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mardi 7 janvier 2025

Programme Hai Kun. Test de la résilience et de l’inventivité de la BITD navale taïwanaise

 

Le programme de sous-marins à propulsion diesel-électrique Hai Kun (베鯤級潛艦, « Narval ») représente une percée sous conditions pour Taïwan. Après avoir construit le premier prototype, une suite de défis à relever s’annonce pour mener à bien ce programme.

Le programme Hai Kun est le fruit de réflexions remontant aux années 1990. L’administration Ma Ying-jeou (2008-2016) lança les études préliminaires en 2015 et le programme fut confirmé par l’administration Tsai Ying-wen (2016-2024). Après six ans d’études, la construction du Hai Kun fut lancée au chantier CBSC de Kaohsiung à partir de novembre 2021. Le navire fut dévoilé le 28 septembre 2023 – en présence de personnels des représentations états-unienne, japonaise et coréenne (1) –, et mis à flot le 27 février 2024. Ses essais en pleine mer ont débuté fin septembre 2024 pour une livraison contractuelle établie à novembre 2025.

Démonstration des capacités industrielles

Concrètement, le Hai Kun est un sous-marin de 79 m, armé par 60 membres d’équipage, doté d’une hélice à sept pales, entraînée par une propulsion diesel-électrique. Il déplace 2 950 t en plongée. Les barres de plongée sont positionnées sur le kiosque et le gouvernail est en forme de croix de Saint – André. Sa conception est basée sur celle des navires de la classe néerlandaise Zwaardvis, en service à Taïwan depuis 1987. D’ici à 2035, le programme Hai Kun doit compter huit navires équipés d’un système de combat fourni par Lockheed Martin et d’un mât optronique fourni par L3 Harris. Enfin, les navires seront dotés d’antennes sonar frontale et de flanc – mais pas d’antenne remorquée. L’armement consiste en une vingtaine de torpilles Mk48 et de missiles antinavires Harpoon ainsi que de mines navales de conception nationale lancées par six tubes lance – torpilles. Il compte 24 orifices de lancement de leurres.

Sur un coût total de développement de 49,3 milliards de dollars taïwanais (soit 1,3 milliard d’euros), 62 % ont été consacrés à l’acquisition de biens, de savoir – faire et de main – d’œuvre à l’étranger ; les 38 % restants étant localisés à Taïwan et regroupant principalement des coûts de construction d’infrastructures et d’équipements pouvant être produits localement (2). Les deux navires suivants devront être produits à 50 % à Taïwan afin de concrétiser l’appellation officielle du programme Hai Kun : « Indigenous defense submarine :‮&[‬؛s‮(>‬؟m‮<‬هؤ٪ ». Celui-ci s’inscrit donc dans une volonté de densifier l’industrie de défense dans le cadre d’un effort de diversification industrielle porté par le plan « 5 + 2 » de l’administration Tsai. Il comprend ainsi de nouvelles infrastructures pour la construction des coques et pour la formation d’ingénieurs et le lancement de programmes sur l’ensemble des composants du navire devant participer à la montée en puissance de la BITD (Base industrielle et technologique de défense) navale taïwanaise.

Par ailleurs, le programme doit donner à Taïwan une option de défense crédible en réponse à toute tentative de débarquement et/ou de blocus par la mer pouvant être menée par la Chine. Cet effort doit s’appuyer sur une permanence à la mer permise par un cycle opérationnel de quatre sous – marins à la mer, deux en entretien et deux en entraînement, afin de bloquer simultanément l’accès des groupes de combat chinois aux détroits de Luçon et de Miyako et de préserver l’accès de Taïwan au Pacifique. Aussi, les navires seront armés de missiles antinavires, de torpilles et de mines navales, mais devront également être mis en œuvre depuis les deux façades maritimes de l’île ; la base de Su’ao (à proximité d’Yilan) devant être adaptée à la mise en œuvre de sous – marins en plus de la base historique de Zuoying (à proximité de Kaohsiung). La nouvelle administration issue des élections de janvier 2024 a ainsi maintenu le programme en lui allouant une enveloppe de 284 milliards de dollars (8 milliards d’euros) entre 2025 et 2038, pour un prix unitaire estimé à 40 milliards de dollars (soit 1,1 milliard d’euros).

Absence de consensus politique et dépendance matérielle

Le programme Hai Kun a été plusieurs fois mis en cause tant pour son coût de développement que pour sa faisabilité par le parti d’opposition Kuomintang (KMT), adepte d’une position d’apaisement avec la Chine. Le KMT a émis des doutes sur la probité du directeur Huang Shuguang, poussant ce dernier à la démission, refusée en avril 2024 par le président nouvellement élu Lai Ching-te, du parti DDP prônant une ligne ferme face à la Chine. La députée KMT Ma Wen-jun est pour sa part soupçonnée d’avoir délibérément fait fuiter des documents confidentiels à la Corée du Sud, poussant cette dernière à engager des poursuites judiciaires à l’égard des entreprises reconnues comme participantes au projet (3). Lors de la dernière élection présidentielle, Jaw Shaw-kong, candidat du KMT à la vice – présidence taïwanaise, a également souligné l’écart de prix très important entre les navires du programme Hai Kun et ceux de programmes japonais et sud – coréens (4), nettement moins chers puisqu’ils reposent sur une infrastructure de production existante. Ce qui n’est pas le cas de Taïwan, qui doit maîtriser le plus possible sa chaîne de valeur afin de garantir la construction et le maintien en conditions des navires contre toute perturbation extérieure.

En résultent des coûts de développement prohibitifs et des délais supplémentaires de fabrication sur certains équipements : Taïwan a opté pour le développement souverain d’une production de batteries embarquées pour sous – marins, avec d’abord des batteries plomb – acide avant la mise au point de batteries argent – zinc de plus grande capacité (5). Surtout, alors qu’il était prévu initialement de construire plusieurs coques simultanément (6), le programme a été scindé en trois parties avec trois coques, suivies de deux autres, puis des deux dernières – le huitième bâtiment étant le Hai Kun, prototype devant être porté au dernier standard opérationnel à moyen terme – afin d’en échelonner le coût sur la durée, d’améliorer les navires et de limiter l’accumulation d’erreurs de conception sur l’ensemble de la série. En effet, le prix unitaire des bâtiments suivants sera plus élevé que celui du Hai Kun, si l’on exclut les coûts annexes de développement des infrastructures, du fait des améliorations apportées et des acquisitions d’armement (7). La construction du deuxième exemplaire doit commencer début 2026 pour une livraison fin 2027.

Surtout, le programme Hai Kun est exposé à la volatilité du soutien politique, soumis aux pressions de la Chine ; une donne déjà expérimentée par Taïwan dans ses tentatives d’acquisition de sous – marins aux Pays-Bas (la classe Zwaardis devait compter quatre exemplaires). Kazuki Yano, amiral japonais à la retraite, estime que le Hai Kun « aurait pu être meilleur  » si les pays de facto alliés de Taïwan n’avaient pas des doutes sur le maintien de la confidentialité des approvisionnements du programme les contraignant à n’autoriser l’exportation que de biens à double usage ou de technologie antérieure (8). Des cas d’annulation de fourniture d’équipements par des pays tiers se sont déjà produits : le système de mise à l’eau des leurres devait initialement être fourni par une entreprise turque, avant que la prestation ne soit annulée (9), obligeant Taïwan à développer en autonomie un système similaire.

En outre, le directeur du programme a également reconnu à demi-mot que sa capacité d’acquisition de matériaux et équipements étrangers demeurait dépendante de la capacité d’entraînement des États-Unis auprès de pays tiers (10) ; une capacité soumise aux aléas des changements de politique étrangère et des allongements des délais de fourniture d’équipements de défense aux États-Unis. Taïwan en a déjà fait les frais, notamment lors de l’acquisition d’avions de chasse et de composants pour missiles balistiques sous l’administration Obama (2008-2016). À mesure que le programme Hai Kun validera les étapes, les efforts de pression de la Chine visant à limiter les coopérations et échanges s’intensifieront.

Taïwan doit transformer son essai en traitant les éventuelles erreurs de conception et les problèmes d’approvisionnement en matériaux et savoir – faire critiques pour produire sept nouveaux bâtiments d’ici à 2038. Les premières étapes consisteront en la bonne tenue des essais en mer, la validation des capacités opérationnelles et la construction d’un nombre suffisant de plateformes pour assurer une menace sous-marine crédible. Cet effort devra se conduire sans pour autant retarder les autres programmes de modernisation militaire prévus pour la marine, confrontée à une obsolescence accrue de l’ensemble de ses plateformes.

Notes


Roland Doise

areion24.news