Lancée au lendemain de l’attaque meurtrière perpétrée le 7 octobre 2023 contre Israël par les principales factions palestiniennes de Gaza, sous la conduite du Hamas, la campagne dévastatrice de l’armée israélienne dans l’enclave côtière a fait resurgir le spectre du nettoyage ethnique. En témoigne le projet d’expulsion des Gazaouis vers le Sinaï envisagé par Tel-Aviv. L’Égypte pourrait-elle accepter un tel transfert de population sur son sol ?
Depuis le début du conflit, le scénario d’un transfert partiel ou total de la population civile de Gaza vers le Sinaï égyptien a fait l’objet de rapports et d’analyses au sein de l’establishment israélien, mais aussi de discussions en coulisses avec plusieurs pays occidentaux et arabes, en premier lieu avec Le Caire. Parmi les Gazaouis, il suscite les craintes d’une seconde Nakba (« catastrophe ») après celle de 1948. Celles-ci se sont renforcées le 4 février 2024 avec l’annonce de l’invasion à venir de Rafah, dernier bastion du Hamas selon Israël. Entre mi-octobre 2023 et mi-janvier 2024, cette agglomération mitoyenne de l’Égypte a vu affluer près d’un million de déplacés (pour 2,3 millions d’habitants au total dans la bande). Plongés dans une crise humanitaire sans précédent, au bord de la famine, ils doivent se préparer à l’hypothèse d’un exode vers un désert égyptien hostile, sous contrôle militaire et en proie à des mouvements djihadistes.
Réticence occidentale
À l’automne 2023, la presse israélienne fait état de deux rapports stratégiques proposant l’éviction de la population gazaouie du territoire côtier. Le premier, publié par l’Institut Misgav, un think tank proche du Likoud, appelle Tel-Aviv à « saisir l’opportunité » qu’offre la guerre pour vider la bande de Gaza de la totalité de ses habitants afin de les reloger en Égypte. Le second émane du ministère du Renseignement israélien. Il recommande, entre autres, le transfert forcé de l’ensemble sinon d’une partie des Gazaouis vers le Nord-Sinaï et leur installation permanente dans la région en trois phases : la création de « cités de tentes » temporaires, la mise en place d’un « corridor humanitaire » et la construction de « villes » dans la péninsule pour y accueillir définitivement les réfugiés. Le rapport suggère en outre d’édifier une « zone tampon ultrasécurisée » de plusieurs kilomètres de large, le long de la frontière israélo-égyptienne, afin de dissuader les Palestiniens de toute velléité de retour.
Selon le Financial Times, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, aurait sollicité – en vain – plusieurs pays européens, dont la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, pour faire pression sur Le Caire afin que l’Égypte accepte d’héberger les Gazaouis dans la péninsule au moins provisoirement, en échange notamment d’une compensation financière pour alléger la dette extérieure égyptienne (164,7 milliards de dollars en 2023). Les États-Unis se disent également réticents à ce projet d’expulsion, tout comme ils rejetteront la réoccupation de Gaza évoquée en novembre 2023 par Benyamin Netanyahou, une option soutenue par la frange extrémiste du gouvernement qui appelle en outre à recoloniser le petit territoire, comme entre 1970 et 2005.
Ambivalence égyptienne
Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi (depuis 2013), qui se déclare solidaire de la Palestine auprès de son opinion publique, fait savoir qu’il s’oppose à tout déplacement de population dans son pays, rappelant le sort des réfugiés palestiniens dans les États voisins. Il envisage même de suspendre le traité de paix israélo-égyptien de 1979 en cas d’atteinte à la souveraineté territoriale de l’Égypte. Une menace qu’il réitérera après la volonté affichée par Israël de prendre le contrôle du corridor frontalier de Philadelphie, une zone tampon de 14 kilomètres de long et 100 mètres de large placée sous juridiction égyptienne. Pourtant, l’Égypte a entamé, dès les premiers jours de la guerre, des travaux d’aménagement sur son sol pour installer un camp de tentes, dans une zone adjacente à sa dyade et sécurisée par un cordon sanitaire, en prévision de l’éventuel afflux de Palestiniens au poste frontalier de Rafah. Beaucoup y voient un « double jeu » de la part du Caire, qui participe par ailleurs au blocus de Gaza imposé par Israël en 2007 et collabore avec les services de sécurité de Tel-Aviv.
L’ambivalence de l’Égypte a été pointée du doigt le 14 février 2024 après la publication du rapport de l’ONG Sinai Foundation for Human Rights, accrédité par des images satellites, révélant un chantier destiné à construire une zone de 20 kilomètres carrés dans le Nord-Sinaï. Entourée de murs en béton de 7 mètres de haut et comprenant cinq complexes, elle pourrait héberger jusqu’à 100 000 Gazaouis. Malgré les démentis du régime, tout porte à croire que Le Caire serait acquis à l’idée d’accueillir des réfugiés dans le cadre d’un plan d’urgence. Cette décision serait liée aux offres financières proposées par des monarchies du Golfe, mais aussi par Washington, pour combler la dette du pays, comme l’avaient fait les États-Unis en 1991 en contrepartie du soutien de l’Égypte à la coalition internationale mise en place contre l’Irak.
1 - 1967 : le Sinaï israélien
2 - De l’occupation au retrait israélien
3 -Un Sinaï instable face au conflit à Gaza
4 - Le Sinaï post-putsch de 2013 dans son contexte régional
Laura Margueritte
Olivier Pironet