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jeudi 6 mars 2025

Drones navals ukrainiens : une nouvelle ère de la guerre maritime

 

Jusqu’en février 2022, la marine ukrainienne se composait essentiellement de navires de surface de l’ère soviétique et d’une partie de l’infrastructure terrestre héritée à la fin des années 1990, lorsque Kyiv et Moscou se sont partagé l’ancienne flotte soviétique de la mer Noire. Les marines des deux pays étaient basées dans le principal port historique de la péninsule, Sébastopol, qui a été occupé par la Russie en 2014. En réalité, cela signifie que l’Ukraine disposait d’une marine extrêmement faible, incapable de résister à la Russie lors de l’invasion à grande échelle en 2022.

Les choses semblent très différentes en 2024. En effet, selon l’état-major général, en deux ans et demi de guerre, l’Ukraine a mis hors d’état de nuire un tiers de la marine russe, endommageant ou détruisant 24 navires et un sous-marin, pour une valeur de quatre milliards de dollars. En aout 2024, le reste de la flotte russe de la mer Noire s’est replié à Novorossiisk pour préserver ce qui lui restait d’équipement. La défaite navale de la Russie face à un pays qui ne possède même pas de flotte est devenue un cas d’école pour les écoles de marine, ce qui soulève des questions sur les priorités d’investissement dans la marine pour les gouvernements et les armées de toute l’Europe.

L’Ukraine à l’initiative dans la nouvelle guerre navale

La guerre de la Russie contre l’Ukraine met à l’épreuve un nouvel axiome : l’avenir de la guerre navale repose sur des systèmes intelligents sans pilote, que l’Ukraine est en train de développer rapidement. Si les véhicules maritimes sans pilote (UMV) ne sont pas nouveaux, l’invasion de la Russie a catalysé leur adoption (1). L’Ukraine a démontré qu’une petite marine peut utiliser des UMV pour contrer et mettre hors d’état de nuire une force conventionnelle beaucoup plus importante. Ces systèmes posent également des problèmes aux marines de premier rang, en particulier dans des régions comme le Golfe, où les UMV pourraient servir de torpilles flottantes ou submerger les défenses existantes par des attaques en essaim, mettant ainsi en danger les navires militaires et commerciaux (2). Sur les 134 types de drones maritimes existant dans le monde, 43 sont conçus pour la patrouille, 27 pour un usage général, 18 pour la lutte contre les mines et 10 pour la reconnaissance. Parmi ceux-ci, 71 % sont des drones de surface, tandis que 29 % opèrent sous l’eau, le plus souvent pour le déminage et non comme des UMV (3). Les drones navals ukrainiens sont les seuls à avoir prouvé leur efficacité dans une guerre maritime à grande échelle en tant qu’armes d’attaque.

Les services de sécurité ukrainiens ont une légende selon laquelle les drones ukrainiens sont des prototypes des technologies cosaques : le drone ukrainien Sea Baby se déplace rapidement à la surface de l’eau, ressemblant à un bateau cosaque, la Chaika (« la mouette »). Bateau à rames et à voile utilisé par les Cosaques de Zaporijia aux XVIe et XVIIe siècles, il pouvait mesurer jusqu’à 22 mètres de long et 4 mètres de large. Pour améliorer sa stabilité, des fagots de roseaux étaient fixés sur les côtés. Il était relativement petit par rapport aux navires ottomans, par exemple, ce qui lui permettait de mener efficacement des missions de combat en manœuvrant entre les navires ennemis. Les drones maritimes ukrainiens modernes suivent cette logique avec une efficacité renforcée par la technologie.

Typologie des drones maritimes en Ukraine

La plupart des destructions de la flotte russe en mer Noire ont été infligées par des drones kamikazes ukrainiens, conçus pour faire exploser les navires ennemis et d’autres objets de surface. Il s’agit des seuls systèmes de ce type au monde qui ont été testés avec succès lors d’une guerre en mer. Ces drones explosent au moment de l’impact avec un navire ennemi et causent des dommages ou des destructions. Les drones ukrainiens ont une conception assez simple qui leur permet d’être fabriqués à faible cout (environ 250 000 dollars) par de petites entreprises dans des conditions de guerre (4). Depuis 2022, l’Ukraine a développé trois générations de drones maritimes.

Génération I

Équipés d’un moteur à canon à eau et d’un système de contrôle Starlink, les drones navals de la génération I peuvent atteindre une vitesse de 70 miles par heure (112 km/h) et sont dotés d’un système d’amorçage de l’ogive. L’explosif, installé au milieu de la coque, est activé par deux fusées d’impact situées à l’avant. Ces dernières ont probablement été prélevées sur des munitions d’avions soviétiques, ce qui laisse supposer l’utilisation de bombes d’avion FAB-100 ou FAB-250 comme ogives. Par ailleurs, un tout nouveau corps métallique, vraisemblablement en aluminium, a été fabriqué pour le drone marin afin de remplacer le corps original en fibre de verre utilisé pour équiper le jet-ski. En octobre 2022, des drones de la Gen I ont attaqué des navires russes à Sébastopol, endommageant la frégate Amiral Makarov et le dragueur de mines Ivan Goloubets.

Génération II

Les drones de deuxième génération ont reçu un corps hydrodynamique amélioré et leur ogive a été portée à 300 kg, augmentant ainsi leur puissance de frappe. Il s’agit notamment du drone Magura V5 présenté par l’Ukraine lors d’un salon de la défense en Turquie en juillet 2023. Doté d’une ogive d’une puissance comparable à celle d’une torpille lourde, le Magura V5 est un drone tueur antinavire conçu pour travailler en groupe. Il est capable de confondre les systèmes de défense des navires. Grâce à Starlink et au GPS, un groupe de trois à cinq drones Magura peut s’approcher d’une cible de manière autonome, après quoi des opérateurs coordonnent l’attaque sous différents angles à l’aide d’une télécommande et de signaux vidéo émis par les drones. En mai 2023, ils ont attaqué avec succès le navire de reconnaissance russe Ivan Khurs et, en juin 2023, le navire de la marine russe Priazovye.

Génération III

Les drones Sea Baby constituent la dernière avancée. Non seulement ils sont plus grands que les Magura, mais ils peuvent également transporter jusqu’à 800-850 kg d’explosifs. La nouvelle version est équipée d’un lance-roquettes que les forces ukrainiennes prévoient d’utiliser contre les forces russes le long du fleuve Dniepr, qui traverse l’Est de l’Ukraine et sert souvent de ligne de front dans la région. En 2023, le Sea Baby a été utilisé pour des attaques à grande échelle sur le pont de Kertch, ainsi que pour frapper le grand navire d’assaut amphibie Olenegorsky Gornyak et le pétrolier SIG.

L’Ukraine continue d’innover dans l’utilisation de navires de surface sans équipage (USV), révélant de nouveaux modèles lors de récents raids sur la Crimée occupée par la Russie. Selon le journaliste militaire de Radio France Eric Biegala, la période d’incubation de l’innovation en Ukraine est de huit semaines, ce qui signifie que tous les deux mois, la technologie des drones est mise à jour pour répondre aux besoins du champ de bataille (5).

L’un de ces exemples est un jet-ski armé, un Yamaha WaveRunner FX modifié, qui a été découvert sur une plage turque près d’Istanbul. Cette version Gen II comporte d’importantes améliorations, notamment une caméra électro-optique/infrarouge et une antenne radar montée sur un mât incliné. Le Toloka TLK-150, un petit drone sous-marin bourré d’explosifs, est conçu pour être moins détectable et plus difficile à neutraliser. Il fonctionne comme une torpille en attente, dont l’ogive frappe sous la ligne de flottaison, augmentant ainsi la probabilité de couler sa cible. Le drone est équipé de propulseurs pour la propulsion et la direction, ce qui lui confère une excellente agilité. Un autre USV, le Stalker 5.0, a été dévoilé lors du Forum sur la sécurité de la mer Noire 2024 à Odessa. Mesurant environ cinq mètres de long, il transporte une charge utile de 150 kg et peut atteindre une vitesse de 40 nœuds avec un rayon d’action de 600 km. Ses fonctions principales sont la reconnaissance, la patrouille et le transport d’approvisionnement. Son prix unitaire est de 60 000 dollars. Le Marichka est un grand véhicule sous-marin autonome (AUV) développé par AMMO Ukraine, spécialement conçu pour les besoins en temps de guerre. Ce drone de six mètres de long peut être utilisé pour des missions antinavires et antiponts, pour la collecte de renseignements et pour le transport. Avec une portée de 1 000 km, il constitue un ajout important à l’arsenal maritime de l’Ukraine. Son prix est de 16 millions de hrivnas (UAH), soit environ 433 000 dollars. Eric Biegala a ajouté que la principale innovation apportée par l’industrie ukrainienne des drones concerne les bombes flottantes et les drones de surface, qui sont révolutionnaires dans le secteur maritime.

Des points à améliorer

L’un des principaux inconvénients des drones de mer modernes au combat est leur vulnérabilité aux tirs de barrage denses. Il est peu probable que ce problème soit résolu par un simple réarrangement ou un blindage. Une option possible serait d’adapter les drones pour qu’ils plongent brièvement avant de frapper. Même une plongée d’un mètre réduit considérablement leur visibilité et les rend moins vulnérables aux attaques, car l’eau arrête les balles. En outre, le fait de frapper une cible sous la ligne de flottaison augmente considérablement les chances qu’elle coule. Un autre problème est la possibilité d’une activation incorrecte de la fusée d’impact. Une solution logique consisterait à ajouter un initiateur électronique contrôlé par l’opérateur. Ce simple ajout technique réduirait le risque de défaillance du détonateur principal et élargirait les possibilités d’utilisation des drones (6).

Repenser les stratégies de l’industrie de défense

L’essor récent de la technologie des drones révolutionne les stratégies navales, prouvant que la puissance de feu écrasante n’est plus le seul déterminant de la domination maritime. L’initiative « Replicator » du Pentagone, lancée en aout 2023 et dotée d’un budget d’un milliard de dollars, vise à déployer un grand nombre de drones aériens et navals et souligne ce changement de paradigme. Si ces drones sont souvent considérés comme un moyen de dissuasion contre une éventuelle agression chinoise dans le détroit de Taïwan, leur efficacité a été démontrée de manière éclatante en Ukraine.

Créé par nécessité, en temps de guerre, le programme ukrainien de drones navals s’est révélé être une arme puissante contre la flotte russe de la mer Noire. Au début de la guerre, la Russie a lancé des frappes de missiles et imposé un blocus à Odessa, paralysant l’économie ukrainienne et provoquant des pénuries alimentaires à l’échelle mondiale. Toutefois, l’utilisation innovante des drones par l’Ukraine, associée à l’imagerie satellitaire commerciale et à la technologie disponible sur le marché, a permis de réduire et finalement de neutraliser la flotte russe de la mer Noire, démontrant ainsi le potentiel des drones maritimes et incitant les puissances conventionnelles à repenser leurs stratégies et leurs priorités budgétaires.

Notes

(1) Jonathan Bentham, « Navies get their feet wet with UMVs », Military Balance Blog, International Institute for Strategic Studies (IISS), 11 septembre 2023 (https://​rebrand​.ly/​9​q​c​n​llx).

(2) Defence Express, « 134 Types of Naval Drones : What Makes Our Kamikaze Boats Special ? », 2023.

(3) Jonathan Bentham, 11 septembre 2023, op. cit.

(4) Yann, « Ударні морські дрони у війні проти Росії » [« Des drones navals dans la guerre contre la Russie »], Militarnyi, 20 juin 2023 (https://​mil​.in​.ua/​u​k​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​u​d​a​r​n​i​-​m​o​r​s​k​i​-​d​r​o​ny/).

(5) Éric Biegala, correspondant défense à la Rédaction internationale de Radio France, interviewé par Daryna-Maryna Patiuk le 6 septembre 2023.

(6) Yann, 20 juin 2023, op. cit.

Daryna-Maryna Patiuk

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