Au Maroc, l’école est en permanence remise en question sur son rôle au sein de la société, elle est même identifiée comme étant la raison de la crise sociétale. Réformé à de nombreuses reprises depuis l’indépendance en 1956, le secteur de l’éducation reste éloigné des enjeux économiques et sociaux contemporains. Dès lors, le corps enseignant n’hésite pas à se mobiliser dès que les autorités entendent appliquer des maesures sans véritables effets, comme à la rentrée 2023-2024, quand des formes inédites de contestations sont apparues.
L’école marocaine a connu plusieurs réformes, à commencer par l’introduction dans les années 1960 de quatre grands principes : unification, arabisation, marocanisation et généralisation (1). Le processus est finalisé deux décennies plus tard par Azzeddine Laraki (1929-2010), Premier ministre de 1986 à 1992 : le français, alors appris uniquement comme langue étrangère, reste l’idiome d’enseignement aux facultés des sciences, de médecine, d’ingénierie, ce qui est encore le cas de nos jours. Une nouvelle réforme est entamée dans la décennie 1990 : elle a préconisé la création d’un Comité royal consultatif de l’éducation et de la formation. Ce dernier a préparé une Charte nationale en 1999, qui a connu plusieurs dysfonctionnements amenant à l’adoption du programme d’urgence entre 2009 et 2012 qui, à son tour, n’a pas répondu aux attentes sociétales. Le Conseil supérieur de l’enseignement est réorganisé en 2014, rebaptisé Conseil supérieur de l’éducation, de la réforme et de la recherche scientifique. Le 20 mai 2015, le roi Mohamed VI (depuis 1999) préside au palais de Casablanca la cérémonie de présentation de la Vision stratégique pour la réforme de l’école (2015-2030) : pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion.
Ethnographie d’un système scolaire déconnecté et défaillant
La succession de ces changements a produit un effet pervers, sans déboucher sur un modèle efficace. Ainsi, dès la fin des années 1990, l’acteur privé a investi le marché de l’éducation, pour représenter désormais plus de 35 % des établissements d’enseignement. Toutes ces réformes montrent à quel point le système est en crise, et qu’il a du mal à donner une définition à l’école et un sens à son rôle au sein de la société. Les réformes prennent une tournure plus politique qu’éducative. D’ailleurs, la « Vision 2015-2030 » survient dans un contexte où interagissent trois éléments : la pression sociale sur l’école, un changement de Constitution en 2011 et une évaluation de l’application de la Charte nationale mise en œuvre de 2000 à 2013. Ces réformes n’ont pas touché à la question des formes et des manières de l’apprentissage comme point central ni au contexte dans lequel le savoir formel est transmis ; il reste abstrait, ne reliant pas l’individu à la société.
En 2019, l’État a commandé une étude ethnographique sur l’apprentissage en classe. Elle visait à relever les limites de la construction du savoir (et du savoir-faire) entre les différents acteurs concernés – les enseignants, les apprenants, les groupes de pairs, l’environnement de l’école… – dans trois régions (Tanger-Tétouan-Al-Hoceïma, Fès-Meknès, Drâa-Tafilalet). Après plusieurs passages dans une trentaine d’écoles, les constats principaux sont : une grande faiblesse des acquisitions scolaires, l’incohérence linguistique, une difficulté pédagogique, un déficit flagrant en ce qui concerne la formation des enseignants, des conditions de travail défavorables, une image altérée de l’école et par conséquent du professeur chez les apprenants et leurs tuteurs. Dans le contexte des transformations qu’a traversées le système éducatif au Maroc, il est possible de dire que les approches pédagogiques de l’école marocaine ont comme principal objectif la transmission du contenu à travers la mémorisation presque mécanique des règles ; les exercices n’étant que des moyens de récupération des informations retenues. L’enseignant est le seul possesseur légitime et unique du savoir. L’élève est perçu comme un individu passif, censé être un simple récepteur des informations ; on ne lui reconnaît aucune compétence. Dans ce contexte, la violence physique devient légitime, voire opérationnelle et utilitaire, car elle « facilite » le contrôle de la classe.
L’enseignant doit gérer le temps, planifier les cours, les présenter, préparer les outils nécessaires à leur réalisation, établir l’ordre, marquer l’absence, nettoyer la salle et les toilettes (si elles existent), animer les activités, etc. Le temps n’est pas organisé comme un moyen d’accompagnement des élèves dans leur apprentissage. La structuration des cours et le temps accordé à chaque matière ne permettent pas aux enseignants de respecter le rythme des enfants. Il en résulte une absence de richesse, de diversité et d’interaction.
L’enfant vient à l’école pour apprendre. Or l’école ne lui en offre pas le temps nécessaire. La progression de l’apprentissage se fait de manière linéaire, formelle, sans reprise. Les enseignants s’en tiennent à un programme scolaire rigide de peur d’être mal jugés par les inspecteurs ou les directeurs, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur leur promotion ou former un obstacle pour une éventuelle mutation. L’école marocaine s’appuie sur un processus de scripturalisation des savoirs, sans encourager ni l’autonomie ni la créativité chez l’enfant. C’est ainsi qu’un mauvais élève est ramené plutôt vers des explications biologiques, psychologiques et sociales pour cacher les failles du système. La rapidité avec laquelle les élèves passent d’une matière à l’autre ne laisse pas de place à un apprentissage évolutif global. Ce dernier est morcelé, sans aucune connexion ; l’élève n’est pas dans une dynamique d’apprenant qui participe à la résolution des problèmes. Aucune occasion ne lui est offerte pour stimuler sa capacité cognitive. Il n’est pas mis dans une situation qui lui permet de mobiliser ses ressources pour intégrer le processus de l’apprentissage. Il n’est pas perçu comme un acteur ; il subit un certain nombre de données sans que sa capacité d’assimilation soit prise en considération. Avec 20 à 45 minutes par leçon, les élèves deviennent spectateurs d’une situation dans laquelle ils sont menés d’un exercice à un autre, et finissent par être rongés par l’ennui. Si certains arrivent à résister à travers l’implication dans les répétitions spontanées à la suite du professeur, d’autres se lassent. La classe est un moment de répétitions incessantes ; le temps passe lentement, avec des instants vides, sans rien faire. Chaque enfant marque son territoire en gravant son nom ou en faisant plusieurs dessins sur la table, comme pour « entrer en résistance ». Effet pervers : cela se traduit chez les enseignants par l’absence de créativité et d’implication. Les conditions de la contestation sont réunies.
Le Hirak des enseignants
Dès la rentrée scolaire de 2023-2024, le ministre de l’Éducation nationale, du Préscolaire et des Sports, Chakib Benmoussa, en poste depuis octobre 2021, ratifie la nouvelle réforme de l’enseignement. L’idée principale est d’atteindre trois objectifs : rendre l’école obligatoire, assurer l’apprentissage et favoriser l’ouverture de l’école. Mais elle n’est pas la bienvenue pour le corps professoral qui la perçoit comme une attaque à certains acquis, notamment en remettant en cause le statut de fonctionnaire de l’enseignant. Plus encore, cette réforme augmente le temps de travail et ajoute des tâches aux professeurs, comme elle impose de multiples sanctions en cas de refus de les réaliser… Elle introduit le pays dans une nouvelle mobilisation sociale, corporative certes, mais qui confirme la dynamique de l’action collective au Maroc, en échappant aux institutions traditionnelles tels les syndicats.
Diviser pour mieux régner, c’est la politique que le pouvoir central a su implémenter au sein du champ syndical au Maroc. Cette stratégie était possible grâce à l’opportunisme des partis ; les principaux avaient en effet une branche syndicale pour faire pression sur le gouvernement, notamment dans les secteurs sensibles. Les syndicats, dont ceux des enseignants, ont servi au projet politique des partis. L’école, pour eux, n’est qu’un outil pour mieux négocier leur place dans le champ politique. Une partie de cette élite, surtout celle issue du mouvement Istiqlal, attachée à l’arabe standard comme langue de la nation au sein de l’école publique, envoyait ses enfants dans les structures françaises, tournant le dos au système local. La crise de l’école a alors fini, vers le début des années 2000, par porter une part de la société, dont des enseignants, à se détourner également de l’école publique. Ces derniers sont peu intéressés aux différentes réformes successives ; leur seule revendication est d’ordre pécuniaire.
Que se passe-t-il en 2023 pour susciter tant d’indignation ? Depuis le 5 octobre, date du début de la mise en place de la réforme, les enseignants ont entamé une grève qui a duré trois mois. Ils refusent l’accord signé en janvier entre les syndicats les plus représentatifs – Union marocaine du travail (UMT), Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM), Fédération démocratique du travail (FDT), Confédération démocratique du travail (CDT) – et le gouvernement. Le texte consistait à résoudre quelques dossiers concernant notamment les professeurs du primaire et du secondaire (collège) et à améliorer la situation des administrateurs pédagogiques.
Les enseignants vont plus loin dans leur action en remettant en cause l’intégrité des syndicalistes et préfèrent mener leur grève en adhérant aux coordinations déjà existantes ou en en créant d’autres qui ont vu le jour en peu de temps. Chacune a ses propres instances locales, provinciales, régionales et nationales. Elles fonctionnent dans une autonomie selon leurs ressources. Les réunions sont hebdomadaires, et chaque coordination dispose d’un groupe WhatsApp. Plusieurs actions sont organisées : grèves locales devant la délégation provinciale d’enseignement, régionales devant l’académie, nationales devant le ministère. Ainsi, Rabat s’est trouvé bloqué plusieurs fois avec plus de 80 000 manifestants selon les organisateurs (30 000, d’après les autorités). La bataille des chiffres est devenue primordiale, pour les uns comme pour les autres, et c’est le ministère de l’Intérieur qui s’occupe du dossier des contestataires d’une manière officieuse. Le cahier de revendications des enseignants est composé de trois sections : l’amélioration des revenus et les promotions ; droits ; pédagogie. Le préambule commence par le refus de la réforme et de l’accord de janvier 2023 avec les syndicats, et la réclamation d’intégrer les coordinations dans l’élaboration d’une réforme « juste et motivante ».
Le gouvernement et les syndicats se sont retrouvés bloqués, et la légitimité de leur texte est remise en cause. Les syndicats ont dû rejeter à leur tour le nouveau décret de loi qu’ils élogiaient auparavant sous prétexte que le ministère en a changé le contenu. Le bras de fer entre les coordinations et l’exécutif a mis les syndicats devant une crise de représentation : les militants de ces structures traditionnelles refusent de revenir en classe malgré les demandes répétées de leurs leaders. Les coordinations sont devenues le point fort du Hirak, et exigent leur intégration dans le dialogue pour un nouvel accord. L’État ainsi que les syndicats refusent toute ingérence au nom de la légitimité de leur structure et dépourvoient les coordinations de toute représentativité. Cependant, la réforme a montré la limite d’une compréhension sociologique des responsables étatiques et syndicaux de la situation ; ils ont traité les enseignants avec une logique ancienne basée sur l’intimidation et la punition par des prélèvements instantanés en cas de grève, une pratique qui a permis à l’État de gérer ce secteur pendant plusieurs décennies. Les enseignants ont placé les syndicats professionnels face à un dilemme : ces instances ne sont plus en mesure de suivre le rythme des transformations en cours dans le secteur et fonctionnent toujours avec une « vieille » mentalité basée sur la logique du maître/disciple.
Une lecture sociologique de la contestation des enseignants
Au Maroc, les jeunes qui intègrent l’enseignement public sont issus de familles modestes et des espaces de la marge. Ils sont attachés à l’idée de devenir des fonctionnaires pour garantir un emploi et un revenu stables. Dans ce sens, les espaces de la marge apparaissent comme des territoires de résistance des groupes sociaux revendiquant leurs droits dans le royaume post-« printemps arabes » de 2011. Avec le Hirak des enseignants, c’est une forme d’expertise contestataire qui s’est déplacée avec ces jeunes qui composent désormais la majeure partie du corps professoral. Ces contestations sont une manière de multiplier les attentes sociales et les revendications collectives, et ces formes sont les expressions d’une mutation de la voix de la rue (2). Le Hirak a ouvert une nouvelle perspective pour analyser la question sociale au Maroc. D’ailleurs, le terme « hirak » vient de la racine arabe harraka, qui veut dire « bouger ».
Le Hirak est devenu un espace-temps-mémoire, un moment historique qui représente un contexte particulier, à travers des événements dans lesquels les enseignants produisent leur propre historicité de leur territoire. Il s’agit de créer une « communitas existentielle », ce qui leur permet de se forger une façon de vivre et de se sentir en communauté d’enseignants attaqués par le gouvernement, à travers laquelle le Hirak donne forme à cette communauté imaginée. Les acteurs agissent comme des individus qui se coordonnent selon un intérêt commun ; ils remettent en cause les institutions d’intermédiation (les syndicats).
Les acteurs puisent leur sens d’engagement à partir d’un lieu commun, d’un répertoire émotionnel, et c’est dans ce sens que le particularisme fonctionne comme mobilisateur. Certains de ces acteurs disent : « On n’est pas comme les anciens qui acceptaient tout ». La référence au passé n’a pas pour fonction de contempler ce qui relève des moments historiques ; au contraire, ils investissent le passé comme une source de référence qui alimente leur action collective présente, d’une part, mais qui donne sens au sentiment d’appartenance, d’autre part. Le répertoire collectif fait que les acteurs sélectionnent des éléments de la mémoire qu’ils jugent positifs pour donner sens à leur action, alors que le passé offre des opportunités politiques pour agir.
La mobilisation des enseignants du public fait émerger deux rapports de force : l’un central et l’autre de la marge. Et par un jeu d’affrontements incessants, les deux « trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessin général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales… » (3). Cependant, l’État a sa logique, et depuis l’arrêt de Hirak, les autorités en coordination avec le ministère de l’Intérieur recensent les acteurs engagés dans la contestation. Une centaine est suspendue, avec un salaire gelé. Le pouvoir surveille, isole et punit.
Les coordinations se sont engagées pour renforcer leur position dans le conflit et entreprendre la défense des intérêts, notamment financiers et juridiques. Ce conflit donne à voir la notion de l’engagement qui est devenue le mot d’ordre pour distinguer les vrais enseignants des intrus. L’action collective des coordinations fait s’interroger sur l’immobilisme au Maroc, marqué par un silence généralisé des acteurs politiques vis-à-vis du recul des Droits de l’homme et économiques. Le mouvement des enseignants a tenté de briser ce silence et d’ouvrir la voie vers des perspectives multiples de l’action collective.
Notes
(1) Abdelfattah Nissabouri, « L’arabisation : politique et enjeu de pouvoir au Maroc », in Martine Schuwer (dir.), Parole et Pouvoir : Enjeux politiques et identitaires, PUR, 2005, p. 213-238.
(2) Abderrahmane Rachik, La société contre l’État : Mouvements sociaux et stratégie de la rue au Maroc, La Croisée des Chemins, 2018.
(3) Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 1975.
Khalid Mouna