L’invasion russe de l’Ukraine a constitué un électrochoc géostratégique en Europe après trois décennies de dividendes de la paix, caractérisées par une contraction des dépenses militaires. Certes, les conflits et les tensions n’étaient pas absents du continent européen ou de son voisinage, mais le risque d’un conflit majeur en Europe apparaissait naguère comme une possibilité encore théorique et lointaine dans le temps et dans l’espace. Cela explique l’effroi dont les pays européens ont été saisis en février 2022. Nous en percevons aujourd’hui les premiers impacts sur les budgets.
L’évolution des dépenses militaires n’a pas suivi la trajectoire que nous aurions pu envisager il y a deux ans. Si leur augmentation commence à être visible, nous sommes encore loin de la reconstruction de l’outil de défense dans de nombreux pays. De plus, le rebond des efforts de défense ne sera-t‑il que cela ? Au – delà de la nécessaire réaction face aux risques de guerre, le changement de braquet sera-t‑il durable ?
Il est intéressant de comprendre les facteurs qui expliquent l’accroissement des dépenses militaires et les freins à cette dynamique à moyen et à long terme. Un outil de défense se construit dans la durée. Quelles sont les transformations structurelles envisageables dans les années à venir ? Quelle peut être l’articulation entre efforts nationaux et sécurité collective en Europe ? Quelle peut être (ou doit être) la place de l’Union européenne dans ce changement de braquet ?
Une indéniable accélération des dépenses militaires
L’adaptation des budgets publics prend toujours un certain temps. Même si la guerre en Ukraine a débuté il y a deux ans et demi, cet horizon de temps reste bien court au regard du rythme d’évolution des budgets. Néanmoins, l’accroissement des dépenses commence à être visible dans les statistiques de l’OTAN ou de l’Agence européenne de défense. Cette tendance reflète la nécessité d’accroître des effectifs militaires qui s’étaient nettement contractés, mais aussi et surtout de compenser un sous-investissement chronique dans les capacités militaires qui conduit à rééquiper les armées sur une grande échelle.
Il faut garder en tête qu’il existe un décalage d’environ deux ans entre un évènement et la mise en place de la politique publique permettant d’y répondre. Ainsi, l’année 2024 est importante pour percevoir si, oui ou non, l’invasion russe de l’Ukraine engendre un réel changement de politique de défense au-delà des discours. En 2022, la marge de manœuvre était limitée en cours d’année pour des raisons à la fois de budget et d’appréciation des besoins. En 2023, il était encore nécessaire de définir quels seraient les nouveaux besoins. Cette année marque le moment clé pour identifier une nouvelle direction, d’autant que, dans la défense, la mise en œuvre des décisions prend du temps, que ce soit pour le recrutement de soldats ou la livraison de matériels. Les impacts en termes de dépenses se concrétisent souvent au-delà de l’année budgétaire concernée.
Si la reprise des dépenses militaires a été amorcée timidement dès 2014, il est indéniable qu’une accélération s’est engagée depuis 2023 avec un net accroissement en 2024. En Europe, la dynamique est portée par l’Allemagne et la Pologne. Les pays d’Europe centrale et orientale ont aussi accru de manière forte leurs dépenses, mais sur une échelle moindre en valeur absolue. Si la France et le Royaume-Uni semblent être en retrait dans cette tendance à la hausse, il faut garder en tête que leurs efforts de défense étaient déjà plus importants avant la guerre en Ukraine (1) que ceux de beaucoup d’autres pays.
Il n’est donc pas surprenant que le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, ait annoncé qu’en 2024, 23 des 32 pays de l’Alliance atlantique dépasseraient le seuil de 2 % du PIB fixé en 2014 lors du sommet de Newport, au Pays de Galles. Même si certains pays restent bien en deçà, parfois de manière durable, l’évolution de leurs dépenses montrent une prise de conscience de la nécessité d’investir plus pour la défense. L’écart transatlantique des dépenses s’est d’ailleurs réduit. En 2014, les États-Unis dépensaient 2,64 fois plus que les autres pays de l’Alliance atlantique. En 2024, leur budget, pourtant en forte croissance, ne représente plus que 63,7 % des dépenses militaires au sein de l’OTAN.
Le changement est plus notable encore concernant les acquisitions de matériels. En effet, l’objectif d’y consacrer 20 % du budget de la défense semblait assez peu ambitieux. Pourtant, beaucoup de pays peinaient à l’atteindre. Les données de l’OTAN révèlent une nette inflexion dès 2020, qui tend à s’accentuer ces dernières années. Le rééquipement des armées européennes est donc bien en marche, porté en particulier par l’acquisition de matériels modernes remplaçant des parcs vieillissants.
L’une des caractéristiques de ces dépenses est la « fièvre acheteuse » dont les pays européens ont été pris depuis 2022. L’OTAN note que les achats d’équipements majeurs ont crû de 16,4 % en 2023 et devraient augmenter de 36,9 % en 2024, alors que les dépenses globales de défense connaissent une augmentation de 9,3 % et 17,9 % pour ces deux années. Le terme de « fièvre acheteuse » est employé à dessein, car ces commandes souvent importantes ne s’inscrivent pas, la plupart du temps, dans un projet de construction d’un outil de défense à long terme. Elles visent à combler des trous capacitaires faute d’avoir su au fil des ans construire des stocks, en particulier d’obus et de munitions ou de missiles de défense aérienne, et identifier des lacunes qui ont été révélées par le conflit en Ukraine, comme les drones ou les munitions rôdeuses.
Le risque est donc que le soufflé retombe aussi rapidement qu’il a gonflé. Compte tenu du délai entre les commandes et les livraisons, les dépenses d’équipement vont continuer à croître dans les prochaines années. Toutefois, le flux de commandes pourrait rapidement se tarir une fois les cibles capacitaires atteintes, conduisant à une contraction des dépenses avant la fin de la décennie. Cette probabilité élevée d’un effort intense, mais de courte durée, explique l’insistance du ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius, en faveur d’un changement structurel et non conjoncturel des budgets de défense.
Un rebond, oui, mais durable et efficace ?
Il est indéniable que les dépenses militaires croissent en Europe en réponse à un contexte international dégradé et tendu et qu’elles ont même fait un bond remarquable dans certains pays. Cependant, il est nécessaire de mettre en perspective les évolutions récentes au regard des tendances longues.
L’appel des États-Unis et de certains pays d’Europe orientale à accroître les dépenses militaires ne date pas d’hier. Il s’agit d’une antienne répétée continûment depuis le début du XXIe siècle outre – Atlantique et gravée dans le marbre en 2014 lors du sommet de Newport. Pourtant, pour la grande majorité des membres de l’OTAN, les efforts militaires ont mis un certain temps avant d’augmenter de manière significative. Et pour certains, il a fallu attendre l’entrée des troupes russes en Ukraine pour changer la donne – avec une évolution bien en deçà du changement envisagé.
L’effet de ce changement de trajectoire ne peut être efficace du point de vue militaire qu’à la condition d’être durable. S’agit-il donc réellement d’une nouvelle trajectoire ou d’un sursaut ponctuel ? La question mérite d’être posée sous deux angles. D’une part, les pays européens sont-ils capables de poursuivre l’effort ? D’autre part, le souhaitent-ils véritablement ? Car il faut le reconnaître : une grande partie des pays européens ne se sentent pas directement et immédiatement menacés, ce qui réduit significativement leur motivation à consentir des efforts plus importants pour la défense dans la durée.
Cette absence de perception d’une menace forte se combine avec des contraintes budgétaires, puisque les règles de Maastricht (déficit à 3 % du PIB, dette à 60 % du PIB) sont de nouveau obligatoires pour les États après la période de suspension décidée pendant la crise du coronavirus. La plupart des pays ayant des finances publiques très dégradées, la seule solution pour augmenter les dépenses militaires serait de réduire les autres dépenses publiques, notamment sociales… ce qui apparaît politiquement et socialement inacceptable.
Le cas de l’Allemagne est révélateur. En 2024, les dépenses militaires vont atteindre quelque 71 milliards d’euros, alors qu’elles se montaient à seulement 50 milliards en 2022. Cependant, ce surcroît d’efforts repose principalement sur les crédits provenant du Fonds spécial (2) instauré par Olaf Scholz en 2022 afin de compenser des années de déficit d’investissement dans la défense. Le problème est que 80 % des crédits sont déjà engagés et que ce fonds doit être supprimé en 2027.
De plus, ce mécanisme de financement extrabudgétaire masque la stagnation du budget ordinaire de la Bundeswehr, qui est nettement en dessous de 2 % du PIB. Ce choix de compenser le budget par des ressources extraordinaires reflète les contraintes politiques du gouvernement allemand. Il n’est pas possible d’augmenter les dépenses militaires si cela engendre un déficit public ou si cela nécessite en contrepartie de réduire les autres dépenses fédérales, déjà insuffisantes… Le respect de la règle de l’équilibre des dépenses publiques (schwarze Nulle) prime donc sur l’investissement durable dans la défense en Allemagne.
Plus largement en Europe, l’absence de menaces directes couplée à des arbitrages entre dépenses publiques joue la plupart du temps en défaveur des efforts de défense. Les hausses de dépenses sont d’ailleurs annoncées de manière conditionnelle, « si les conditions économiques le permettent ». Il est donc probable que l’Europe entre dans une période de réarmement, mais dont l’horizon ne dépasse pas la fin de la décennie. Pour le moment, nous sommes plus dans une logique de réparation de l’outil de défense que dans une course aux armements.
Cela est perceptible dans le domaine capacitaire. Si l’invasion russe a mis en évidence l’impréparation des forces européennes à répondre à une guerre majeure, les mois qui ont suivi ont aussi révélé les difficultés de la base industrielle de défense pour accroître sa production rapidement et sur une échelle bien plus grande. Ceci explique le discours du président de la République, Emmanuel Macron, dès le salon Eurosatory en juin 2022 pour le passage en « économie de guerre ».
Toutefois, nous sommes loin du compte dans ce domaine. Il y a bien une reconstruction de la base industrielle de défense en Europe, mais qui s’apparente aujourd’hui plus à une mise à niveau qu’à la préparation d’une industrie capable de faire face à un conflit majeur, contrairement à la dynamique des années 1980. Les décisions prises depuis deux ans reflètent la volonté de compenser, ici aussi, un sous – investissement afin de disposer d’un outil industriel plus adapté et agile.
Ainsi, Rheinmetall a conclu en 2023 avec la Bundeswehr un accord – cadre d’une valeur globale de 1,2 milliard d’euros d’ici à 2029 ouvrant la voie à un investissement de 300 millions d’euros pour accroître les capacités de production à Unterlüß. Pour sa part, le Royaume – Uni a signé un accord – cadre Next Generation Munitions Solution de 2,4 milliards sur 15 ans avec BAE Systems, qui permettra d’augmenter la capacité de production d’obus et de cartouches. Même des pays plus petits s’engagent dans ces contrats pluriannuels, à l’exemple de la Belgique qui négocie un contrat d’une valeur de 1,7 milliard d’euros avec FN Herstal afin d’ouvrir de nouvelles lignes de production.
Pour autant, le concept d’économie de guerre apparaît assez abusif aujourd’hui, car rien ne garantit que ces commandes seront renouvelées une fois les stocks de munitions reconstitués. D’ailleurs, le paradoxe de l’accroissement récent des dépenses militaires en Europe est que l’essentiel des nouvelles commandes d’armement ont été passées auprès de fournisseurs en dehors de l’Union européenne. Selon l’IRIS (3), elles représentent 80 % des commandes additionnelles en 2022-2023, dont plus des deux tiers auprès d’entreprises américaines. Ces commandes montrent notamment que l’augmentation des dépenses répond surtout à une préoccupation de court terme afin de rééquiper les armées plutôt qu’à un changement de braquet dans les efforts de défense.
Or un outil de défense se construit sur des années, voire des décennies. Comme le soulignait déjà l’amiral Édouard Guillaud, alors chef d’état – major des armées, « un outil de défense ne peut se concevoir simplement comme un potentiel en devenir : il est ou il n’est pas à un instant donné. Dès lors, le pouvoir politique, le chef des armées, le gouvernement peuvent, ou non, l’engager (4) ». Le pire ennemi d’une défense efficace est la volatilité des choix et des décisions de la part des décideurs publics. Un rebond des dépenses, même important, n’est qu’une maigre compensation qui ne saurait pallier l’absence d’effort constant et cohérent à moyen et long terme.
Union européenne : un rôle à jouer pour l’efficacité de la dépense
Le débat sur les efforts militaires tend à se focaliser sur le niveau des dépenses, analysées en montants absolus ou en part du PIB, comme un indicateur de la détermination d’un pays à assurer sa sécurité internationale et à contribuer à la sécurité collective. Pourtant, cette donnée n’est pas un indicateur suffisant pour d’évaluer l’efficacité de cet effort. Au bout du compte, la capacité à dissuader un adversaire ou, en cas d’échec, à le contrer est le véritable indicateur de la pertinence de la dépense de défense.
En Europe, l’enjeu n’est pas seulement d’accroître les dépenses militaires, mais aussi d’en améliorer l’efficacité. En effet, l’impact des efforts de défense n’est pas linéaire en fonction des montants dépensés. L’efficacité de la dépense est liée à des effets de seuil associés à des économies d’échelle et à des synergies qui accroissent le rendement de la dépense.
Un accroissement rapide et important, mais non coordonné, des dépenses militaires peut donner l’illusion d’un meilleur niveau de défense sans nécessairement produire les effets attendus. Le rebond récent des dépenses militaires peut s’avérer trompeur s’il ne s’inscrit pas dans la durée et si ces budgets ne sont pas coordonnés. Cela est particulièrement vrai en Europe compte tenu de la dispersion des efforts entre de multiples pays. En réalité, le tout est moins que la somme des parties, ce qui pose un problème quand nous souhaitons comparer les dépenses militaires en Europe avec celle d’un adversaire extérieur. Nous pouvons même parler de déséconomies d’échelle.
Le vrai défi des pays européens est d’éviter une dispersion et un manque de cohérence dans les dépenses militaires ; ce qui pose donc la question de la mutualisation des efforts afin d’augmenter l’efficacité de la dépense. L’important n’est pas tant le niveau d’effort que le rendement de ce dernier pour atteindre l’effet militaire recherché. De plus, agir de manière dispersée ne rend pas très crédible l’outil de défense et réduit la capacité de dissuasion envers des adversaires potentiels.
Or les pays européens font face à un double paradoxe. Quand les budgets étaient faibles, l’appétence pour la coopération s’est réduite, comme le montrent les statistiques de l’Agence européenne de défense, alors que la raréfaction des moyens aurait dû inciter les pays à mettre en commun leurs ressources. Quand les budgets sont repartis à la hausse, le réflexe des États semble avoir été de renationaliser leurs efforts de défense ; ils ont ainsi perdu une occasion de maximiser l’efficacité de ces nouvelles ressources par une action conjointe. Ainsi, quelle que soit la tendance budgétaire, tout semble aller à l’encontre de la coopération qui devrait, pourtant, être un réflexe rationnel compte tenu de la dispersion des dépenses militaires en Europe.
Certes, il existe ce que Tomas Valasek (5) avait appelé des « îlots de coopération ». Si elles sont insuffisantes pour améliorer significativement l’impact global des dépenses militaires, ces coopérations ont démontré leur capacité à accroître le retour sur investissement des dépenses associées. La coopération dans l’armement terrestre entre la France et la Belgique (programme CaMo) montre la voie, tout comme la coopération similaire entre les Pays-Bas et l’Allemagne ou la coopération navale entre la Belgique et les Pays-Bas depuis de nombreuses années. Ces îlots de coopération restent toutefois trop rares et insuffisamment portés par une dynamique de sécurité collective en Europe.
Cela pose la question du rôle que peut ou que doit jouer l’Union européenne afin de permettre aux Européens de surmonter la dispersion de leurs dépenses militaires. La mise en œuvre du Fonds européen de défense et d’autres instruments (Action de soutien à la production de munitions – ASAP, Renforcement de l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes – EDIRPA) se fonde sur des incitations financières en faveur de la mutualisation des efforts et sur des règles de coopération qui devraient améliorer l’efficacité de la dépense en permettant d’éviter des duplications inutiles, au travers de projets concurrents, et de dégager des économies d’échelle, au travers de programmes communs.
Cette évolution institutionnelle apparaît bien plus importante que l’accroissement des budgets à long terme. Sans rationalisation, le risque est grand de saupoudrer les dépenses et de ne pas atteindre la masse critique qui permettrait d’optimiser l’emploi de ces budgets. L’adoption cette année de la Stratégie industrielle de défense européenne (EDIS) ouvre la voie à une approche globale qui devrait permettre de tirer le meilleur parti des nouveaux instruments mis en place depuis 2016 afin d’inciter les pays européens à mutualiser leurs efforts. Cette démarche est importante, car, dans le cas contraire, le surcroît de dépenses pourrait s’avérer être un coup d’épée dans l’eau.
Notes
(1) Florian Dorn, Niklas Potrafke et Marcel Schlepper, « European defence spending in 2024 and beyond : How to provide security in an economically challenging environment », EconPol Policy Report vol. 8, no 45, Ifo Institute, Munich, janvier 2024.
(2) Renaud Bellais, « Sondervermögen, l’arme secrète de l’Allemagne pour renforcer sa défense », Défense & Sécurité Internationale, no 162, novembre-décembre 2022, p. 24-26.
(3) Jean-Pierre Maulny, « The impact of the war in Ukraine on the European defence market », IRIS, Paris, septembre 2023.
(4) Audition devant la commission de la Défense nationale et des Forces armées, Assemblée nationale, Paris, 5 octobre 2011.
(5) Tomas Valasek, « Surviving austerity : The case for a new approach to EU military collaboration », Centre for European Reform, Londres, avril 2011.
Renaud Bellais