chine a inauguré en décembre 2023 le premier quai d’une base navale située à Ream, au Cambodge. Un aéroport a été construit à proximité par une société chinoise, ce qui signifie qu’il est ouvert aux activités duales. Situé à 555 nautiques de Malacca, il pourrait donc également concourir à la résolution du dilemme.

Peu de pays, voire aucun, soutiennent ouvertement les vastes revendications de la Chine, mais beaucoup sont restés silencieux. Les 10 membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN en anglais) ne prennent pas position et n’ont pas non plus condamné les interventions de plus en plus agressives des garde-côtes chinois dans la ZEE philippine. Tous ces pays participent cependant à la course aux réarmements navals (voir tableau p. 54) en privilégiant l’acquisition de sous-marins, arme de dissuasion classique par excellence.

Notes

(1) Pour les Chinois, le « siècle d’humiliation » débute avec la première guerre de l’opium qui les a opposés à la Grande-Bretagne en 1839, et se termine en 1945 avec la défaite du Japon. Cette dernière date ne marque cependant pas la fin de la décroissance économique du pays, qui se poursuit sous Mao.

(2) Les « ports ouverts » étaient des lieux cités dans les traités signés entre la Chine et les puissances étrangères comme étant libres à la résidence et au commerce des étrangers. L’extraterritorialité y était la règle. Les tarifs douaniers y étaient modérés. Enfin, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée, chaque puissance étrangère bénéficiait automatiquement de tout privilège obtenu par l’une d’entre elles auprès du gouvernement de la Chine.

Hugues  Eudeline

areion24.news