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jeudi 16 janvier 2025

Vers la fin de la supériorité technologique américaine ?

 

Depuis plus de 70 ans, les États-Unis ont été sans équivoque le leader mondial des innovations scientifiques et technologiques. Comment expliquer cette domination ?

Il faudrait nuancer cette domination « sans équivoque ». Que l’on pense à la compétition avec l’URSS pendant la guerre froide ou avec le Japon dans les années 1980, à différentes reprises, les Américains ont craint de voir un rival assumer le statut de leader technologique. Ils ont donc mis en place des politiques publiques pour les contrer, comme les « offset strategies » (stratégies de compensation), notamment dans le domaine militaire. Mais effectivement, il y avait bien une domination, qui plonge ses racines dans la Seconde Guerre mondiale, avec une importante intégration des scientifiques aux programmes militaires. Un management de l’innovation centralisé via l’armée s’est mis en place, basé sur des contrats de défense à long terme avec les industriels — IBM en étant un exemple emblématique —, ainsi que sur le financement des laboratoires universitaires. En réalité, cette domination technologique repose sur une économie planifiée et sur un État interventionniste, avec de très grosses dépenses publiques et un contrôle resserré sur les voies empruntées par les entreprises et les universités pour innover.

Dans le discours officiel américain, la maitrise des technologies critiques et émergentes est toujours présentée comme le pilier de la puissance. Si l’État fédéral a longtemps joué un rôle dominant, le secteur privé a puissamment accru son implication. Comment expliquer cette évolution ? Assiste-t-on à l’émergence d’un « techno-nationalisme » ?

L’État fédéral américain a toujours joué un rôle central dans le développement technologique, y compris en collaboration avec des organisations privées, depuis la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, les modalités d’intervention ont évolué au fil du temps. L’économiste américain d’Harvard, John Kenneth Galbraith, parlait en 1967 d’une économie planifiée pour les États-Unis, notamment dans le secteur des technologies avancées. Or, à partir des années 1970, on assiste à une transformation, à un redéploiement des formes d’intervention de l’État dans le management de l’innovation. L’historien français Christophe Lecuyer a très bien montré cette évolution, notamment à travers son travail sur l’industrie des semi-conducteurs dans la Silicon Valley. En effet, à partir des années 1970, l’État devient une sorte de coordinateur. Il est moins dirigiste et joue davantage sur l’incitation. Par exemple, il pousse les universités, par la législation, à vendre les produits de la recherche financée sur fonds publics à des entreprises et à favoriser l’éclosion de start-ups au sein du personnel enseignant et des étudiants des universités. C’est ce qu’il s’est passé avec les fondateurs de Yahoo et de Google, par exemple.

De la même manière, la politique technologique américaine a toujours été guidée par des motifs nationalistes. Même en pleine vague ultra-libérale, dans les années 1980, les politiques technologiques étaient centrées sur la contre-offensive à mener face à la montée en puissance technologique et économique du Japon. À cet égard, on peut parler du nationalisme technologique américain comme d’un invariant politique.

En 2023, l’Australian Strategic Policy Institute publiait une étude comparative sur la maitrise des technologies critiques par les grandes puissances et le constat est sans appel : la Chine arrive en tête dans une grande majorité des secteurs considérés comme stratégiques (1). Que penser de cette étude ?

Il faut prendre avec des pincettes les résultats de cette étude, car sa méthodologie n’est pas exempte de limites. Elle s’appuie en effet sur le nombre d’articles publiés par les institutions, certes pondéré par le nombre de citations que ces articles obtiennent. Cependant, cela n’atteste pas automatiquement de la qualité des papiers. Par exemple, si les laboratoires chinois semblent les plus prolifiques et leurs articles les plus cités, on ne sait pas par qui ils sont cités. Il pourrait s’agir principalement d’autres chercheurs chinois, ce qui pourrait créer une sorte de « bulle nationale ». Le grand nombre de chercheurs chinois donne un avantage automatique en termes de volume.

Ensuite, le nombre de publications ne dit rien de la qualité scientifique, et encore moins de l’applicabilité, de la pertinence et de l’intérêt (technologique, industriel, etc.) des recherches. La France, par exemple, est une grande pourvoyeuse de chercheurs en intelligence artificielle, mais cela ne fait pas nécessairement d’elle une puissance technologique majeure. Il faut donc nuancer les résultats de cette étude, car les données utilisées sont trop limitées et la méthodologie est sujette à caution.

La question des semi-conducteurs est aujourd’hui un enjeu incontournable qui cristallise notamment la compétition entre Pékin et Washington. Les États-Unis, qui dépendent de Taïwan dans ce domaine, ont notamment poussé pour une alliance « Chip 4 » avec le Japon, la Corée du Sud et Taïwan pour coordonner leur politique, mais ont également obtenu l’accord du Japon et des Pays-Bas pour limiter les exportations de puces vers la Chine. Quelle est concrètement la stratégie de Washington dans ce domaine ?

La stratégie américaine est classique et consiste à sécuriser les chaines d’approvisionnement, y compris par l’internalisation de compétences externes. On peut notamment penser à l’installation récente d’une usine de TSMC, le géant des semi-conducteurs taïwanais, au Texas. En parallèle, il y a des investissements importants pour recréer une capacité de production autonome, une capacité que les États-Unis avaient perdue en externalisant massivement la production à Taïwan.

Le deuxième point de cette stratégie est le blocus. L’accord de coopération avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et les Pays-Bas a pour but de limiter l’accès de la Chine à divers composants essentiels pour la fabrication des semi-conducteurs, notamment les plus performants avec un niveau de gravure très fin. L’objectif est de rendre difficile pour la Chine d’atteindre ce niveau technologique. Toutefois, l’efficacité du blocus semble limitée, car la Chine parait bien partie pour y parvenir malgré tout.

Les États-Unis, comme toutes les puissances occidentales, ont massivement sous-traité leurs processus industriels aux pays du Sud depuis les années 1970-1980, dans un grand mouvement de désindustrialisation entrainant une dépendance accrue, ce qui devient problématique dans des contextes géopolitiques tendus qui peuvent rompre les chaines d’approvisionnement. Au fil des années, les compétences initiales se perdent, rendant la production autonome plus difficile et il faut parfois repartir de zéro. Les États-Unis ne repartent pas complètement de zéro, justement parce qu’ils essayent d’installer chez eux les grands acteurs de la production de semi-conducteurs, en l’occurrence, le leader mondial qui était TSMC. Toutefois, il y a effectivement un retard à rattraper pour récupérer une capacité de production endogène (ou du moins autonome) sur l’ensemble des technologies dépendantes du système productif chinois. 

Alors que Pékin accuse un certain retard concernant l’IA générative, Washington s’inquiète pourtant des progrès chinois en intelligence artificielle. Pourquoi cette inquiétude ? Quels sont les enjeux ?

Le but de l’IA, quels que soient les domaines, consiste en la substitution la plus massive possible de machines au facteur travail humain, afin d’engranger des gains de productivité, c’est-à-dire des gains de performance, que ce soit en entreprise ou dans l’État, par exemple dans le domaine militaire. On devient ainsi plus compétitif et on élimine la concurrence. Sur un plan économique et géopolitique, c’est un enjeu extrêmement important. Un pays pourrait devenir compétitif au point d’écraser le système productif de ses concurrents.


Ce n’est pas qu’une question de compétition commerciale. Derrière cette bataille, il y a un enjeu de niveau de croissance et d’emploi dans tous les pays qui seraient impactés par l’émergence d’un pays dominant dans l’IA. Pour dire les choses autrement, si un pays comme la Chine parvenait à devenir l’acteur dominant d’une industrie de l’IA bien plus performante qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en capacité de remplacer massivement les travailleurs humains par des machines avec des gains de productivité à l’appui, ses biens et services deviendraient les plus compétitifs sur la scène internationale. Comme l’IA peut théoriquement s’appliquer à la production de n’importe quel type de biens ou de services, ses conséquences sur l’activité économique et sur l’emploi pourraient s’étendre à tous les secteurs et à tous les pays. La Chine serait alors le seul pays en mesure de supporter le cout économique, social et donc politique de ce bouleversement, notamment en redistribuant les gains de productivité à sa population, qui serait libérée des emplois traditionnels. À l’inverse, les autres pays, comme les États-Unis dans notre exemple, seraient à la fois affectés par la puissance des acteurs dominants, donc la Chine, et incapables de rivaliser en termes de compétitivité. Ces pays ne pourraient pas dégager suffisamment de gains de productivité pour permettre à leur population de vivre dans des conditions décentes. Par conséquent, on comprend que pour ces deux hégémons que sont la Chine et les États-Unis, la course à l’IA est en fait une course à la survie des régimes eux-mêmes. Car nous connaissons la traduction politique d’une population qui n’a plus de moyens de subsistance : cela va des troubles socio-politiques, au mieux, à la guerre civile. La question est donc de savoir qui pourra continuer à stabiliser son régime et assurer des conditions de vie décentes à sa population.

Il est en effet très inquiétant de constater que, selon certaines études, le niveau d’automatisation des emplois pourrait entrainer des suppressions massives. En 2013, des chercheurs d’Oxford estimaient que 47 % des emplois aux États-Unis pourraient être supprimés d’ici 2050 à cause de l’IA. En 2019, la Banque mondiale a repris ces chiffres, les jugeant exacts, et a même annoncé que dans certains pays, cela pourrait aller encore plus loin : jusqu’à 66 % des emplois supprimés en Inde et 77 % en Chine. En janvier 2024, le FMI a produit un rapport estimant que 60 % des emplois dans les économies avancées pourraient être supprimés par l’intelligence artificielle, avec un chiffre de 60 % pour les États-Unis et 70 % pour le Royaume-Uni.

Dans ce contexte, seuls les pays à la tête de ce mouvement pourront s’en sortir. Encore faut-il que les États acceptent de redistribuer les gains de productivité à la population sans emploi.

Dans quels domaines les États-Unis bénéficient-ils, encore aujourd’hui, d’une avance technologique sur le reste du monde, et notamment la Chine ? Peut-on réellement parler de la fin de la suprématie technologique américaine ?

Pour le moment, les derniers chiffres à peu près sûrs remontent à 2019. Les États-Unis étaient toujours en tête, notamment en termes de brevets avec IBM et Microsoft qui avaient déposé le plus grand nombre de brevets en matière d’intelligence artificielle, mais qui n’étaient pas loin d’être rattrapés par les institutions publiques chinoises, notamment, les universités. En revanche, en ce qui concerne le nombre de publications scientifiques, la Chine est en tête depuis 2018 avec entre 200 000 et 300 000 publications par année, bien que la question de la qualité et de l’applicabilité se pose toujours.

Il est également crucial de prendre en compte la capacité de projection des acteurs technologiques et la diffusion des technologies chinoises en dehors de la Chine. Pour l’instant, ce sont les États-Unis qui demeurent en tête sur ce plan. Si l’on considère simplement les grandes entreprises du numérique, il n’y a pas d’acteurs chinois qui rivalisent avec les GAFAM en Europe ou aux États-Unis, à l’exception de TikTok, qui est toutefois en train de faire l’objet de mesures de marginalisation, voire de « nationalisation ». Il n’y a sans doute plus de suprématie technologique américaine, même s’il y a toujours une domination nette. Ce qui émerge depuis quelques années, c’est la Chine, qui est en train de construire une sphère d’influence numérique qui empiète sur l’espace de projection américain, notamment en Asie centrale et en Afrique, sur fond de critique postcoloniale.

Note

(1) Jamie Gaida, Jennifer Wong Leung, Stephen Robin et Danielle Cave, « ASPI’s Critical Technology Tracker », ASPI, 2 mars 2023 (https://​www​.aspi​.org​.au/​r​e​p​o​r​t​/​c​r​i​t​i​c​a​l​-​t​e​c​h​n​o​l​o​g​y​-​t​r​a​c​ker).

Charles Thibout

Thomas Delage

areion24.news