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samedi 15 mars 2025

Penser la guerre : « L’ascension aux extrêmes » dans l’idée et dans la réalité de la guerre

 

La guerre en Ukraine, cette dernière année, et celle entre Israël, le Hamas et le Hezbollah ont empli l’espace politico-médiatique du mot « escalade ». Il faut en Europe et au Proche-Orient faire « attention à l’escalade », « éviter l’escalade », « prévenir l’escalade », etc. Il est néanmoins remarquable que personne ne semble juger nécessaire de préciser ce qui est entendu par la notion d’escalade, et l’on peut distinguer grossièrement trois attitudes types dans les débats publics face à l’« escalade » : une première attitude partant du principe qu’une escalade peut toujours être évitée ; l’attitude inverse, supposant que l’escalade est le développement naturel de tout conflit violent ; et enfin l’attitude estimant que si escalade il y a, c’est qu’elle est nécessairement imposée par l’ennemi.

« L’augmentation de l’intensité ou du périmètre d’un conflit qui franchit des seuils considérés comme significatifs par un ou plusieurs des belligérants (1) » est une première définition synthétique, claire et fine du phénomène d’escalade. Elle comprend la différence entre l’escalade dite verticale, qui renvoie à l’intensité des hostilités dans un périmètre conflictuel stable, et l’escalade dite horizontale, qui accroît le périmètre des hostilités à de nouveaux espaces ou à de nouveaux domaines d’affrontement. Elle repose par ailleurs sur un point analytique essentiel à la compréhension du phénomène : il n’existe d’escalade que dans la perception des belligérants, lorsque des seuils perçus comme significatifs pour eux sont franchis par l’ennemi ; franchissement susceptible d’entraîner une réaction également escalatoire. « L’escalade est un phénomène profondément lié aux perceptions des acteurs : certaines actions seront perçues comme escalatoires par les deux parties, les principaux risques étant posés par une situation dans laquelle une action est vue comme escalatoire par l’un des belligérants, mais pas l’autre. D’une manière générale, la durée d’un conflit entraîne son escalade progressive […]. (2) » L’escalade peut ainsi être volontaire ou involontaire, lorsqu’un acteur d’un conflit s’engage dans une action qu’il ne juge pas escalatoire tandis que la partie opposée perçoit cette même action comme franchissant un seuil significatif pour elle dans l’évolution des hostilités.

La guerre idéelle

On voit donc à travers ces premiers éléments de définition que les trois attitudes types décrites en introduction sont des sortes de caricatures de possibilités réelles, fausses en ce qu’elles systématisent outrancièrement des représentations en partie justes liées à l’existence des interactions conflictuelles et à leurs dynamiques. L’escalade progressive est à la fois le développement « normal » d’un conflit qui dure, un phénomène interactif qui peut stagner à certains seuils, que l’on peut parfois éviter et parfois non, qui peut être plus ou moins contrôlé ou incontrôlé, volontaire ou imposé. Pour mieux comprendre ces incohérences apparentes, il est utile de se référer aux réflexions du premier chapitre du livre I du célèbre traité de Clausewitz, De la guerre (3).

C’est en effet dès l’ouverture du traité qu’apparaît le thème de la fameuse « ascension aux extrêmes » tel qu’il est pensé comme philosophe de la guerre par l’officier prussien. Le thème y est associé à ce que les commentateurs appellent la « guerre absolue » ou la « guerre idéale », dénominations qui nous paraissent toutes les deux entraîner des confusions et être en partie responsables des débats d’interprétation sur ces points de la pensée clausewitzienne. L’expression de « guerre absolue » a tendance à faire se confondre l’idée exprimée par Clausewitz à ce moment de son raisonnement avec la notion descriptive de « guerre totale », qui renvoie dans nos représentations communes aujourd’hui surtout aux deux guerres mondiales. L’expression de « guerre idéale » induit évidemment l’idée que la notion aurait une dimension normative, qu’il s’agirait d’un idéal souhaitable de la guerre, ce qui n’est pas le sens du propos de Clausewitz. Nous utiliserons donc ici l’expression de « guerre idéelle », au sens de guerre « dans l’idée » par distinction de la guerre « dans la réalité ».

Le traité sur la guerre de Carl von Clausewitz débute par des réflexions sur la nature du phénomène de guerre et, en premier lieu, sur des propositions de définition de la guerre. La difficulté ici est que Clausewitz ne propose pas qu’une seule définition de la guerre, mais plusieurs selon la manière dont on envisage l’appréhension du phénomène. Sa célèbre formule sur la guerre comme « continuation de la politique par d’autres moyens  » est la plus connue de ces définitions. Mais les réflexions du traité s’ouvrent sur une autre idée, celle de la guerre comme duel des volontés. « Nous n’entendons pas nous lancer dès le départ dans une pesante définition de la guerre ; mieux vaut s’en tenir à son élément primordial qui est le combat singulier à grande échelle. Pour saisir d’un seul tenant le grand nombre de combats singuliers qui la composent, mieux vaut se représenter la guerre comme deux combattants qui s’opposent. Chacun d’eux utilise sa force physique pour forcer l’autre à se soumettre à sa volonté ; son but premier est de terrasser l’adversaire afin de le mettre hors d’état de résister. La guerre est donc un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté. (4) » Le désarmement de l’ennemi est un objectif et une étape intermédiaires.

Clausewitz explique ensuite que si l’on raisonne à partir de cette définition volontairement simplifiée de la guerre comme duel des volontés, toute guerre tend en théorie à une ascension aux extrêmes par l’effet d’actions réciproques entre les duellistes. Dans l’idée abstraite, la confrontation violente fait que chacun tente d’imposer sa volonté à l’autre et participe ainsi à une surenchère réciproque mécanique. L’ascension aux extrêmes – notre escalade initiale – est ainsi en théorie la logique de la guerre comme duel abstrait des volontés. Dans la guerre idéelle, l’affrontement des volontés ne peut que conduire aux extrêmes, mais la guerre idéelle est la « schématisation de la dialectique des volontés d’entités abstraites, évoluant dans un environnement “pur”, “vide”, un environnement de complète liberté que seul l’esprit peut imaginer comme contexte des mécanismes régissant un affrontement simplifié (5) ». Clausewitz l’exprime lui-­même admirablement : « Ainsi, dans la sphère abstraite du pur concept, la raison réflexive ne trouve jamais le repos qu’en atteignant les extrêmes. […] Si donc nous voulions en partant du pur concept de la guerre déterminer le point absolu vers lequel tendent à la fois le but fixé et les moyens déployés, les interactions constantes que nous identifierions nous mèneraient à des extrêmes qui ne seraient plus que jeux de l’imagination et arguties logiques au fil conducteur vide de réalité. (6) »

La guerre réelle

Une fois cela posé et argumenté, Clausewitz précise que les choses se présentent de manière différente dans la réalité : « Si nous passons de l’abstraction à la réalité, la question prend une tout autre figure.  » La guerre n’est pas un phénomène isolé des relations politiques entre duellistes, l’adversaire est connu, l’affrontement s’inscrit dans le temps et dans une histoire plus ou moins conflictuelle. Toutes les ressources mobilisées dans la guerre ne sont pas disponibles en même temps et elles sont plus ou moins importantes selon les cas. La guerre n’est pas non plus absolue dans son résultat – sauf disparition totale de l’ennemi, physique et/ou politique –, qui peut d’ailleurs n’être vu par les belligérants que comme transitoire. Ce résultat n’est pas non plus indépendant de la signification politique de la nouvelle situation engendrée. L’environnement des guerres réelles se caractérise, par rapport à la guerre idéelle, par la dépendance du phénomène à des facteurs politiques, sociaux et culturels et par des contraintes multiples.

Tout cela ne signifie absolument pas, comme certains commentateurs de Clausewitz l’estiment, que l’on interpréterait ainsi sa pensée dans un sens optimiste du point de vue l’histoire. Que les guerres réelles ne se conforment pas à la guerre idéelle ne signifie absolument pas que la dynamique d’ascension aux extrêmes ne se manifeste pas dans la réalité historique, et qu’elle ne conduise pas parfois à des guerres laissant libre cours à une violence collective frénétique, provoquant carnages et monstrueuses destructions. C’est d’ailleurs pour cette raison que la notion de guerre idéelle est utile pour penser les guerres réelles. Chez Clausewitz, « la réalité de la guerre est celle d’une activité sociale se déployant dans un monde fait d’espace et de temps, au sein duquel de la matière humaine se bat et se débat avec elle-­même, avec les choses, avec le spectacle de la mort, avec le hasard (7) ». Bien sûr, le développement, dans la réalité, d’une violence collective déconnectée de toute rationalité et de tous calcul politiques, ou d’une rationalité et de calculs politiques initiaux, est possible. Ce qui est irréel, ce n’est pas le risque d’une violence absolue, mais la nécessité absolue de la violence absolue qu’exprime la notion de guerre idéelle. Acceptable en tant que formalisation logique du duel, l’inéluctabilité de l’ascension aux extrêmes ne l’est plus en tant que formalisation de la réalité du phénomène guerre.

Dans la réalité, l’ascension aux extrêmes à laquelle tend naturellement l’interaction violente visant à imposer sa volonté à autrui peut être plus ou moins encadrée, contenue ou non, par les motivations des belligérants, leurs perceptions de l’ennemi, les idéologies et affects qui les animent, les enjeux de l’affrontement pour chaque protagoniste, leurs objectifs politiques, le type de guerre dans laquelle ils sont engagés en conséquence, leurs ressources et leurs stratégies, leur environnement politique, social et culturel interne, les caractéristiques de l’espace international au moment où la guerre a lieu et les relations qu’ils ont nouées en son sein. Tous ces éléments qui participent des guerres réelles sont susceptibles de jouer comme des freins à l’ascension aux extrêmes ou au contraire de l’encourager. Dans la réalité, la guerre est un caméléon. Et du point de vue de l’ascension aux extrêmes, le pire est historiquement possible, mais, fort heureusement, il n’est pas systématiquement certain. C’est la raison pour laquelle on peut aussi bien avoir une stratégie d’escalade que chercher à la contrôler. L’escalade peut aller dans le sens des motivations idéologiques d’un belligérant ou non, elle peut être dans l’intérêt stratégique d’un belligérant ou non, et elle peut finir par emporter les volontés sans que personne ne l’ait véritablement initialement souhaité.

Laissons le dernier mot à Raymond Aron : « Les trois actions réciproques, au début du chapitre I du livre I, mènent nécessairement aux extrêmes parce que l’analyse se déroule dans l’abstraction, dans l’irréalité des concepts. […] Tout au contraire, dans le réel, il n’y a que des possibilités ou des probabilités. Il n’y a de nécessité que dans l’univers des concepts. Si, malgré tout, l’ascension vers la guerre absolue doit servir de référence et ne doit jamais être oubliée, c’est que la descente ou, plus généralement, la modération des efforts et de la violence suppose, de la part des belligérants, un accord implicite. Pour éviter l’ascension, il faut être deux. (8) »

Notes

(1) Forrest E. Morgan, Karl P. Mueller, Evan S. Medeiros, Kevin L. Pollpeter et Roger Cliff, « Dangerous Thresholds : Managing Escalation in the 21st Century », RAND Corporation, Santa Monica, 2008 (https://​www​.rand​.org/​p​u​b​s​/​m​o​n​o​g​r​a​p​h​s​/​M​G​6​1​4​.​h​tml).

(2) Olivier Schmitt, « Qu’est-ce qu’une escalade ? », Le Grand Continent, 29 janvier 2023 (https://​legrandcontinent​.eu/​f​r​/​2​0​2​3​/​0​1​/​2​9​/​q​u​e​s​t​-​c​e​-​q​u​u​n​e​-​e​s​c​a​l​a​de/).

(3) Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Perrin, 1999.

(4) Ibidem, p. 31.

(5) Laure Bardiès, « La guerre absolue, remarque sur un débat », in Laure Bardiès et Martin Motte (dir.), De la guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Economica, Paris, 2008, p. 375.

(6) Carl von Clausewitz, De la guerre, op. cit., p. 35.

(7) Laure Bardiès, « La guerre absolue, remarques sur un débat », op. cit., p. 376.

(8) Raymond Aron, « La guerre est un caméléon », Contrepoint, no 15, 1974, p. 12.

Laure Bardiès

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