L’alignement de Donald Trump sur les exigences de Vladimir Poutine en vue d’une capitulation de l’Ukraine donne à la Chine des arguments inespérés pour une possible invasion de Taïwan.
La posture ouvertement pro-russe adoptée par le 47è président des Etats-Unis justifiant l’agression brutale contre l’Ukraine entamée il y a trois ans a déclenché une rhétorique d’une violence extrême de la Chine qui, le moment venu, pourrait selon la même logique estimer qu’elle est en droit d’envahir Taïwan.
Après une période de silence prudent pendant laquelle le régime communiste chinois avait été visiblement pris de court et stupéfait par les déclarations du nouveau locataire de la Maison Blanche, il est passé à l’offensive dimanche 9 mars en avertissant que l’armée chinoise resserrerait « le nœud coulant » autour de Taïwan si le « séparatisme » s’y renforce. Prenant la parole dans le cadre de la session parlementaire annuelle à Pékin, Wu Qian, le porte-parole de l’Armée populaire de libération (APL), a ajouté qu’elle « est une force d’action pour lutter contre le séparatisme et promouvoir la réunification ».
« Vous avez monté votre monture jusqu’au précipice d’une falaise, mais la terre se trouve derrière vous. Si vous persistez à prendre la mauvaise direction, vous rencontrerez une impasse », a-t-il lancé à l’adresse des partisans de l’indépendance de Taïwan, déclenchant, comme de coutume dans l’immense salle d’une Assemblée nationale populaire (ANP) soumise au régime, un tonnerre d’applaudissements convenus. « Plus les séparatistes pour l’indépendance de Taïwan deviendront envahissants, plus le nœud coulant autour de leur cou se resserra et plus l’épée au-dessus de leur tête sera tranchante », a ajouté Wu Qian, cité par l’agence officielle Chine nouvelle.
C’est dans ce contexte de plus en plus belliciste que la Chine a annoncé mercredi 5 mars une hausse de 7,2 % de son budget de défense en 2025, soit le même taux que l’an dernier, pour atteindre 1 784,7 milliards de yuans (245,7 milliards de dollars). La Chine représente depuis des années déjà le deuxième budget militaire du monde, mais loin encore derrière celui des États-Unis. Ces chiffres officiels, estiment les experts occidentaux, sont cependant largement sous-estimés et dissimulent un réarmement massif dont l’un des objectifs avoués est de lui donner les moyens de lancer un assaut militaire contre Taïwan dans les prochaines années. Une éventualité que Pékin n’a d’ailleurs jamais écartée.
La Chine réarme et renforce sa rhétorique contre Taïwan
Le même Wu Qian a souligné que cette hausse du budget militaire était nécessaire car la Chine « n’est pas entièrement réunifiée », laissant là aussi planer une menace à peine voilée, précisant que désormais les militaires sont désormais tenus de répondre à une mobilisation générale, y compris ceux mis à la retraite. D’autre part, la loi chinoise a été amendée l’an dernier pour criminaliser toute action en faveur de l’indépendance de Taïwan et de permettre de « punir sévèrement et sans pitié » toute velléité d’indépendance du pays.
Cela fait suite à l’arrestation du militant taïwanais Yang Chih-yuan (楊智淵) le 3 août 2022 à Wenzhou, dans l’est du pays, condamné à neuf ans de prison le 6 septembre 2024 pour sa défense de l’indépendance de Taïwan. Cette condamnation inédite était intervenue dans le cadre de l’annonce concomitante à Pékin par le ministère de la Sécurité d’Etat de la « destruction » d’un « vaste réseau » responsable de plus de 1 000 affaires d’espionnages et de « fuites de secrets d’Etat » orchestrées par Taïwan selon Pékin. Le même ministère, chargé du contre-espionnage, avait alors déclaré la « volonté inébranlable » des autorités de réprimer tout acte de « séparatisme » sur le sol de la Chine.
Lors de la cérémonie de clôture de la session annuelle de l’ANP, le 10 mars, Wang Huning (王沪宁), l’idéologue en chef de Xi Jinping et membre de la toute-puissante commission permanente du Bureau politique du Parti communiste chinois, a pris la parole pour expliquer aux députés la nécessité d’un Front Uni le plus large possible, et celle de « renforcer la grande unité du peuple chinois à l’intérieur et à l’extérieur du pays ». « Nous devons adhérer sans faille à la direction générale du Parti communiste chinois ».
Inquiétudes à Taïwan sur les intentions de Donald Trump
A Taïwan, sans pouvoir le dire publiquement au risque de susciter la colère du président américain, la classe dirigeante de même que les autorités sont clairement inquiètes de la stratégie à venir de la nouvelle administration concernant le pays.
La bascule du vote de la délégation américaine à l’ONU qui, le 24 février, s’est opposée à une résolution condamnant l’agression russe en Ukraine, joignant sa voix à celles de la Russie, de la Corée du Nord et du Belarus, inquiète Taipei. L’Île redoute qu’en dépit des taxes douanières imposées à la Chine, Donald Trump oriente, sans le dire ouvertement, la stratégie globale de l’Amérique vers un partage du monde entre les grandes puissances que sont les États-Unis, la Russie et la Chine, chacune dans sa sphère d’influence, dont elle fera les frais. « Objectivement, articulée aux avantages réciproques obtenus par des échanges de bons procédés, la stratégie transactionnelle du « donnant-donnant » est assez proche de la vision chinoise « gagnant-gagnant – 双 赢- », prônée par Pékin », relève le sinologue Jean-Paul Yacine le 5 mars sur le site spécialisé Question Chine.
En arrière-plan plane toujours l’ombre de l’humiliation du Président ukrainien Volodymyr Zelensky face aux caméras de la planète dans le bureau ovale de la Maison Blanche, d’où avaient été exclus plusieurs médias américains jugés mal alignés. Cet épisode a immédiatement fait surgir le soupçon que Donald Trump, en quête d’un accord de paix en Ukraine au prix d’une capitulation de Kiev, était en réalité devenu le porte-parole des intérêts de Moscou.
« Le 1er mars, s’adressant aux Taïwanais en même temps qu’à son électorat aligné comme lui sur son souci de réduire les investissements à fonds perdus de l’Amérique, le nouveau chef du « Monde Libre » dont les arcs-boutants se troublent, a prêté le flanc aux accusations qui le suspectent cette fois de prendre fait et cause pour Pékin contre l’Île », écrit Jean-Paul Yacine. « Tandis qu’à Taïwan chacun a conscience que le soutien de l’Amérique est vital pour la survie du modèle démocratique au milieu des menaces militaires dont les mises en scène par Pékin se multiplient depuis qu’à Taipei le pouvoir est aux mains d’une mouvance de rupture avec les « Consensus d’Une seule Chine » de 1992, Donald Trump a jeté un froid en répétant un de ses discours de campagne », explique le sinologue.
« Comme il l’a fait publiquement avec le Président Zelensky dans une séquence proche d’une émission de téléréalité destinée à claironner sa puissance et à réclamer la reddition de l’Ukraine aux conditions de Moscou, le mentor américain qui, depuis 1949, garantit militairement la survie de l’Île contre une agression chinoise, a déplacé les tensions dans le Détroit vers l’espace affairiste des dettes sonnantes et trébuchantes des Taïwanais à l’égard de l’Amérique », ajoute encore Jean-Paul Yacine.
Contrastant avec les réactions indignées de leurs homologues européens face à ce qui est interprété comme une trahison de l’Amérique envers les démocraties mondiales, les responsables taïwanais manifestent jusque-là une confiance de façade. Voulant rester sereins, ils ont rappelé la coopération étroite avec Washington lors du premier mandat de Trump ainsi que les liens profonds en matière de défense avec les États-Unis, dont l’essentiel s’exprime par le Taïwan Relations Act (TRA) adopté en 1979 qui oblige les Etats-Unis à fournir à Taïwan les armes nécessaires pour se défendre en cas d’agression.
Ainsi, le 20 février dernier, le secrétaire général du Conseil de sécurité nationale de Taïwan Joseph Wu s’était voulu rassurant : « Les États-Unis nous ont été d’une grande aide, en nous fournissant des équipements défensifs, en nous aidant à former nos soldats et en essayant également de nous intégrer davantage dans la communauté internationale. Je dirais que ces dernières années, nos relations avec des partenaires partageant les mêmes idées se sont renforcées, grâce au gouvernement américain ». « Et je constate que cette tendance se poursuit. Notre soutien au Congrès, celui des personnes qui pourraient être, qui ont déjà été nommées ou qui seront nommées et qui ont servi dans l’administration sera toujours là. Je pense donc que le soutien de l’administration Trump à Taïwan restera très fort », avait ajouté l’ancien ministre des Affaires étrangères.
« Pour autant, nombreux sont ceux qui doutent de l’intervention américaine en soutien de l’Île en cas d’attaque chinoise, rien n’est acquis », écrit encore Jean-Paul Yacine. « A Taipei, après l’abandon de l’Ukraine, les stratèges considèrent tous que l’évocation par Donald Trump des sommes consenties par Washington pour défendre l’Île est une sérieuse alerte [et] certains qui imaginent le pire, analysant la séquence prosaïquement comptable comme les prémisses d’un accord avec Pékin, passant par pertes et profits la survie de l’Île et sa démocratie », estime-t-il.
Un contraste saisissant avec l’engagement de Joe Biden envers Taïwan
La précédente administration américaine, dirigée par Joe Biden, n’avait jamais dissimulé son soutien à Taïwan avec qui les liens étaient « solides comme le roc ». A la question posée en septembre 2022 par un journaliste de la chaîne de télévision américaine CBS « Des Américains défendraient-ils Taiwan en cas d’invasion chinoise ? », le président avait répondu : « Oui, si une attaque sans précédent venait à se produire ». Avant de préciser qu’il n’était pas là en train d’« encourager » l’île à déclarer son indépendance. « C’est sa décision », avait tout de même ajouté Joe Biden. De quoi susciter la « sincère gratitude » exprimée dans la foulée par le ministère taïwanais des Affaires étrangères, qui avait ensuite souligné la volonté du gouvernement de Taïwan « de continuer à renforcer ses capacités d’autodéfense ». Joe Biden avait plus tard répété à trois reprises cet engagement.
Pour concrétiser ce renforcement des liens militaires avec Taïwan face à une Chine de plus en plus menaçante, les États-Unis avaient multiplié leurs livraisons d’armes. En juillet 2023, une enveloppe de 345 millions de dollars avait été approuvée par Joe Biden pour aider la défense de Taïwan. Et en septembre 2024, il demandait à son secrétaire d’Etat Anthony Blinken de permettre l’envoi « de jusqu’à 567 millions de dollars de matériel et services du ministère de la Défense, ainsi que de formations militaires, pour fournir une aide à Taïwan ».
Avec Donald Trump, la donne en Asie va-t-elle changer ?
L’arrivée de Donald Trump change-t-elle la donne ? Alors qu’il était en campagne, il avait été interrogé à propos de Taiwan. « Défendriez-vous Taïwan contre la Chine ? », avait demandé un journaliste. « Je pense que Taïwan devrait nous payer pour sa défense. Nous ne sommes pas différents d’une compagnie d’assurances », avait simplement répondu le futur président des États-Unis.
Fin février, alors entré en fonction à la Maison Blanche et entouré de sa nouvelle équipe, le nouveau président américain avait esquivé les questions des journalistes sur l’attitude qu’adopteraient les Etats-Unis en cas d’attaque de Taïwan par la Chine. « Je ne fais jamais de commentaire à ce sujet, je ne veux absolument pas me mettre dans une telle situation », avant d’ajouter, quelques minutes plus tard ces quelques mots sibyllins à propos du président chinois : « J’ai une excellente relation avec le président Xi. Nous voulons que les Chinois viennent investir. Je vois tellement de gens qui disent que nous ne voulons pas de la Chine dans ce pays. Ce n’est pas juste. Nous voulons qu’ils investissent aux États-Unis. Ce serait bien. Il y a beaucoup d’argent qui peut rentrer et nous allons investir en Chine. Nous ferons des choses avec la Chine. La relation que nous aurons avec la Chine sera très bonne ».
Dans les colonnes du quotidien japonais Nikkei Asia le 4 mars, Richard Heydarian, maître de conférences au Centre asiatique de l’Université des Philippines et auteur de « The Indo-Pacific : Trump, China and the New Struggle for Global Mastery », estime que « l’imprévisibilité de Trump, sa susceptibilité à la flatterie et son penchant avéré pour la conclusion d’accords ont fait naître [chez les alliés en Asie des Etats-Unis] la perspective d’un « grand marché » potentiel non seulement avec la Russie et l’Iran, mais aussi avec la Chine ».
Si officiellement le gouvernement japonais s’abstient de tout commentaire, certains anciens fonctionnaires japonais se montrent moins circonspects. « Ce que le Japon a appris de la guerre en Ukraine, c’est que l’époque où nous pouvions compter entièrement sur les États-Unis est révolue », a déclaré Nobukatsu Kanehara, un ancien haut responsable de la sécurité nationale, cité le 13 mars dans les colonnes du même quotidien japonais.
Vers un possible partage du monde entre la Chine, la Russie et les Etats-Unis
« La position de l’Amérique dans le monde est aujourd’hui remise en question comme jamais auparavant. Les mauvais traitements infligés à l’Ukraine ne feront que renforcer les inquiétudes concernant le caractère effrontément transactionnel de M. Trump », ajoute-t-il. « Il en résulte une incertitude à long terme quant à l’engagement de l’Amérique envers ses alliés de première ligne face à une Chine renaissante, qui pourrait – comme la Russie – poursuivre son propre « grand marché » avec Trump », écrit-il.
« Avec l’érosion constante de la position de longue date de son pays en tant que soi-disant « puissance indispensable », M. Trump risque de laisser en héritage davantage le slogan « L’Amérique seule » que celui de « Rendre à l’Amérique sa grandeur », ajoute encore cet expert. Pour autant, si l’incertitude grandit de manière spectaculaire sur l’avenir de Taïwan, nombre d’experts considèrent l’ouverture prochaine des hostilités militaires contre l’île improbable car les forces armées chinoises ne sont pas encore prêtes pour une guerre chaude qui, si elle était perdue, entraînerait des conséquences catastrophiques pour le régime chinois.
Il reste néanmoins que la posture de Donald Trump, si elle devait perdurer, sera examinée avec le plus grand soin par les stratèges de Pékin afin de tirer parti de toutes les failles qui se présenteront, ceci à la fois sur le plan militaire et idéologique. Déjà, la propagande chinoise fait feu de tout bois pour présenter la Chine comme une puissance réfléchie et responsable face à une Amérique irresponsable et aventuriste. Le 7 mars, Alex Lo, éditorialiste du quotidien anglophone South China Morning Post de Hong Kong aujourd’hui inféodé à Pékin, titrait ainsi son dernier article : « entre le réaliste Xi et le fabulateur Trump, devinez juste un instant qui va gagner ? ».
Pierre-Antoine Donnet