Phénomène planétaire, le football s’est popularisé et mondialisé en quelques décennies avec en vitrine les joueurs et les clubs. En acquérant une puissance économique et un soft power sans égal dans le monde sportif, le football est-il devenu un élément constitutif des relations internationales ?
Dès avant la Grande Guerre, les aléas des relations internationales se télescopent déjà avec les institutions naissantes du sport en général et du ballon rond en particulier. Le football est en effet, déjà, le sport le plus populaire de la planète, le seul capable d’attirer jusqu’à 120 000 personnes pour un seul match dès les années 1910. La FIFA, fondée en 1904 à Paris par sept fédérations européennes, se retrouve très vite le lieu de débats qui vont s’avérer bien plus diplomatiques que sportifs. Les congrès d’avant-guerre regorgent de luttes internes pleines d’arrière-pensées qui renvoient aux systèmes d’alliances militaires européens mis progressivement en place depuis 1898. Le refus d’accepter les candidatures de la Bohême-Moravie (1908) et de la Croatie (1912) s’explique par celui d’éviter de reconnaitre implicitement le problème des nationalités dans l’Empire des Habsbourg alors que les fédérations autrichienne et hongroise, composantes issues du compromis de 1867 reconnues par les traités internationaux, ont été admises sans problème. L’admission des quatre fédérations britanniques en 1910, en dépit des statuts qui organisent le football dans un cadre strictement étatique, se fait au contraire au grand dam des Allemands et des Autrichiens qui considèrent non sans raison que ce dangereux précédent constitue un risque majeur pour les États multiethniques.
Mais après plus de quatre ans de guerre, le sport a changé d’âme. Il incarne désormais des valeurs guerrières et nationalistes. On en a une première preuve lors de la finale des Jeux olympiques de 1920 à Anvers où le public belge soutient, c’est une nouveauté, son équipe de façon très virulente (voire violente) contre les adversaires tchécoslovaques. On n’a encore rien vu.
L’entre-deux-guerres, avec l’avènement des dictatures en Europe, donne lieu à toutes les surenchères. Il s’agit de démontrer sur le pré, y compris (et à commencer) par la violence, la supériorité des régimes en place. Le rôle de l’Italie fasciste dans ce domaine est primordial. Le climat de violence ouverte dans les stades est largement corrélé à la violence observée dans la société italienne depuis le début des années 1920 et la montée du fascisme durant la période du squadrisme. On l’observe sur tous les terrains européens, partout où l’Italie ou ses clubs se produisent. C’est visible d’abord sur le terrain : la Squadra azzurra a un jeu basé sur la destruction physique de l’adversaire. La fameuse bataille de Florence contre l’Espagne en 1934, dirigée par un gouvernement de Front populaire, fait une quinzaine de blessés parmi les joueurs des deux équipes en deux jours. Elle préfigure l’intervention italienne dans la guerre civile espagnole deux ans plus tard. C’est également observable dans les tribunes. En 1937, la rencontre Autriche-Italie à Vienne est interrompue par l’arbitre en raison de violences commises sur le terrain, tandis qu’à la sortie du stade, de violents affrontements opposent 105 supporters triestins, venus en car assister à la rencontre, à des Viennois antifascistes. Entre crachats, insultes et saluts poings fermés, les Italiens réussissent à fuir du stade, escortés par la police en ramenant avec eux 16 blessés. La Coupe du monde 1938 en France, où l’Italie joue à Marseille, voit également de nombreuses manifestations anti-italiennes partir des tribunes où sont présents de nombreux immigrés originaires de la Botte.
Un élément constitutif des relations internationales
L’évolution est irréversible, et l’époque de la guerre froide ne fera que reprendre les habitudes prises. Mais qu’on se le dise : le football ne provoque jamais les événements, il ne fait que les suivre. La longue errance en 1956-1957 des artistes hongrois du Budapest Honvéd FC en Europe de l’Ouest et au Brésil à l’occasion d’un match de Coupe d’Europe en Espagne, suivie de la défection de plusieurs d’entre eux, n’a lieu qu’après l’écrasement de la révolution hongroise par les chars soviétiques. Pas avant. La (trop) fameuse « guerre du football » entre le Honduras et le Salvador en 1969, au terme de trois matchs dramatiques de qualification à la Coupe du monde, porte un nom très largement usurpé. Les deux voisins, en état de guerre depuis une vingtaine d’années, auraient fini par se battre tôt ou tard pour des raisons démographiques.
Même la ou plutôt les guerres de Yougoslavie, que d’aucuns disent débutées sur le terrain du Dinamo Zagreb le 13 mai 1990 un jour de match à haut risque contre les Serbes de l’Étoile rouge de Belgrade (138 blessés et 147 arrestations), ne sont même pas, en réalité, nées sur le pré. Le feu a été préalablement préparé depuis des années par les dirigeants des deux camps qui ont sciemment embrigadé les ultras de football pour en faire quasiment deux armées prêtes à l’affrontement. L’exemple tristement célèbre d’Arkan, braqueur de banques protégé par les services secrets en échange de menus assassinats d’opposants à l’étranger, est significatif. Il a été imposé par Slobodan Milošević pour unifier les groupes de supporters belgradois à des fins nationalistes et guerrières. Avant même le début officiel de la guerre, il créera l’unité des « Tigres » à partir du noyau dur des ultras de l’Étoile rouge, qui se rendra coupable des pires atrocités dans les Balkans. Il en est de même pour les ultras croates du Dinamo Zagreb ou de Hajduk Split, manipulés en amont par Franjo Tuđman.
Grandes compétitions et enjeux de puissance
Par sa médiatisation aujourd’hui totale, le football est devenu le vecteur de toutes les affirmations ou revendications de la part des États, mais aussi des entités désireuses d’indépendance. Aujourd’hui, la FIFA compte 211 membres, alors qu’il y a 197 pays membres de l’ONU. S’y faire admettre, c’est déjà exister. Le cas de la Croatie, qui a mis le pied dans la porte dès juin 1990 en organisant à Zagreb un match mémorable contre les États-Unis, est symptomatique : nous sommes pile un an avant la déclaration d’indépendance, dix-huit mois avant la reconnaissance internationale et deux ans avant l’entrée pleine et entière dans le concert des nations du football. L’exemple du Kosovo, aujourd’hui reconnu par la moitié des pays du monde mais pas par l’ONU, est le dernier en date (2016) : il est membre du CIO, de l’UEFA et de la FIFA et à ce titre est pleinement admis aux compétitions internationales. Le fait n’est pas nouveau. L’Algérie en 1958 l’avait déjà compris : l’équipe du FLN, constituée de joueurs ayant fui la France, bien que non reconnue par la FIFA, a bien œuvré à la visibilité de la cause de l’indépendance grâce à ses 83 rencontres disputées à travers le monde en quatre ans.
Corollaire du succès grandissant du football, organiser les grandes compétitions est un enjeu géopolitique majeur pour lequel les puissances désireuses d’imposer leur soft power sont prêtes à investir énormément. Les raisons sont d’abord économiques, mais pas seulement. Le fait n’est pas nouveau. Avant la création de la Coupe du monde, le tournoi de football des JO de Paris en 1924 a généré 30 % des recettes de billetterie olympique et la finale à Colombes un tiers de celles-ci ; celui d’Amsterdam quatre ans plus tard fait encore mieux : 38 %, dont la moitié pour la seule attraction uruguayenne (avec, il est vrai, une finale rejouée).
L’irruption de la télévision à partir de 1954, et plus encore lors de la Coupe du monde 1966 en Angleterre, a changé la donne en soumettant l’épreuve à une exposition inégalée jusqu’alors. Même avec des investissements exponentiels (de 360 millions d’euros en 1998 à 146 milliards en 2022), les retombées sont de plus en plus grandes, non seulement pour la FIFA, qui en reverse la majorité pour le développement du football, mais aussi pour le pays organisateur, pour peu, cerise sur le gâteau, qu’il soit vainqueur (dernier en date, la France, dont le PIB a augmenté d’un tiers entre 1997 et 1998). Le Qatar, par exemple, estime des retombées étalées sur les vingt prochaines années.
Mais le soft power des puissances qui s’y adonnent n’est pas qu’économique. L’enjeu de l’accueil d’une compétition sportive se mesure à l’aune de l’image valorisante, si possible, pour le pays organisateur, l’objectif étant de faire circuler les commentaires positifs des observateurs étrangers. Le rayonnement du pays sur la scène internationale en dépend. Pour cela, tous les moyens sont bons pour obtenir le graal, de la persuasion comme l’étonnant Chili en 1962 à l’achat de voix, en passant par la séduction insidieuse. Bien entendu, les trois biais sont utilisés par tous les candidats, à mesure de leurs capacités. Les exemples de l’Allemagne en 2006, de la Russie en 2018 et du Qatar en 2022 sont les plus médiatisés mais sont loin d’être isolés. Les inculpations de membres du Comité exécutif de la FIFA [désormais Conseil de la FIFA] pour corruption passive ne se comptent désormais plus : 16 des 22 membres du Comité exécutif qui décida d’accorder le graal au Qatar sont aujourd’hui (ou ont été, étant décédés) concernés par cette accusation…
Les prochains territoires à conquérir
Les prochaines années ne dérogeront pas à la logique mise en place depuis maintenant plus d’un siècle avec, on l’a vu, des retombées de plus en plus démesurées, notamment économiques vu les milliards en jeu. De vastes marchés demeurent vierges pour le ballon rond. Si celui de l’Amérique du Nord, après un siècle d’échecs parfois lourds, commence à s’ouvrir, ceux de l’Inde et de la Chine, qui comptent trois milliards de cibles potentielles, soit plus d’un tiers de la population mondiale, sont encore terre de mission. Les deux sélections, une fois de plus, ont été incapables de passer les poules de la dernière Coupe d’Asie des nations mais leur puissance économique semble devoir les prédestiner à l’organisation prochaine d’une Coupe du monde, synonyme inévitable de développement du football national comme le connurent les États-Unis en 1994, le Japon et la Corée du Sud en 2002, et même le Qatar en 2022. Ce dernier, malgré une élimination humiliante dès la phase de poules au Mondial, vient de remporter la Coupe d’Asie des nations sur ses terres et conserve son titre. De la même façon, l’Arabie saoudite, candidate à tout, même aux Jeux asiatiques d’hiver, voit pour le moment ses récents investissements massifs dans le football réduits à néant par le manque de culture footballistique et d’engouement du pays, mais tient plus que jamais la corde pour 2034.
Autre terre de mission pour la FIFA : le football féminin. Là encore, des sommes considérables sont en jeu. L’instance de Zurich, très en retard en la matière par rapport à toutes les autres fédérations internationales olympiques, a décidé de mettre le paquet. L’objectif est de 60 millions de pratiquantes en 2026, c’est-à-dire demain. Les subventions allouées aux fédérations nationales sont considérables, pour peu que celles-ci jouent le jeu. Un championnat structuré, la constitution d’une équipe nationale, la promotion de la pratique sont notamment exigés pour bénéficier de cette manne financière. L’entreprise est un véritable succès en Europe et en Amérique du Nord, mais nombre de fédérations, notamment en Afrique et en Asie, ne jouent pas le jeu, empochant les millions mais ne satisfaisant aux exigences de la FIFA qu’imparfaitement et du bout des lèvres.
Frédérik Legat