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jeudi 26 décembre 2024

Amérique rurale/urbaine : une Amérique fracturée ?

 

Depuis la victoire de Donald Trump lors des élections présidentielles de 2016, une question revient périodiquement : les États-Unis sont-ils divisés en deux, opposant les campagnes d’un côté et les villes de l’autre ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout comprendre les fondements même de l’Amérique rurale et ce qui la distingue de son pendant urbain.

Qu’est-ce que l’Amérique rurale ?

Le Bureau du recensement américain considère qu’un citoyen est « non urbain », et donc rural, lorsqu’il réside dans une agglomération de moins de 2000 logements ou 5000 personnes (1). Environ 66 millions d’Américains, ou 20 % de la population nationale, étaient classés de la sorte en 2020 (2). Cette frange de la société n’est toutefois pas circonscrite à l’intérieur de frontières imperméables, sans contact avec les milieux plus urbains. Le pays est une véritable tapisserie où la proportion d’habitants ruraux varie au sein des quelque 3000 comtés qui la composent.

En revanche, les communautés rurales tendent à être racialement homogènes. Seul un individu sur cinq n’y est pas blanc. Dans les milieux urbains, l’hétérogénéité est plus importante puisque 42 % de la population est considérée comme étant non blanche par le département américain de l’Agriculture (3). La différence ne s’arrête pas là entre les deux Amériques. Les citoyens ruraux sont en moyenne plus âgés (4) et possèdent un niveau de scolarisation moins élevé. Ainsi, en 2015, plus de la moitié d’entre eux mettent fin à leur parcours scolaire avec l’obtention d’un diplôme d’études secondaires, voire avant (5). Sur le plan économique, les revenus médians d’un ménage rural sont également inférieurs de 4 % à ceux d’un ménage urbain (6).

Une identité qui leur est propre

Si les campagnes et les villes ne semblent pas se comprendre dans les États-Unis d’aujourd’hui, c’est que le clivage entre ces deux pans de la société va au-delà des simples différences socio-économiques. Il semble aussi être identitaire. Selon la politologue Katherine Cramer, les citoyens ruraux possèderaient une « conscience rurale » bien distincte basée sur trois éléments (7). Ils auraient tout d’abord la conviction profonde d’avoir un mode de vie différent. Les Américains ruraux attacheraient notamment une importance toute particulière aux aspects manuels d’un emploi ainsi qu’à l’idée de s’acharner au travail. 

Aussi, à leurs yeux, les citadins seraient incapables de comprendre les rudes conditions économiques des communautés rurales et les défis qui les accompagnent. Pourtant, ce sont ces mêmes citadins qui récoltent une large part des infrastructures et des services offerts par l’État. Cette dynamique créerait un sentiment d’injustice auprès des électeurs ruraux, car en dépit de tous leurs efforts, ils ne seraient pas récompensés à leur juste valeur. Leur ressentiment anti-urbain serait aussi exacerbé par l’impression que les villes ont une vision péjorative et stéréotypée des communautés rurales. Tenter de comprendre l’autre devient difficile lorsqu’on est convaincu qu’il nous considère comme un péquenaud.

Enfin, ce sentiment d’injustice s’accompagnerait d’un fort ressentiment à l’endroit des différents paliers de gouvernement. L’État, qu’il soit fédéral ou non, serait incapable de prendre des décisions adaptées à la réalité des régions rurales. Il privilégierait plutôt les citadins. La capitale fédérale est sans aucun doute le meilleur exemple de cette aversion. Washington DC ne serait pour beaucoup qu’un spectre lointain, synonyme de taxation et de réglementation (8).

La façon qu’a l’Amérique rurale de percevoir sa contrepartie urbaine, et vice-versa, est loin d’être surprenante. Tout semble les séparer d’un point de vue culturel. La proportion de citoyens détenant une arme à feu est bien plus élevée dans les communautés rurales (9). Avant le renversement du droit à l’avortement par la Cour suprême des États-Unis, les électeurs ruraux étaient moins favorables à l’avortement que leurs concitoyens (10). Autant de différences culturelles et identitaires se reflètent immanquablement sur l’affiliation politique puisque les électeurs ruraux préfèrent voter pour des politiciens qui semblent défendre leurs intérêts. En 2023, 60 % d’entre eux s’identifient comme républicains. Ils ne sont que 35 % à s’identifier auprès du Parti démocrate (11).

Un gouffre électoral

L’écart qui existe aujourd’hui entre l’affiliation politique des communautés rurales et urbaines se répercute inévitablement sur leur comportement électoral. Depuis le début du siècle, le Parti républicain a réussi à maintenir, et même à renforcer, sa domination auprès des électeurs ruraux. En 2000, le candidat présidentiel républicain, George W. Bush, récolte 56 % de leur appui. Cette proportion passe à 65 % avec la candidature de Donald Trump vingt ans plus tard (12). À l’inverse, 66 % de l’électorat urbain appuie Joe Biden en 2020 (13).

Ce gouffre électoral apparait encore plus important lorsqu’on s’attarde sur les résultats obtenus par les différents candidats présidentiels au sein des milliers de comtés américains (14). Dans les comtés où 75 % de la population ou plus est considérée comme étant rurale, les politiciens républicains ont été en mesure d’augmenter leur hégémonie entre 2012 et 2020. Près de trois électeurs sur quatre y ont voté pour Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle, une augmentation d’environ 8 % par rapport aux résultats obtenus par Mitt Romney huit ans plus tôt.

À l’inverse, les électeurs les plus urbains ne cessent de se détourner du Parti républicain durant la même période. C’est notamment parmi les comtés où 10 % des électeurs ou moins sont considérés comme étant ruraux que les démocrates enregistrent leurs meilleurs résultats. En 2020, Joe Biden y reçoit 17,48 % plus de votes que Donald Trump. Il existe donc un écart majeur entre les électeurs les plus ruraux et ceux vivant en ville. 

Cette différence ne semble pas près de se résorber et pourrait jouer un rôle déterminant lors des élections présidentielles de 2024. Que ce soit au Michigan, au Nevada ou au Wisconsin, Donald Trump possède encore une marge de manœuvre pour consolider son avance auprès des électeurs ruraux. La situation est similaire pour Joe Biden puisqu’il pourrait, de son côté, améliorer ses résultats dans les grandes villes de ces États-clés. Le candidat qui sera en mesure de mobiliser son électorat pourrait remporter les clés de la Maison-Blanche le 5 novembre prochain.

Notes

(1) United States Census Bureau, Differences between the Final 2020 Census Urban Area Criteria and the 2010 Census Urban Area Criteria, 2022.

(2) Economic Research Service, Rural Classifications : What is Rural ?, U.S. Department of Agriculture, 2024.

(3) John Cromartie, Rural America At A Glance, 2018 Edition (Economic Information Bulletin No. EIB-200), United States Department of Agriculture, 2018.

(4) Robert Wuthnow, The left behind : Decline and rage in rural America, Princeton University Press, 2018, p. 28.

(5) Alexander W. Marré, Rural Education At A Glance, 2017 Edition (Economic Information Bulletin No. EIB-171), United States Department of Agriculture, 2017.

(6) Alemayehu Bishaw et Kirby G. Posey, A Comparison of Rural and Urban America : Household Income and Poverty, United States Census Bureau, 2016.

(7) Katherine J. Cramer, The politics of resentment : Rural consciousness in Wisconsin and the rise of Scott Walker, Chicago, The University of Chicago Press, 2016.

(8) Voir Wuthnow, op. cit., p. 98.

(9) Ruth Igielnik, « Rural and urban gun owners have different experiences, views on gun policy », Pew Research Center, 2017.

(10) Kim Parker et Juliana Horowitz, « What Unites and Divides Urban, Suburban and Rural Communities », Pew Research Center, 2018, p. 30.

(11) Carroll Doherty et Jocelyn Kiley, « Changing Partisan Coalitions in a Politically Divided Nation », Pew Research Center, 2024, p. 45.

(12) Chris Stein, « Why Trump made rural Americans turn their backs on Democrats », The Guardian, 2024.

(13) Ruth Igielnik, Scott Keeter et Hannah Hartig, « Behind Biden’s 2020 Victory : An examination of the 2020 electorate, based on validated voters », Pew Research Center, 2021, p. 13.

(14) Les résultats électoraux obtenus par les différents candidats présidentiels entre 2012 et 2020 ont été collectés à l’aide du Dave Leip’s Atlas of U.S. Presidential Elections. La proportion du nombre d’habitants ruraux par comté a été calculée grâce aux données récoltées lors du recensement de 2010 effectué par le Bureau du recensement américain. L’Alaska a été exclu des calculs puisque les résultats électoraux ne sont pas compilés en fonction des comtés.

Félix Lemieux

areion24.news