Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mercredi 26 mars 2025

Bohdana : une artillerie nationale pour l’Ukraine

 

Hormis le Dana tchèque, très peu de pièces d’artillerie lourde ont utilisé un châssis à roues durant la guerre froide. À cette époque, la tendance était à la chenille de part et d’autre du rideau de fer. En 1991, l’envoi de troupes françaises en Irak fait apparaître certaines lacunes concernant la projection des matériels lourds, et seuls des canons tractés TRF-1 de 155 mm et les mortiers de 120 mm ont pu être envoyés alors que les AuF-1 sur châssis AMX-30 sont restés en France. L’aérotransportabilité des moyens lourds devient alors le maître mot de la décennie.

Le GIAT développe à partir de 1991, en moins d’un an, sur ses fonds propres, une pièce d’artillerie sur châssis 6 × 6 aérotransportable. Le concept du CAESAR (Camion équipé d’un système d’artillerie) est né. Dévoilé officiellement à Eurosatory en 1994, il ne va pas tarder à faire des émules, qu’ils soient suédois ou israélien, et plus récemment, chinois, japonais, russe ou ukrainien. Seuls parmi les forces d’importance, les États-Unis semblent faire de la résistance, bien que les artilleurs américains aient été très impressionnés par le CAESAR lors de démonstrations sur leur sol ou en appui de leurs forces en Syrie et en Irak. Néanmoins, l’artillerie américaine prévoit actuellement le remplacement de son M‑109. Cinq options sont étudiées, dont une chenillée, le K9 sud – coréen, mais il semblerait que l’Archer suédois retienne pour l’instant l’attention de Washington. Utilisé de nos jours par une douzaine de pays à travers le monde, le CAESAR est indubitablement une fierté française dans le domaine de l’artillerie comme le furent en leur temps le Gribeauval et le GPF Filloux dont les Américains se sont largement inspirés par le passé. À l’issue de l’invasion de la Crimée en 2014, l’Ukraine ne reste pas insensible au concept et les ingénieurs de la firme KZTS (Usine d’outillage lourd de Kramatorsk) dans le Donbass et non loin de la ligne de front actuelle sont commandités pour développer un « clone » du CAESAR. Le prototype, baptisé 2S22 Bohdana (« don de Dieu »), est officiellement dévoilé lors de la parade de l’indépendance le 24 août 2018, après plusieurs mois d’essais. Les campagnes de tirs se poursuivent de manière intense jusqu’en janvier 2022. Mais le projet est suspendu, car à cette époque l’Ukraine peine à s’approvisionner en obus de 155 mm alors fournis par la Tchéquie et la Turquie. De plus, le déclenchement de l’« opération spéciale », le 24 février 2022, pousse les autorités ukrainiennes à ordonner la destruction du prototype afin qu’il ne tombe pas aux mains de l’ennemi. La France livre alors dès avril aux forces ukrainiennes une première tranche de 12 CAESAR qui seront engagés dès le mois de mai suivant. Ils vont être appréciés pour leur grande précision, leur faible empreinte logistique, leur mise en batterie rapide, leur grande mobilité tactique et surtout leur capacité à esquiver les tirs de contre – batterie avec l’emploi du shoot and scoot. À l’automne 2024, 67 exemplaires avaient été livrés à Kiev, dont cinq ont été détruits et deux endommagés.

L’ordre de destruction du prototype n’avait cependant pas été exécuté et l’engin avait été caché dans le secteur de Jytomyr, à l’ouest de Kiev, après avoir été démonté. Remonté, il a réapparu sur le front début mai 2022 pour pilonner les positions adverses. Le mois suivant, affecté à la 55e brigade d’artillerie, il bombardait avec succès l’île aux serpents, à 35 kilomètres des côtes, forçant l’ennemi à l’abandonner le 30 juin. Il est à noter que lors de ces tirs, les corrections transmises par des drones Bayraktar TB2 fournis par la Turquie ont facilité la destruction des systèmes sol-air Pantsir. Cette « campagne d’essais » en conditions réelles ainsi que l’utilisation du CAESAR par les Ukrainiens va conforter Kiev dans l’idée de faire passer le 2S22 du stade de prototype à celui de production dans les plus brefs délais. En effet, le stock d’obus de 152 mm ne cesse de baisser et l’Ukraine, qui souhaite rejoindre l’OTAN, doit passer du 152 au 155 mm. Le pas à franchir n’est pas insurmontable, car le projet est quasi abouti. La mise en production du 2S22 sur le site de Kramatorsk est annoncée en janvier 2023 et il entre officiellement en service dans l’armée ukrainienne le 21 juillet. Une trentaine sont opérationnels à la fin de la même année.

Un châssis évolutif

Le prototype et les premiers exemplaires utilisaient le robuste châssis 6 × 6 KrAZ‑6322, produit depuis 1994 par la firme KrAZ de Kremenchuck, au sud-est de Kiev. Mais en raison de la faillite de KrAZ, il est abandonné pour les modèles de production. Au début du conflit, les ingénieurs ukrainiens, travaillant dans l’urgence, ont utilisé le châssis 6 × 6 MAZ‑6317 dont ils disposaient en grand nombre, car l’Ukraine en avait commandé plus de 320 à la Biélorussie entre 2016 et 2018. Dénommés 2.0, les premiers exemplaires sortent des chaînes en janvier 2023 et seront aperçus au front lors du mois de juillet suivant au sein de la 57e brigade mécanisée. Mais cette option est rapidement abandonnée, car le nombre de châssis disponibles ne cesse de s’amenuiser au fil des besoins ; en outre, les moteurs de ces véhicules sont chinois et leurs organes de transmission indiens.

Kiev doit désormais trouver un fournisseur fiable qui propose un châssis moderne. La piste allemande est, un instant, évoquée avec le châssis MAN 6 × 6, mais un prétendant sérieux et renommé ne tarde pas à faire son apparition : le tchèque Tatra. Les forces ukrainiennes mettent déjà en œuvre des châssis de cette célèbre firme, principalement en 8 × 8 avec le Tatra 813 Kolos, qui équipe le Lance – roquettes multiple (LRM) RM‑70, et le très performant châssis Tatra 815‑7, qui équipe les 18 CAESAR danois directement livrés par Copenhague aux forces de Kiev. Ce châssis est aussi utilisé par le LRM de 220 mm Burevyi (« Ouragan »). Mais la pénurie de roquettes de 220 mm va modifier son utilisation et les châssis seront affectés au système 2S22. Dénommé 3.0, ce nouveau modèle améliore grandement la mobilité tactique du 2S22 et les premiers exemplaires sont aperçus en janvier 2024 dans les rangs de la 10e brigade de montagne. Sur un peu moins de 100 2S22 produits à ce jour et répartis au sein de dix brigades, on dénombrait à la mi-septembre 2024 sept exemplaires perdus et un endommagé. Le premier était un 3.0, souvent confondu avec un CAESAR ex-danois, détruit en février dernier.

Au début de l’année 2024, un autre châssis est présenté pour équiper le 2S22. Il s’agit du nouveau châssis Tatra : le 8 × 8 158 Phoenix. Désigné 4.0, il se caractérise par une cabine blindée assez semblable à celle du 2.0, mais entièrement conçue par la firme ukrainienne Ukrarmor. Cette nouvelle cabine a dès février 2024 fait preuve d’une grande efficacité en sauvant son équipage lorsqu’un 2S22 4.0 de la 47e brigade d’artillerie indépendante a été pris pour cible par un drone russe Lancet. La production mensuelle démarre lentement malgré l’urgence de la situation, avec dix exemplaires en avril 2024, mais augmente à partir du mois suivant. Elle passe à 16 en septembre et, le 2 octobre, le président Zelensky annonce que le pic de production mensuel est atteint avec 20 exemplaires.

Fin juillet 2024, l’Ukraine annonce développer une version tractée du 2S22. Présentée de manière officielle le 3 octobre, cette version est désignée Bohdana BG. Cette pièce est basée sur l’affût lourd à quatre roues de 2A36 Giatsint‑B, célèbre canon de 152 mm utilisé par les deux protagonistes. Elle est plus rapide et plus facile à produire que la version autopropulsée, et l’Ukraine espère ainsi rattraper son retard quantitatif face aux Russes. Si les pièces d’artillerie tractées sont plus longues à mettre en batterie, et plus exposées aux tirs de contre-batterie, leur maintenance est plus aisée et elles sont plus facilement réparables que les canons autopropulsés qui sont bien souvent irrémédiablement hors service après un coup au but. Il a été prouvé que leur survivabilité sur le champ de bataille face aux attaques de drones et aux éclats de l’artillerie adverse était plus élevée que celle des pièces autopropulsées.

En parallèle de ces productions, le Danemark signe le 10 juillet 2024, un accord avec Kiev pour financer la production et la livraison de 17 2S22 4.0, après avoir déjà livré 18 CAESAR sur châssis Tatra 815‑7 (le dernier l’a été le 15 septembre).

Le Bohdana 4.0

Le modèle le plus récent actuellement en service est donc le 4.0, sur un châssis Tatra 158 Phoenix développé en 2011 en coopération avec le néerlandais DAF et initialement destiné au marché civil, et déjà connu en Ukraine dans le secteur de l’industrie minière où il est apprécié pour ses remarquables capacités. Mais bien qu’il soit retenu pour le 4.0, le 158 Phoenix semble n’être qu’une solution transitoire. En effet, au lendemain du conflit, il se pourrait que la version ultime du 2S22 reprenne le châssis du 3.0, le remarquable 815‑7 qui ne pouvait pas être produit en nombre suffisant et dans l’urgence par Tatra, dont le carnet de commandes est plein jusqu’en 2027.

Le 158 Phoenix est un 8 × 8 permanent, qui reprend la technologie qui a fait le succès de Tatra depuis des décennies, c’est-à‑dire un châssis avec poutre centrale dans laquelle passent les organes de transmission, sur lequel viennent se greffer les quatre essieux, dont les deux avant sont directeurs. La cabine blindée, pressurisée NBC, abrite les cinq personnels tout en servant de cabine de tir. Le système de suspensions est à demi – essieux indépendants avec ressorts et amortisseurs pour les deux essieux avant, et à ressorts et lames pour l’arrière. Afin d’améliorer l’aisance en tout – terrain, le conducteur dispose d’un système de variation de pression de gonflage afin d’adapter la pression des pneumatiques à la nature du terrain.

Le 4.0 est mû par un moteur américain turbodiesel six cylindres PACCAR MX‑13. D’une cylindrée de 12,9 l, il délivre une puissance de 483 ch et est couplé à une boîte de vitesses automatique à 16 rapports. Une boîte de transfert à deux étages avec blocage de différentiel permet d’évoluer sur les terrains les plus difficiles. Cette motorisation permet aux 28 t du 2S22 en ordre de combat d’atteindre la vitesse maximale sur route de 90 km/h et de franchir des marches de 60 cm, des tranchées de 2,1 m de large et des gués de 1,2 m de profondeur. Les 350 l de carburant embarqués assurent une autonomie d’environ 800 km.

À l’arrière de la caisse est installé le tube de 155 mm calibre 52. Les ingénieurs ukrainiens ne sont pas partis d’une feuille blanche, car ils semblent s’être inspirés du canon D‑22 de 152 mm de calibre 27 qui équipe la pièce automotrice 2S3 Akatsiya. Le tube a bien sûr été rallongé, et est désormais dépourvu d’évacuateur de fumée, n’étant plus sous tourelle. Il conserve néanmoins son embase striée et son frein de bouche caractéristique de forme triangulaire à deux évents. Compatible avec les munitions OTAN, le 2S22 peut tirer un large éventail de munitions, y compris l’obus Excalibur. Vingt munitions avec charges sont embarquées dans les coffres latéraux et la cadence de tir est de l’ordre de six coups par minute. Grâce à un système de géolocalisation autonome, la mise en batterie ne prend qu’une minute et demie.

Le calculateur balistique, développé par l’allemand Siemens, est installé dans la cabine de tir. Prévu pour être intégré à une chaîne de commandement artillerie, son ordinateur est pourvu d’un écran de contrôle principal alors qu’un second est installé sur un pupitre à l’extérieur à l’arrière gauche de la caisse. Cette technologie permet au 2S22 de délivrer des feux dans la profondeur du dispositif ennemi avec une grande précision jusqu’à 42 km avec des munitions HEIAP (High explosive incendiary armor piercing) et à plus de 50 km avec des munitions assistées par fusée.

Lors de la mise en batterie, une plateforme équipée de deux bêches d’ancrage est déployée à l’arrière par deux puissants vérins hydrauliques préservant l’essieu arrière du recul des départs de coups. Le chargement du canon semi – automatique est semblable à celui du 2S7 Pion, avec un bras de chargement monté à droite de la culasse alors que le poste tireur avec sa lunette se trouve à gauche du tube.

Pierre Petit

areion24.news