Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

mardi 4 février 2025

Missions, intimité, sexisme… les confidences d’une jeune agente de la DGSE

 

Elle était en train de faire son jogging lorsqu’elle a reçu un appel en numéro masqué. Au bout du fil, la DGSE. « Vous êtes prise. » De ce jour de 2019, Louise (*) s’en souvient forcément. « Excitation maximale » pour celle qui avait, quelques mois plus tôt, candidaté spontanément puis passé le concours d’entrée de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en tant que contractuelle. « J’ai tout de suite compris que mon quotidien, ma personnalité, ma vie allaient changer. »

Près de six ans plus tard, la jeune espionne de 29 ans accepte d’aborder, sur la forme, certaines facettes de son métier. Une mise en lumière rare. Comme les 7 500 agents qui composent la DGSE, Louise a choisi de s’engager, dans l’ombre et le silence, pour servir la France.

Mission : détecter et informer

Après avoir été formée, quatre mois durant, à déceler et échapper à une filature, à approcher des individus, aux rudiments du combat ou encore à auditionner un prisonnier, la voilà analyste. Premier poste de tous les néo-agents qui sont, dans la foulée, spécialisés sur une région du globe. Sa mission : recueillir et centraliser les renseignements obtenus par les “capteurs” humains (agents en poste à l’étranger et leurs réseaux d’informateurs) ou techniques (images satellitaires, écoutes téléphoniques…). De son analyse découlera une note d’information visant à expliquer ou, dans le meilleur des cas, à prévenir un évènement. Laquelle note sera consultée par la hiérarchie du service et, si jugé utile, pourra finir sa course sur le bureau du président de la République lui-même. Détecter et informer.

Marquée par les attentats meurtriers du 13 novembre 2015 qui l’ont décidé à orienter sa carrière vers le renseignement, Louise s’est spécialisée sur les menaces terroristes d’une région africaine qu’elle n’a pas souhaité préciser. Depuis son bureau calfeutré du boulevard Mortier, dans le 20e arrondissement parisien, la patriote convaincue tente de suivre au plus près les mouvements djihadistes qui menacent les intérêts français (attentats, enlèvement de ressortissants…).

« C’est un métier qui demande une adaptabilité extrême »

Au bout d’environ cinq ans d’ancienneté, il est possible d’évoluer. C’est ce qu’a fait Louise, qui encadre désormais plusieurs agents, dont des analystes. Plus tard, la quasi-trentenaire souhaite être projetée à l’étranger, « en poste » dans le jargon, sous couverture diplomatique ou clandestinement. Elle se voit rester longtemps à la DGSE. « L’avantage c’est la myriade de métiers auxquels on a accès ici. » Une diversité dans la nature des postes (analystes, agents de terrain, logisticiens, linguistes, formateurs…) comme dans les régions du monde où les exercer.

« C’est un métier qui demande une adaptabilité extrême. Nous sommes principalement recrutés pour notre intelligence situationnelle, nos prédispositions à l’empathie… À mes débuts, mon formateur m’a testée en me demandant de rentrer dans un café parisien dans lequel il se trouvait déjà attablé. “Tu vois la dame tatouée accoudée au comptoir, tu dois ressortir du café avec le plus d’informations sur elle, dont son numéro de téléphone”. » Mission réussie. « Mon métier est basé sur la manipulation, je dois me mettre les gens dans la poche », glisse avec malice l’agente secrète.

« Il y a du vrai dans Le Bureau des légendes mais ce n’est pas tous les jours comme ça »

« Il y a beaucoup de fantasmes autour du métier d’espion. Il y a du vrai dans Le Bureau des légendes mais ce n’est pas tous les jours comme ça. La DGSE c’est glamour oui, mais ça reste l’administration publique », tempère-t-elle avec humour. « Je suis aux 35 heures et j’ai 10 semaines de congés. On fait les courses au supermarché comme tout le monde ! »

Un métier de la fonction publique comme les autres ? Pas vraiment. La jeune femme a récemment été appelée pendant ses vacances afin qu’elle rentre en urgence à Paris sans qu’elle ne sache, dans un premier temps, précisément pourquoi. « Pas de télétravail à la DGSE », s’amuse-t-elle. « L’excitation de la crise a rapidement pris le dessus sur la déception des vacances écourtées. On fait ce métier pour ça. »

Parfois, celle qui a appris à cadenasser ses émotions fait sauter le verrou et s’autorise, l’espace d’un instant, à savourer. « Seule dans ma chambre d’hôtel durant un déplacement dans un pays du Golfe, loin des miens, en regardant l’immensité possiblement hostile sur laquelle s’ouvrait ma fenêtre, je me suis rappelé à quel point ce que je vis est hors du commun. Tout ça semble fou… C’est pourtant bien réel. » Une carapace qu’elle ne tombe jamais bien longtemps. La moindre fragilité peut mettre l’agente et ceux qui dépendent d’elle en danger.

« J’ai déjà été la cible de remarques sexistes au travail »

Cette carapace, Louise ne la porte pas qu’en mission extérieure. « Le renseignement est un milieu encore très masculin. Je suis très souvent la seule femme dans la salle de sport ou lors de réunions. » Un déséquilibre sur lequel dit travailler la DGSE, qui présente un taux de féminisation de 29 % fin 2024. « J’ai déjà été la cible de remarques sexistes au travail », concède-t-elle. Chez les agents secrets aussi, les femmes restent victimes des convulsions d’un ancien monde qui tarde à disparaître.

Victime ? Un qualificatif qui colle mal à la personnalité de cette force tranquille. La principale intéressée se décrit « femme de caractère ». Le sexisme, elle a appris à le tourner à son avantage, adaptabilité oblige. « En mission, il m’est arrivé qu’une cible masculine baisse la garde en tentant de me charmer ou de m’expliquer comment fonctionne le monde - ce qu’il n’aurait pas fait avec un homme pour des raisons d’égo. À cet instant, il n’a pas compris qu’il est dans mes filets, je le manipule déjà. »

« Socialement, il y a un avant et un après DGSE »

Dans la cour principale du siège des services secrets, visible depuis la salle où s’est tenue notre conversation, le monument « aux agents morts pour la France ». Balayée par la pluie, la plaque rappelle la profondeur de l’engagement qu’est celui des agents secrets. Depuis la création du service en 1982, près de 200 agents auraient perdu la vie dans le cadre de leur mission. Un chiffre que ne revendique pas la discrète DGSE.

Louise a interdiction de révéler à quiconque son appartenance aux services secrets. Dans les faits, il n’est pas rare que les agents se livrent à leurs proches. C’est toléré par « la boîte ». Sans être entrée dans le détail de ses missions, elle confie avoir dit la vérité à ses parents et à quelques-uns de ses très proches amis. « Une nécessité pour l’équilibre personnel. Socialement, il y a un avant et un après DGSE, l’isolement arrive vite », explique-t-elle. Celle qui se revendique « très bonne menteuse » n’a visiblement pas envie de mentir à tout le monde.

« Si on couche avec quelqu’un, il faut le faire savoir »

Côté cœur, comme beaucoup de jeunes de son âge, la pré-trentenaire ne cache pas ses envies de fonder une famille. « Sortir en concert, boire des coups en terrasse… on peut tout faire, à condition d’être prudents. » « Celui qui le souhaite peut être présent sur les réseaux sociaux et sur les applications qu’utilisent les jeunes, ce n’est pas interdit. En revanche, pour le dire crûment, si on couche avec quelqu’un, il faut le faire savoir. »

Pour sa sécurité et celle du service, chaque espion fait l’objet d’un suivi par un agent de sécurité - le même tout au long de sa carrière - auquel il rapporte chacun des évènements qui jalonnent sa vie : déménagement, voyage à l’étranger, grossesse, séparation, problème de santé, d’argent… Une relation intrusive obligatoire et contractuellement consentie. Derrière cette surveillance, la volonté de préserver le service de son pire cauchemar - déjà vécu - : qu’un agent français soit recruté par un service secret étranger qui aura su exploiter ses failles personnelles. « Ce dispositif peut paraître lourd mais, en réalité, il assure ma protection et celle de mes collègues. Il n’y a rien de pire pour un service qu’un agent double. »

(*) Prénom modifié

Étienne Ouvrier

ledauphine.com