Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 26 décembre 2024

Bipeurs: comment le Mossad israélien a préparé son opération

 

Souvenez-vous: en septembre dernier, des explosions simultanées de bipeurs puis de talkies-walkies ont frappé plusieurs localités à travers le Liban, causant de lourdes pertes parmi les membres du Hezbollah, avec de nombreux morts et blessés graves parmi la population civile. Très vite, il est apparu que cette attaque figurait parmi les actes de sabotage les plus sophistiqués jamais menés.

Une telle opération ne pouvait être orchestrée que par un service de renseignement disposant de ressources humaines, stratégiques et logistiques exceptionnelles: le Mossad israélien.

Deux anciens agents du Mossad se sont livrés sur la chaîne américaine CBS. Ils racontent en détail dans l'émission 60 Minutes comment les services de renseignement ont réussi à infiltrer le Hezbollah et à y placer des bipeurs et des talkies-walkies piégés.

Dix ans de préparation

Ils racontent que le Mossad a commencé à préparer les attaques contre le Hezbollah, ennemi d'Israël soutenu par l'Iran, près de dix ans auparavant, déjà. Selon les anciens agents, l'objectif du Mossad était de cibler le plus grand nombre possible de membres de l'organisation.

Comme les talkies-walkies étaient surtout utilisés par les combattants au front, mais que les cadres et autres membres du Hezbollah devaient également être éliminés, l'idée des bipeurs trafiqués est apparue. Pour vendre ces appareils mortels à l'organisation terroriste, le Mossad a mis en place tout un réseau de sociétés fictives, d'intermédiaires et de faux sites Internet.

«Nous avons développé une galerie entière de moyens pour y arriver, comme créer des sociétés-écrans étrangères qui ne peuvent pas être retracées jusqu'en Israël», raconte l'un des agents, que CBS ne cite que sous le pseudonyme de Michael.

«Nous avons créé tout un monde fictif, comme une société de production mondiale. Nous écrivons le scénario, nous sommes les réalisateurs, les producteurs, les acteurs principaux, et le monde entier est notre scène»

Explosion ciblée

Selon les deux agents du renseignement, une chaîne d'approvisionnement complète a ainsi été créée pour la production, la vente et la distribution des appareils. «Nous avons fait en sorte que cela ressemble au "Truman Show"», déclare dans l'interview l'autre ancien agent du Mossad, sous le pseudonyme de Gabriel.

«Tout a été contrôlé par nous en coulisses»

La préparation des bipeurs et des talkies-walkies piégés a pris du temps. Les agents du Mossad ont tout d'abord testé la quantité d'explosifs qu'ils pouvaient placer dans les boîtiers. Des tests ont eu lieu avec des mannequins pour estimer la quantité d'explosif optimal.

60 minutes, cbs

Le but: blesser ou tuer les combattants du Hezbollah en minimisant les pertes d'innocents à proximité.


Le résultat après explosion
60 minutes, cbs


«Le seul à être blessé lors de l'explosion serait le terroriste lui-même. Même si sa femme ou son enfant devait être assis juste à côté, il aurait été le seul à être blessé»

Le renseignement israélien a donc testé les explosions d'appareil pour avoir le résultat final souhaité. Une fois cette question réglée, un autre problème est apparu: le prototype a été rejeté par le chef de l'opération, qui était d'ailleurs «furieux». Motif: il trouvait les bipeurs trop lourds et trop voyants et était persuadé que les terroristes ne les achèteraient jamais.

Le Mossad a donc revu sa copie. Il a en outre testé plusieurs sonneries pour voir à laquelle les gens réagissaient le mieux. Il a aussi calculé le temps moyen utilisé pour répondre à un bipeur: sept secondes. Avec toutes ces informations en main, il a pu optimiser les détails.

Une entreprise taïwanaise dupée

Une fois les prototypes prêts, encore fallait-il convaincre le Hezbollah de les acheter. Les agents du Mossad impliqués dans l'opération ont donc lancé une campagne de relations publiques complète, comprenant des brochures imprimées, des showrooms et des vidéos publicitaires sur Youtube. Le bipeur y était présenté comme un modèle innovant: robuste, protégé contre la poussière, étanche et avec une très longue durée de vie de la batterie.

«C'est devenu le meilleur produit dans le secteur des bipeurs — dans le monde»

Les agents du Mossad ont ensuite conclu un partenariat avec une entreprise de communication régulière de Taïwan en se faisant passer pour des entrepreneurs hongrois. Cette société, appelée Gold Apollo, a ensuite proposé d'acheter les bipeurs aux cadres du Hezbollah par l'intermédiaire de ses représentants commerciaux au Proche-Orient.

«Gold Apollo n'avait aucune idée qu'ils travaillaient avec le Mossad»

Chose ironique: le succès des bipeurs n'a pas convaincu que les dirigeants du Hezbollah, comme le raconte l'ancien agent. Des clients ordinaires se sont également montrés intéressés. Pour les dissuader, les agents du Mossad leur ont envoyé des devis avec des prix ridiculement élevés.

Un message codé fatal

Il ne restait plus qu'à déterminer le moment des explosions. Le Mossad ayant reçu des indications selon lesquelles le Hezbollah aurait pu avoir des soupçons sur les bipeurs israéliens, le chef du Mossad David Barnea a décidé de donner l'ordre de mener l'action. Le 17 septembre, à 15h30, les poches de milliers de terroristes du Hezbollah se sont mises à biper. Sur les bipeurs qu'ils ont sortis, on pouvait lire:

«Vous avez reçu un message codé»

Pour décrypter le message sur les bipeurs, les membres du Hezbollah devaient appuyer simultanément sur deux boutons de l'appareil. L'agent du Mossad Gabriel a toutefois indiqué que les bipeurs devaient de toute façon exploser dans les secondes qui suivaient.

Dans le cas des talkie-walkie, les explosions se sont révélées d'autant plus fatales que les victimes les portaient à un endroit sensible. Les membres du Hezbollah portaient d'habitude leur radio dans une poche située sur la poitrine, à proximité immédiate du cœur.

Cette opération a laissé derrière elle un nombre impressionnant de blessés graves et de morts, affluant dans les services d'urgence et les hôpitaux à travers tout le Liban. La plupart des victimes ont perdu des doigts ou des membres, beaucoup ont été rendues aveugles, et certaines ont succombé à des blessures atroces, avec les organes déchiquetés. Par cette action coordonnée, Israël a porté un coup sévère au Hezbollah. Au total, 3 000 personnes ont été blessées et 30 ont perdu la vie, dont deux enfants.

Guerre psychologique

Le Mossad s'est montré très fier des résultats. Gabriel explique que l'objectif n'était pas forcément de tuer des terroristes du Hezbollah, mais de les blesser gravement. La logique est implacable:

«Ces personnes sans mains ni yeux sont la preuve vivante qu'il ne faut pas nous affronter. Les gens les verront dans la rue, au Liban. Ils sont la preuve vivante de notre supériorité dans tout le Proche-Orient»

La ruse et la guerre psychologique font partie des «outils» favoris des services de renseignement israéliens. Il s'agit pour lui d'intimider ses adversaires. Michael raconte que les jours suivants l'attaque, des membres du Hezbollah avaient même peur d'allumer l'air conditionné.

L'un des deux anciens agents laisse entendre à la fin de l'interview que le Mossad travaille déjà sur sa prochaine action:

«Les ennemis d'Israël vont devoir essayer de deviner ce que nous leur réservons pour la suite»

Alexandre Cudré 
Chiara Lecca