Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 5 mars 2025

Des défaites post-1945 aux « guerres stupides ». Pourquoi les États-Unis ne gagnent-ils plus ?

 

Depuis sa première campagne présidentielle de 2016, et avec une vigueur renouvelée pour la campagne 2020, Donald Trump met en avant sa volonté de terminer les « guerres sans fins » dont il a hérité, une expression qui renvoie principalement aux conflits liés à la guerre contre le terrorisme entamée en 2001. En élargissant la période considérée, quel bilan peut-on dresser des conflits dans lesquels les États-Unis se sont engagés depuis 1945 ?

Corée (1950-1953), Liban (juillet-octobre 1958), Vietnam (1961-1975), Somalie (octobre 1993), Irak (2003-2011), Afghanistan (2001-…) et peut-être même Libye (mars-octobre 2011)… La liste est longue d’échecs ou d’impasses, de bourbiers, de demi-succès, qui font dire que, oui, les États-Unis perdent des guerres dans la période post-1945 (certains chercheurs diront même toutes les guerres).

Les critiques, aux États-Unis même — notamment Richard A. Gabriel (1), dès 1983, lorsqu’il décrit les échecs des forces spéciales dans des opérations militaires assez ciblées —, sont allées jusqu’à évoquer l’« incompétence militaire » supposée des soldats américains, un argument un peu fort auquel je ne souscrirai pas personnellement. Il est plus important de se demander pourquoi un outil militaire surpuissant, en termes capacitaires et technologiques, comme l’est celui des États-Unis, n’a pas suffi pour remporter les guerres d’hier et ne suffit pas pour remporter les guerres d’aujourd’hui ou de demain. 

Dans les conflits post-45, il y a évidemment deux chocs importants : la Corée et le Vietnam. Le « syndrome du Vietnam » — une rupture entre l’armée et l’opinion publique — n’a cessé de peser sur les interventions militaires américaines depuis lors. Ces deux échecs militaires viennent en contraste total avec la Seconde Guerre mondiale, dont les États-Unis sont sortis comme les grands vainqueurs. Ils marquent la population américaine d’autant plus qu’ils sont vécus comme injustes sur le plan de la sociologie militaire. Au Vietnam, de très jeunes soldats sont envoyés au front. En Corée, on peut parler de génération sacrifiée, avec les GIs qui, à peine rentrés de la Seconde Guerre mondiale, ne pensaient pas repartir au front aussi vite, surtout pour une guerre qui n’est pas bien comprise car c’est une « opération de police », selon les mots du président Truman (1945-1953), et non une guerre pour répondre à une attaque ennemie comme celle de Pearl Harbor. 

Dans cette période post-45, il faut bien différencier l’engagement dans des guerres « chaudes » et celui, plus global et de long terme, dans la guerre froide. Cette dernière est considérée par les historiens comme un conflit de 50 ans (2). Il faut souligner à ce propos que les États-Unis ont continué à pratiquer la guerre psychologique qu’ils ont menée pendant la Seconde Guerre mondiale et qui aura été l’un des facteurs absolument incontournables de la guerre froide. C’est un des aspects qui poussent à tenir compte non pas uniquement des facteurs capacitaires, mais aussi du facteur humain, des stratégies d’influence, de la capacité à emporter le soutien des populations locales ou de pouvoir renverser l’adversaire de l’intérieur. Or, les États-Unis estiment qu’ils ont gagné la guerre froide — affrontement idéologique avant d’être une course aux armements et à la technologie. C’est même grâce à cette victoire essentielle qu’ils se sont retrouvés comme la seule superpuissance post guerre-froide.

Ce sont ces guerres « sans fin » du XXIe siècle auxquelles l’actuel président américain souhaite vraiment mettre un terme, des guerres qualifiées de dumb wars (« guerres stupides ») (3) : l’Irak [lire l’article de M. Benraad p. 56], la campagne d’Afghanistan, mais aussi l’intervention en Syrie… Ces guerres se distinguent nettement des guerres du XXe siècle du fait de leur nature — asymétrique — et d’une privatisation croissante du recours à la force (la conscription prend fin en 1973 aux États-Unis) [lire l’article de W. Bruyère-Ostells p. 48], mais aussi en raison d’une dilution des valeurs de « destinée manifeste » et de controverses autour des motifs de l’engagement, sur fond de montée de l’anti-américanisme au Moyen-Orient.

En quoi les stratégies mises en œuvre ont-elles péché plus particulièrement pour ces « guerres stupides » ? 

Les stratégies mises en œuvre après le 11-Septembre ont achoppé sur les théâtres d’Irak et d’Afghanistan [lire l’article de D. Chaudet p. 61], ce qui a induit une rupture dans la façon de penser ou de repenser la guerre chez les élites militaires et politiques américaines, ou même dans les think tanks. Il y a une prise de conscience après 2003 que la victoire ne repose pas sur le seul usage de la force — donc sur une supériorité militaire et capacitaire —, mais que nous sommes entrés dans une ère de l’information qui rend nécessaire la maîtrise de cette dernière. Dès 2006, la parole est davantage donnée aux très hauts gradés américains tels Stanley McChrystal (futur commandant de la Force internationale d’assistance à la sécurité – ISAF en Afghanistan, en 2009-2010), David Petraeus (qui commandera l’ISAF en 2010-2011), James Mattis (qui a servi dans les guerres du Golfe, d’Afghanistan et d’Irak, avant d’être Secrétaire à la Défense de 2017 à 2019), ou Robert Gates (directeur de la CIA de 1991 à 1993, avant de prendre la tête du Pentagone sous l’administration Bush II puis sous Obama, de 2006 à 2011). 

La conclusion de tout cela est qu’il faut repenser, « architecturer » la guerre différemment, en se rapprochant d’une notion qui n’est pas si nouvelle : celle de « guerre totale ». C’est ce que les Américains appellent « DIME » pour Diplomacy, Information, Military, Economics : si les États-Unis veulent gagner des guerres, ils doivent mobiliser à la fois tous les facteurs de la puissance (DIME), mais aussi tous ses acteurs — en d’autres termes, pas seulement le Pentagone, mais aussi le Département d’État, l’exécutif et l’ensemble des agences fédérales (notamment de renseignement).

En 2007, sort également le fameux rapport (4) sur le smart power (« puissance intelligente ») de Richard Armitage et Joseph Nye, deux politologues américains qui invitent à rééquilibrer les outils de la puissance, de manière à utiliser habilement les outils du soft power (diplomatiques ou économiques) et les outils du hard power (essentiellement militaires). Mais ce discours n’émane pas seulement des élites de Harvard ou des démocrates libéraux. Il vient du terrain, des militaires eux-mêmes. Il est ensuite repris par Bob Gates sous le premier mandat d’Obama ; on se rappelle qu’il avait été un soutien d’Hillary Clinton lorsqu’elle avait défendu un rééquilibrage des outils de politique étrangère et des engagements américains à l’extérieur.

Ces réflexions partent aussi du constat, chez les élites militaires comme politiques ou civiles, que les conflits d’aujourd’hui sont principalement de nature asymétrique, et qu’un conflit ou une guerre asymétrique ne se remporte pas de la même manière que des conflits symétriques. En ce sens, peut-être l’erreur américaine majeure a-t-elle été, au moins pendant la seconde moitié du XXe siècle, de penser qu’on était dans des conflits symétriques et que la surcapacité militaire américaine serait suffisante pour les gagner.

La méconnaissance culturelle de l’ennemi est un argument régulièrement mis en avant par les analystes pour expliquer les échecs américains. Quelle est selon vous la part de responsabilité de ce facteur ?

C’est absolument vrai et c’est un constat qui vient sans doute corroborer l’aspect psychologique de la guerre évoqué plus haut. Les retours d’expérience (retex) du Vietnam et de l’Afghanistan le montrent bien. Par exemple, les militaires américains se sont rendu compte qu’ils utilisaient pour leurs campagnes d’information des supports écrits ou des outils numériques très élaborés, mais que les populations locales ne pouvaient pas comprendre parce qu’elles ne savaient pas lire ou ne disposaient pas des outils adéquats pour les lire. Ils ont ainsi sous-estimé le fait que, pour s’adresser aux populations locales, il fallait passer par des chefs reconnus ou des lettrés qui avaient le respect, l’autorité et la confiance des populations.

Pour un certain nombre de militaires français notamment (5), ce problème de culture stratégique américaine — qui était peut-être adaptée au monde d’hier mais pas à celui d’aujourd’hui et surtout pas à ses diversités locales — est central, notamment parce qu’il affecte l’image de l’armée américaine au sein des populations locales. Ce déficit d’image, engendré aussi par exemple par l’utilisation de drones, sous l’administration Obama, pour procéder à des bombardements à l’aveugle au Pakistan (bombardements qui ont tué des civils), fait que les États-Unis sont souvent perçus comme l’ennemi et non l’allié, même quand il s’agit de lutte anti-terroriste.

In fine, est-ce «  la faute  » du Pentagone ? du Congrès ? des présidents ? Qui prend réellement la décision de faire la guerre et comment s’articulent les conflits d’influence au sein des administrations américaines ?

Sans que ce soit une question de « faute », on touche là à une difficulté majeure, bureaucratique, et qui n’est pas propre aux États-Unis : c’est celle du travail en silos, sans communication efficace entre les différents ministères ou agences impliqués. Cela peut, en effet, avoir conduit à l’échec de certaines opérations. L’exemple le plus marquant sous la présidence Trump est certainement celui du retour des guerres de l’information, avec l’ingérence russe dans la campagne électorale de 2016 : il a montré la difficulté à gérer de manière coordonnée une menace de nature protéiforme et qui touchait aussi bien à la sécurité intérieure qu’aux questions de défense. Les responsables politiques américains ont donc dû réfléchir à l’amélioration de ce processus interagences et ils le font, tout particulièrement depuis 2017, au Congrès notamment.

Dans ce domaine, l’acteur essentiel, c’est finalement le Conseil national de sécurité (CNS), organe de conseil, de coordination et parfois d’impulsion dépendant directement du président des États-Unis (6). Ce dernier est, dans tous les cas, le Commander-in-chief (celui qui dirige l’armée). Parfois, il prend des décisions au sein d’une équipe très resserrée avec son seul CNS, pour finalement téléguider le Pentagone, comme Obama essayait de le faire pendant son deuxième mandat. Parfois, les modalités de décision sont découplées, avec le président d’un côté, le Pentagone avec ses généraux de l’autre. Dans ce cas, le CNS joue tout de même un rôle de liaison essentiel.

Bien sûr, d’un point de vue institutionnel, les guerres sont déclarées par le Congrès. Mais il y en a eu peu en vérité sur le temps du long XXe siècle. Pour le reste, ce sont plutôt des interventions militaires et celles-ci dépendent des pouvoirs de guerre du Président. C’est effectivement un point d’achoppement dans les institutions américaines et même dans la Constitution, qui donne au Président des pouvoirs assez étendus dans la guerre — ce que le War Powers Act de 1973 avait essayé de limiter après la guerre du Vietnam [en imposant l’information du Congrès en cas de déploiement des forces armées à l’étranger et en restreignant les temps d’engagement des troupes, NdlR]. Malgré tout, les présidents américains ont souvent pu mener les interventions militaires en passant au-dessus du Congrès. On l’a vu par exemple avec Obama en Libye ou, plus récemment, avec les frappes de Trump, en Syrie (Homs, avril 2017) et en Iran contre Soleimani (janvier 2020). Obama avait même un conseiller spécial qui devait s’occuper uniquement des questions de droit constitutionnel relatives aux pouvoirs de guerre du Président afin de répondre au Congrès.

Certes, le Congrès peut toujours jouer son rôle de contrepoids (checks and balances), puisqu’il peut demander à l’exécutif de stopper une opération militaire sous 30 jours. Mais en réalité, une fois l’opération lancée — comme la frappe sur Soleimani —, il n’y a plus beaucoup de marge de manœuvre. C’est une question épineuse aux États-Unis. Le Congrès a malgré tout souvent un rôle à jouer et l’on y observe alors un débat récurrent entre ceux qui sont interventionnistes, les « faucons », et ceux qui sont plus modérés, avec souvent une vision plus internationaliste des questions de défense.

Enfin, il ne faut pas oublier que les commandements militaires régionaux (un par continent) ou COCOM, dotés chacun d’une petite armée et dirigés par un général, ont toujours un avis à donner et un pouvoir de commandement — le plus important étant le CENTCOM, qui s’occupe du Moyen-Orient. Par exemple, pour tout ce qui touche à la guerre contre le terrorisme, ce sont eux qui sont en haut de la chaîne de commandement.

Après une période où politiques et militaires travaillaient davantage en lien, l’élection de Donald Trump a marqué le début d’une période où, de nouveau, les deux champs sont découplés. Les guerres l’ennuient parce qu’il ne comprend pas forcément les stratégies qui sont à l’œuvre, elles ne sont pas sa priorité ; il préfère donner une forme de blanc-seing aux généraux. En matière de terrorisme, Donald Trump veut gagner la guerre, mais il a une vision extrêmement partielle et parcellaire de la question. Il a, en particulier, du mal à comprendre que la lutte contre le terrorisme se mène aussi et beaucoup en Afrique, où des troupes américaines sont engagées à nos côtés [lire l’entretien avec T. Vircoulon p. 53]. Or, ce passage de la lutte contre le terrorisme en Afrique « en-dessous du radar » du président américain a conduit un certain nombre d’experts à rendre des rapports assassins, craignant que cet oubli du terrain africain ne fasse perdre la guerre contre le terrorisme.

Alors que 2020 est une année électorale aux États-Unis, comment l’opinion américaine perçoit-elle les principales interventions en cours (Afghanistan, Irak/Syrie et, plus largement, guerre contre le terrorisme) et l’action de Donald Trump dans celles-ci  ?

Il y a une relation toujours ambiguë de la population américaine avec ses militaires. Ils jouissent d’une grande aura, les vétérans sont très respectés. Mais le sentiment qui prédomine dans la population américaine depuis les guerres de Bush (Obama avait évoqué le « nation building at home »), Trump l’a bien résumé avec son slogan puis sa doctrine de l’« America First » : ce qui compte, c’est de reconstruire l’unité nationale à la maison, non en menant des guerres lointaines. S’il n’est pas dans une logique interventionniste, on l’aura compris, c’est avant tout pour répondre à des préoccupations électorales : ces guerres coûtent cher et elles ne sont pas populaires.

Depuis 2001, le budget de la défense américain est colossal, cyclique, en augmentation relative depuis 2015, il atteignait 685 milliards pour le Pentagone en 2019, auxquels s’ajoutent plusieurs milliards supplémentaires pour les opérations extérieures, soit 750 milliards au total. Or ce qui compte pour les électeurs américains, c’est l’économie et la guerre commerciale avec la Chine. Leur traumatisme, c’est la crise des subprimes en 2008, ou encore, en ce moment, la guerre sanitaire — et la crise de la COVID montre qu’il aurait pu être pertinent pour le Congrès de voter quelques-uns des « entitlements » (qui correspondent à tous les budgets de la démocratie sociale) ces dix dernières années. Les électeurs n’ont que faire de ce qu’il adviendra de l’Irak ou de la Syrie, du moment que les boys sont à la maison.

L’Iran, avec qui les États-Unis semblent avoir été au bord de l’affrontement au tournant de 2020, pourrait-il devenir l’adversaire d’une prochaine « guerre sans fin » de Washington ?

C’est déjà le cas : la relation Iran-États-Unis, c’est presque un conflit de 40 ans. L’affrontement entre Téhéran et Washington a commencé depuis un certain temps, mais dans la « zone grise ». Ce conflit, ni ouvert ni froid, « sous le manteau », appartient aux fameuses guerres hybrides et asymétriques qui amènent les responsables politiques et militaires américains à repenser les guerres. Le premier rapport de la CIA remis à Donald Trump à son arrivée à la Maison-Blanche disait que les conflits du XXIe siècle seraient dans cette zone grise, comme avec la Chine, comme avec l’Iran, comme avec la Corée du Nord. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de frappe sur le sol américain qu’il n’a pas pu y avoir de cyberattaque iranienne depuis le mois de janvier 2020 contre les infrastructures américaines. Ce conflit avec l’Iran n’est pas latent ; il est constant mais ne peut pas être ouvert. Premièrement, car l’Iran est soutenu par d’autres acteurs de poids, la Chine en premier lieu, et une guerre ouverte serait trop complexe. Deuxièmement, l’envoi de troupes en Iran serait complètement déraisonnable pour beaucoup de militaires américains parce que la géographie du pays est vraiment propice à l’enlisement.

Alors que Donald Trump a ordonné le déploiement de moyens militaires importants au large du Vénézuéla début avril 2020, une intervention dans ce pays de l’environnement régional proche pourrait-elle également être un piège pour l’armée américaine ? 

Selon les annonces de l’US SOUTHCOM, le Commandement militaire régional pour l’Amérique latine, et de la Maison-Blanche, celui-ci doit voir ses capacités quasiment doubler pour lutter contre le narcotrafic. Sous couvert de la guerre contre le narcotrafic — qui est à n’en pas douter une des préoccupations de l’Amérique du Nord —, Washington peut conduire une surveillance discrète des agissements de la Russie et de la Chine dans la région, en particulier au Vénézuéla soutenu par ces deux pays ; et d’autant plus que le régime Maduro est soupçonné d’être lié à ces trafics (cartel des Soleils). Mais je ne pense pas que les États-Unis vont tomber dans le piège du conflit ouvert ; ils vont rester dans cette « zone grise » des stratégies d’influence et de contre-influence. Les menaces directes de Trump font partie de ce jeu d’intimidation (comme Eisenhower l’avait fait en son temps au Guatémala) et de la stratégie américaine sur le temps long.

Il faut tout de même introduire un bémol : pour l’instant, ce sont des annonces. Mais la crise sanitaire va entraîner de gros problèmes budgétaires pour l’armée américaine. Observateurs, experts et politiques américains sont conscients qu’il va falloir rééquilibrer les budgets entre la défense et les autres portefeuilles [lire l’analyse de J. Tourreille p. 50]. 

Entre guerres hybrides, ennemis insaisissables et nouveaux terrains d’affrontements, que manque-t-il selon vous à l’« hyperpuissance » des années 1990 — comme l’avait qualifiée l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine — pour «  gagner » ses guerres du XXIe siècle ?

Il est clair qu’on ne peut plus parler aujourd’hui d’hyperpuissance ou d’hégémon américain. Ce qui fait défaut, en premier lieu, c’est l’adaptation de la culture stratégique américaine aux guerres du XXIe siècle, comme nous l’avons évoqué. En second lieu, les États-Unis doivent maintenir leur avantage comparatif en matière d’industries de haute technologie : l’intelligence artificielle (IA), la robotique, la voiture autonome… Tout ce qui est, de plus en plus, utile dans ces conflits asymétriques — ceux de la « zone grise » —, et permet de mener des guerres à moindre coût qui fragilisent le géant militaire américain. Ces moyens-là sont employés par leurs adversaires et peuvent s’avérer très efficaces. Ils visent souvent des infrastructures cruciales pour les Américains, parmi lesquelles les infrastructures de défense. Ce n’est pas un phénomène nouveau. En 2008, la Russie est soupçonnée d’avoir mené une cyberattaque contre le CENTCOM au moyen de simples clés USB infectées. Cela a justement contribué à la prise de conscience de leur vulnérabilité et à la création d’un Cyber Command sous Obama. Finalement, tout ce qui faisait l’hyperpuissance américaine des années 1990 est devenu le talon d’Achille de l’architecture de défense. À mon sens, les États-Unis doivent se donner les moyens de développer une cyberdissuasion, comme ils se sont dotés, à une autre époque, d’une dissuasion nucléaire. C’est notamment ce dont ils ont besoin pour rivaliser avec la Chine dans la région Indo-Pacifique [voir sur ce thème Les Grands Dossiers de Diplomatie no 53, oct.-nov. 2019], où beaucoup de petites et moyennes puissances subissent des cyberattaques chinoises (Philippines, Taïwan, Vietnam…). Si les États-Unis veulent conserver leur statut de puissance, ils doivent être capables de protéger leurs alliés dans la zone.

Dans ce domaine, la présidence Trump marque une rupture en dotant le Cyber Command de prérogatives étendues, à l’été 2019. Avec les National Security Memoranda no 13 (non déclassifiés), on comprend que le Cyber Command peut monter des opérations dites préventives contre les infrastructures d’États qui seraient définis comme des ennemis des États-Unis et seraient susceptibles de menacer l’intérêt national américain. D’après les révélations du New York Times (7) un an plus tard, des « frappes » ont ainsi été menées par le Cyber Command sur des infrastructures énergétiques russes. Est-ce qu’on le rend public parce que cela fait partie de la dissuasion ou est-ce vraiment une capacité nouvelle ? Sans doute un peu les deux.

Les Américains sont très attentifs au projet Made in China 2025 qui vise à développer tous ces domaines d’innovations technologiques, la vallée de Shenzhen, etc., parce que cela pourrait donner le leadership à la Chine dans ces domaines qui ont des retombées stratégiques énormes, non seulement pour l’armée chinoise mais aussi pour les armées d’autres partenaires. La compétition des puissances technologiques et militaires qui est en train de se jouer est l’un des grands challenges pour les États-Unis.

Parmi les autres priorités, on trouve les capacités spatiales et la Space Force qui est en développement, sur laquelle l’armée américaine mise beaucoup pour développer son avantage comparatif.

Ces «  guerres sans fins » avec des puissances secondaires ne vont-elles pas changer de nature avec la montée en puissance d’autres grandes puissances ? N’allons-nous pas retomber dans un schéma de type guerre froide où ce sont des grandes puissances qui s’opposent ?

Nous sommes déjà dans des guerres « froides », qui sont en fait des guerres « dans la zone grise ». Dans ce monde « post-américain », déjà annoncé par Fareed Zakaria (8) en 2007, dans cette ère multipolaire, les conflits voient s’exprimer la rivalité russo-américaine d’une part, sino-américaine d’autre part. Au milieu de tout cela, l’Union européenne aurait peut-être un rôle à jouer comme quatrième puissance… Viennent ensuite les « rôles secondaires » — Iran, Corée du Nord… —, qui ne sont pas si secondaires que cela, parce qu’ils utilisent des moyens asymétriques sur les points de fragilité des États-Unis et, dans ce cadre, ils sont capables de frapper fort. Mais il faut être en mesure de savoir où s’établit le ratio entre les menaces qu’ont proférées Téhéran et Pyongyang à l’égard des États-Unis et ce qu’ils ont réussi à réaliser. Sont-ils capables de frappes déstabilisatrices ? Frappent-ils vraiment et, si oui, où et comment ? C’est ce qu’étudient, entre autres, les analystes du centre Grafika (New York), par exemple dans leur rapport Copy Pasta (9) sur les cyberattaques russes et les manipulations de l’information dans la perspective des élections américaines.

Ironie de l’histoire, tout en étant emblématiques des guerres du présent et du futur, ces attaques cyber dites « préventives » ou « préemptives », rappellent aussi des discours du début du XXIe siècle [motif évoqué pour justifier la guerre d’Irak de 2003, NdlR] qu’on croyait absolument révolus, et qui sont revenus avec la présidence Trump.

Notes

(1) Richard A. Gabriel, Military Incompetence. Why the American military doesn’t win, Hill and Wang, janvier 2000.

(2) Georges-Henri Soutou, La Guerre de Cinquante Ans, Paris, Fayard, 2001.

(3) Le terme est utilisé par G. W. Bush pour qualifier la guerre d’Irak, puis plusieurs fois par B. Obama, avant d’être repris par D. Trump.

(4) R. L. Armitage et J. S. Nye Jr., CSIS Commission on smart power, Washington, D.C., CSIS, 24 avril 2008 (https://​bit​.ly/​2​Z​L​B​UzN).

(5) Général Vincent Desportes, Le Piège Américain, Pourquoi les États-Unis peuvent perdre les guerres aujourd’hui, Paris, Economica, 2011.

(6) Le CSN réunit statutairement le Vice-Président, le Secrétaire d’État, le Secrétaire à la Défense et le Conseiller à la sécurité nationale autour du Président, ainsi que d’autres membres en fonction des besoins [NdlR].

(7) D. E. Sanger et N. Perlroth, « U.S. escalates online attacks on Russia’s power grid », The New York Times, 15 juin 2019 (https://​nyti​.ms/​2​A​9​R​Roh).

(8) Fareed Zakaria, The Post-American World, W. W. Norton & Company, 2008 [En français : Paris, Perrin, 2011].

(9) C. François, B. Nimmo et C. Shawn Eib, The IRACopyPasta Campaign, Graphika, octobre 2019 (https://​bit​.ly/​2​X​w​r​Es6).

Maud Quessard

Nathalie Vergeron

areion24.news