Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

jeudi 26 décembre 2024

Ukraine : géostratégie d’un barrage détruit

 

Le 6 juin 2023, le barrage de Kakhovka, sur le Dniepr, explose. Ses installations de production d’électricité étaient occupées par les Russes, qui avaient promulgué en mai une loi indiquant qu’il n’y aurait pas d’enquête sur les destructions d’infrastructures en Ukraine. Conçu dans les années 1950 pour encaisser de possibles frappes américaines, il libère 18 kilomètres cubes d’eau, provoquant une crue massive qui n’est pas sans conséquences stratégiques.

Les premières d’entre elles sont de nature militaire. La plus évidente est que le barrage, qui sépare à cet endroit les forces russes des ukrainiennes, portait l’une des deux routes entre l’est et l’ouest du Dniepr, qui devient inutilisable. L’autre conséquence est d’entraver d’éventuelles actions amphibies ukrainiennes, dans un contexte alors particulier. En effet, si la phase dynamique de la contre-offensive ukrainienne est rendue publique le 8 juin 2023, elle a en réalité commencé quatre jours plus tôt, avec de premiers mouvements sur le terrain qui n’ont pas pu passer inaperçus à Moscou. Or la rive orientale du Dniepr, avant le 6 juin, est le « ventre mou » du dispositif défensif russe.

Des mines et des tranchées ont été disposées le long du fleuve – et ont depuis été emportées –, mais ce dispositif est loin de la densité défensive que l’on retrouve au nord-est, et le nombre de soldats y est inférieur. Surtout, un débarquement par le Dniepr permettrait aux forces ukrainiennes, bien dotées en embarcations et en matériel pontonnier, d’attaquer les arrières du dispositif défensif russe du sud de l’Ukraine, puis de progresser pratiquement sans entraves vers la Crimée.

La crue, puis la décrue, sont une nouvelle illustration des usages immémoriaux de l’eau comme facteur de contre-mobilité, compliquant toute action militaire. D’une part, avant l’explosion, la géographie du fleuve entre les villes de Nova Kakhovka et de Kherson est connue par l’Ukraine, notamment la structure de ses berges. Cette donnée est essentielle pour les spécialistes du génie, dont les bacs et pontons doivent pouvoir débarquer soldats et matériels de plusieurs dizaines de tonnes sur des berges stabilisées. Mais leur structure se voit bouleversée, tout comme la topographie du lit du Dniepr, dont la connaissance est nécessaire pour éviter les échouages. Concrètement, les forces ukrainiennes ne savent plus où passer et doivent faire de nouveaux relevés, ce qui prendra du temps.

Une autre conséquence d’un point de vue militaire touche aux dommages causés, qui impliquent d’évacuer les populations. Sur la rive ouest du fleuve, mais aussi le long de ses affluents, également touchés, les routes et les secours sont saturés – un aspect nuisible aux opérations. Sur la rive est, la Russie n’évacue pas et ne ravitaille que marginalement les populations, qui sont aidées notamment par des livraisons de colis d’eau et d’alimentation en provenance de l’ouest effectuées par des drones.

Des conséquences à long terme

Au terme de la décrue, vers le 20 juin 2023, une action amphibie majeure est toujours impossible. La destruction du barrage a fait gagner un temps précieux à Moscou, qui peut concentrer son dispositif entre Lobkove et Donetsk, et a peut-être enrayé un aspect majeur de la contre-offensive ukrainienne. Par ailleurs, l’espace qu’occupait le réservoir est aussi mieux protégé. Celui-ci a cédé la place à un entrelacs de bras de fleuve serpentant dans une zone marécageuse ne permettant pas d’y faire progresser des unités. L’Ukraine, pour autant, a été en mesure de faire débarquer de petits détachements à l’est du Dniepr, depuis Kherson, à partir du 23 juin. Cependant, au 19 juillet, elle n’a toujours pas engagé d’engins de combat ou une progression. De même, d’autres digues et retenues ont été détruites ou des cours de rivière entravés, notamment dans la région de Tokmak, début juin, pour ennoyer des zones par lesquelles la contre-offensive ukrainienne serait en mesure de passer.

Les conséquences stratégiques sont également autres. Il est impossible de dire précisément combien de personnes sont mortes ou d’évaluer les dommages sur les infrastructures économiques et les habitations. En revanche, la centrale nucléaire de Zaporijjia est hors de danger : elle dispose de sa propre retenue, et ses six réacteurs, qui ne dépendent qu’indirectement de cette retenue pour leur refroidissement, étaient à l’arrêt. Par ailleurs, à la perte d’une capacité de production électrique (357 mégawatts), il faut ajouter les conséquences qu’entraîne la destruction de l’énorme réservoir de Kakhovka (environ 1 850 kilomètres carrés) sur l’irrigation de l’une des régions les plus fertiles de l’Ukraine – donc sur sa production agricole. En 2021, les 31 systèmes d’irrigation approvisionnaient en eau 584 000 hectares de champs, qui produisaient 4 millions de tonnes de blé et d’oléagineux pour une valeur de 1,5 milliard de dollars.

L’explosion met également en péril l’approvisionnement en eau de la Crimée comme celui en eau potable pour nombre d’habitants. Le réservoir jouait un rôle majeur pour l’industrie halieutique ukrainienne, avec une perte estimée à 95 000 tonnes de poisson. Il faut y ajouter une catastrophe écologique, avec la mise sous eau de réserves naturelles, également polluées par les rejets liés à la crue. Si la Russie n’a pas fait usage d’une arme nucléaire tactique en Ukraine, la destruction du barrage de Kakhovka aura produit des effets similaires, encore mal évalués, en termes de destruction d’infrastructures, voire de conséquences sur la production alimentaire. 

La guerre, un barrage et la géographie du Dniepr


Laura Margueritte

Joseph Henrotin

areion24.news