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jeudi 10 octobre 2024

Stratégies et dilemmes de la sécurité alimentaire en Égypte

 

De la réforme agraire sous Gamal Abdel Nasser (1954-1970) au lancement du projet « New Delta » en 2021, en passant par la libéralisation des prix agricoles et du foncier dans les années 1990, les politiques agricoles égyptiennes sont au cœur d’un faisceau de facteurs et d’acteurs dont les intérêts et les capacités à agir sont inégales. Ce système d’acteurs – État, coopératives agricoles, paysans, entreprises nationales et multinationales, boulangeries gouvernementales, Fonds monétaire international (FMI), banques de développement, ONG – se recompose au gré des crises économiques, de la géopolitique mondiale, des pressions des institutions internationales et des idéologies politico-économiques dominantes.

La sécurité alimentaire de la population compte parmi les impératifs les plus urgents et politisés du gouvernement. L’approvisionnement en pain des 105,69 millions d’Égyptiens estimés par les autorités en 2023 est un sujet sensible et incarne même un véritable risque politique, notamment depuis les « émeutes du pain » de janvier 1977, qui avaient poussé le président Anouar el-Sadate (1970-1981) à retirer une réforme des subventions alimentaires.

Un défi permanent

Plus de trente ans après, la forte hausse des matières premières à l’échelle mondiale en 2007-2008 a provoqué de nouvelles manifestations de la faim en Égypte et engendré un mouvement de contestation dans de nombreux pays dits du Sud. Le rôle des revendications alimentaires dans les soulèvements de 2011 a été beaucoup débattu, et le pain apparaît comme symbole de la révolution de la place Tahrir contre le régime de Hosni ­Moubarak (1980-2011), et plus largement, des révolutions arabes. Les répercussions de la Covid-19 en 2020-2021, la guerre en Ukraine depuis février 2022 ainsi que les impacts du changement climatique à différentes échelles ne cessent de rappeler aux autorités égyptiennes que l’approvisionnement alimentaire et sa sécurisation ne doivent jamais être tenus pour acquis.

Dans le contexte actuel de crises multiples et de menaces croissantes sur ses ressources environnementales, l’Égypte a fait de la sécurité alimentaire et de la sécurité hydrique une double priorité politique : 80 % des ressources en eau du pays sont en effet utilisées pour l’agriculture. Alors que le Nil fournit toujours la majorité des besoins, l’achèvement du Grand Barrage de la Renaissance en Éthiopie est au centre de vives tensions géopolitiques. Cette infrastructure située en amont du fleuve est considérée par Le Caire comme une menace de premier ordre pour l’approvisionnement en eau et la stabilité du pays à moyen et long termes.

Par ailleurs, les impacts du changement climatique, combinant augmentation des températures et montée du niveau marin, placent le delta du Nil parmi les « points chauds » de la planète. Cette région demeure le principal espace de production agricole du pays et regroupe environ 60 % de la population. Alors qu’il est déjà sous forte pression de la croissance urbaine depuis le milieu du XXe siècle, le delta est menacé par la salinisation des sols et des nappes : 30 % des exploitations égyptiennes seraient affectées par les intrusions d’eau de mer à l’origine de pertes de terres fertiles. Ces menaces sur les sols historiquement mis en valeur sont instrumentalisées par le pouvoir pour justifier la conquête de territoires désertiques et poursuivre l’ambitieux programme étatique de bonification du désert lancé dès le tournant des années 1960 et accéléré avec la libéralisation de l’agriculture depuis les années 1990 (1).

Dépendance aux importations 

La dépendance de l’Égypte vis-à-vis des importations de céréales, installée dans les années 1960, s’est considérablement accrue dans les années 1980, avant de se réduire, puis d’augmenter de nouveau depuis 2005. Le taux d’autosuffisance de l’Égypte en blé était ainsi de 60 % en 1960, 36 % en 1965, 23 % en 1985, 56 % en 2005, se stabilisant autour de 50 % pendant les années 2010. Au cours de l’année fiscale 2023-2024, 11,5 millions de tonnes de blé devraient être importées par la république arabe, la plaçant au deuxième rang derrière la Chine, et devant l’Indonésie et la Turquie.

La relation du pouvoir égyptien aux grands exportateurs de céréales, d’une part, et aux acteurs locaux de la production, d’autre part, s’impose comme un élément de compréhension des politiques agricoles et relève, plus largement, de l’économie politique du pays et de ses évolutions depuis les années 1950. En juillet 1954, la loi publique américaine PL-480, souvent désignée par l’expression « Food for Peace Act », est votée : elle marque le début de la dépendance croissante de l’Égypte vis-à-vis des importations de blé. Le pays en bénéficie en tant que non-aligné en période de guerre froide. Cette aide américaine est réduite en 1965 à la suite du rapprochement de Gamal Abdel Nasser avec l’Union soviétique, avant d’être stoppée en juin 1967 quand éclate la guerre contre Israël. Elle reprend dans les années 1970, notamment après la défaite américaine au Vietnam en 1975. L’Égypte devient alors le plus gros bénéficiaire des livraisons alimentaires américaines, recevant cinq fois plus que tout autre pays.

À partir des années 2000 et à la suite du démantèlement de l’URSS, la Russie et l’Ukraine, aux terres noires fertiles (tchernoziom), s’imposent progressivement comme des compétiteurs majeurs parmi les exportateurs de céréales, la Russie devenant le premier vendeur mondial de blé. Alors que cette dernière assurait seulement 1 % des exportations globales en 2001, elle représentait 26,4 % de celles-ci en 2018 et 15 % en 2021. Au cours de cette même année, l’Ukraine assurait quant à elle 51 % des importations égyptiennes de blé et 41 % de celles de maïs.

L’Égypte a cherché à diversifier ses sources d’importations en raison de la guerre et à réduire sa vulnérabilité vis-à-vis des approvisionnements en provenance de la mer Noire, mais elle reste fortement dépendante du blé russe, qui représentait 6,65 millions de tonnes pour la période de janvier à septembre 2023, soit six fois plus que le blé ukrainien (1,11 million de tonnes) et loin devant le roumain (332 000 tonnes). Sur cette même période, les exportations venant de Russie se sont accrues de 30 % par rapport à 2022, l’Égypte aspirant à devenir un hub de redistribution du blé russe en direction de l’Afrique. La priorité pour Le Caire reste toutefois l’approvisionnement quotidien de sa population, dont le pain demeure la base de l’alimentation. En témoigne le terme utilisé en arabe dialectal égyptien pour le désigner : « aish », « la vie ».

Les défis de l’approvisionnement en blé local

Alors que l’inflation (40 % en août 2023, selon le taux officiel) rend de nombreux produits alimentaires, notamment la viande, difficiles d’accès, le pain revêt une dimension vitale. Face aux incertitudes internationales et à l’instabilité des marchés, l’accroissement de la production nationale de blé est devenu un leitmotiv pour le pouvoir. L’Égypte cherche à accroître son autosuffisance et à diversifier les mesures en faveur de l’approvisionnement local en blé. Sur les quelque 20 millions de tonnes de blé consommées dans le pays par an, environ 12 millions sont importées et les 8 millions restantes sont fournies par les producteurs locaux, qui vendent au secteur privé et pour partie au gouvernement. Le terme générique de « producteurs locaux » regroupe à la fois des milliers de petits paysans, qui disposent de quelques ares dans le delta ou sur les rives du Nil et qui produisent pour le marché et pour leur autoconsommation, et une poignée de grandes entreprises en partie financées par des capitaux étrangers et produisant sur de vastes superficies irriguées sous pivot au sein des espaces désertiques.

Le gouvernement se targue même d’atteindre le chiffre ambitieux de 65 % d’autosuffisance en blé. Si cette perspective semble difficile à réaliser, les autorités ont pris une série de mesures concrètes pour augmenter les livraisons de blé local dans les silos gouvernementaux. Lors de la récolte 2022, un décret a été publié interdisant le transport de blé sans autorisation préalable, cela afin de réduire les ventes au secteur privé, et imposant une obligation de vente par les producteurs de 60 % de leur récolte (par unité de surface) au gouvernement. Si les pratiques de contournement ont été nombreuses pour continuer à vendre à un meilleur prix aux commerçants privés, cette décision met en avant le caractère stratégique et prioritaire de la sécurisation des stocks de blé pour le pays. Les achats gouvernementaux sont notamment consacrés au programme de pain subventionné, qui représente environ la moitié de la consommation du blé en Égypte et dont bénéficient plus des deux tiers de la population.

Dans le contexte d’inflation forte, les paysans égyptiens, déjà touchés par plusieurs décennies de désengagement de l’État, se retrouvent en difficulté, expliquant pour certains qu’il leur est plus rentable d’utiliser leur récolte de blé pour nourrir le bétail (seulement quelques têtes pour la majorité d’entre eux), plutôt qu’acheter du maïs devenu trop coûteux. Pour répondre aux revendications des producteurs locaux, le gouvernement a dû augmenter à plusieurs reprises son prix d’achat du blé. Pour la saison 2023 (d’avril à fin août), environ 3,8 millions de tonnes de blé ont ainsi été achetées par le gouvernement au prix fixé de 1 500 livres égyptiennes pour 150 kilogrammes (environ 45 euros au taux de novembre 2023), augmentant le prix de 50 % par rapport à la saison précédente (1 000 livres) sans toutefois être en mesure de suivre le rythme de l’inflation.

La chaîne de valeur ne s’arrête évidemment pas à la production ni à l’achat de la céréale, et les défis pour l’Égypte sont nombreux à chacune des étapes suivantes : stockage, transformation, distribution, consommation. Environ 4,4 millions de tonnes de blé (soit 20,6 % de l’offre totale de blé provenant de la production nationale et des importations en 2017-1018) sont perdues ou gaspillées tout au long de la chaîne de valeur de la céréale en Égypte (2). C’est notamment le stockage qui a concentré l’attention des pouvoirs publics avec le lancement, en 2014, d’un projet national de construction de 50 silos à travers les 27 gouvernorats du pays. Quinze ont ainsi été construits en 2016-2017 par l’entreprise égyptienne Arab Contractors, acteur indissociable des grands projets étatiques depuis la période Anouar el-Sadate. Ce projet de silos est soutenu par les fonds souverains de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, ainsi que par l’engagement de divers bailleurs de fonds internationaux. La Commission européenne et l’Agence française de développement (AFD) ont débloqué au printemps 2023 une facilité de 60 millions d’euros afin d’accroître la capacité de stockage des céréales. Destinés au blé en priorité (mais potentiellement à d’autres grains), les silos permettront une augmentation de 12 % de la capacité actuelle de stockage de blé de l’Égypte, soit environ 420 000 tonnes. L’objectif est d’assurer de bonnes conditions de stockage sur une période de dix-huit mois, réduisant les pertes jusque-là trop nombreuses liées aux intempéries et aux attaques de parasites et de nuisibles.

L’étape du stockage joue en effet un rôle clé pour permettre au pays d’améliorer la gestion de ses approvisionnements et d’ajuster ses réponses aux besoins locaux comme aux chocs externes, cela alors que les rendements en blé pourraient baisser de 10 à 20 % d’ici à 2060 en raison du changement climatique en Afrique du Nord. Plus largement, la sécurité alimentaire égyptienne doit reposer sur une diversité de stratégies et jouer sur différents tableaux : encourager la production locale ; sécuriser les importations auprès de pays fournisseurs considérés comme fiables et capables de fournir aux prix les plus compétitifs (quitte à revoir ou « passer outre » certaines considérations géopolitiques) ; mais aussi réfléchir à des partenariats productifs à l’international, à l’instar de projets d’investissements égyptiens en Afrique subsaharienne (Gabon, République démocratique du Congo, par exemple), qui restent toutefois incertains.

Le pain, objet politique

Pour comprendre la chaîne de valeur du blé et le rôle du pain en Égypte, la place des subventions alimentaires et les défis de leur réforme sont un sujet incontournable. Les subventions à la consommation, issues du système de rationnement de la période de la Seconde Guerre mondiale, ont été renforcées et systématisées, des années 1950 aux années 1970, sous les présidences de Gamal Abdel Nasser puis d’Anouar el-Sadate. Dans le contexte de négociations avec le FMI en janvier 1977, l’annonce de coupes dans les subventions entraîne des manifestations massives et oblige Anouar el-Sadate à renoncer à sa réforme dès le lendemain. Les subventions alimentaires vont par la suite se maintenir et peser un poids important dans le budget national au fur et à mesure que la population s’accroît, mais aussi au gré de l’évolution des marchés internationaux et des aides extérieures. Le pain subventionné, dont bénéficient environ 70 millions d’Égyptiens, représente près de 3 milliards de dollars et plus de 2,5 % du budget national. Ce programme de subvention du pain a atteint, ces dernières années, jusqu’à 60 % du montant global des subventions à l’alimentation.

L’élection à la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi en mai 2014, ainsi que le prêt du FMI accordé en 2016 et conditionné à des mesures de restriction budgétaire et de changement économique, précipitent la réforme des subventions. À la suite de la révolution de 2011 puis de l’éviction de Mohamed Morsi (1951-2019) en juillet 2013 après un an à la tête de l’État, la « reprise en main » du pays par Abdel Fattah al-Sissi et la recherche par tous les moyens de stabilité sociale et politique imposent une rhétorique et une mise en scène politiques singulières de cette réforme (3). Selon les propos du maréchal-président, elle viendrait « remettre en marche le train du développement de l’État qui s’est arrêté quarante ans plus tôt », à savoir lors des premières tentatives avortées de réformes. Progressivement, la nécessité de restructuration fait son chemin dans la société égyptienne, mais elle n’en demeure pas moins complexe à mener dans le cas des produits alimentaires alors que les niveaux de pauvreté s’accroissent en Égypte, notamment dans le sud.

Si les subventions à l’énergie sont ciblées en priorité et touchées par des coupures drastiques, la réforme du programme de subventions alimentaires est donc conduite de façon plus mesurée en raison de sa dimension sensible et potentiellement explosive. Pour l’année fiscale 2023-2024, une baisse de 12 % est prévue avec 4,1 milliards de dollars alloués aux subventions alimentaires, contre une enveloppe précédente de 4,7 milliards. Depuis 2014, les produits subventionnés, à l’exception du pain, sont accessibles dans le cadre d’un nouveau système de « smart card ». Celle-ci, caractérisée par une allocation mensuelle de 50 livres (1,50 euro) par personne, permet au bénéficiaire d’acheter des denrées parmi une liste d’environ 32 produits dans des magasins participant au programme. Ce nouveau principe de transfert monétaire rompt ainsi avec le système précédent qui autorisait uniquement l’achat de trois denrées de base à bas prix : l’huile, le riz et le sucre. De nombreuses voix ont cependant dénoncé l’inefficacité de ce nouveau système et pointé du doigt les multiples ruptures de stock empêchant l’achat effectif des produits présents sur la liste, dans un contexte de tensions généralisées sur les denrées alimentaires, de manque de devises étrangères et de difficultés financières majeures de l’État – par exemple, la dette extérieure est estimée à 150 milliards d’euros.

Alors que les prix de nombreux produits subventionnés augmentent, le pain « baladi » (« local », en arabe) semble toujours intouchable. Pour combien de temps ? Annoncée en 2021 par Abdel Fattah al-Sissi comme une mesure devenue elle aussi incontournable, l’augmentation du prix du pain subventionné n’a finalement pas été mise en œuvre en raison des répercussions de la guerre russo-ukrainienne (et alors que des effets de celle de Gaza sont à attendre), de l’augmentation rapide du coût de la vie et de la dévaluation de la livre égyptienne qui vient renchérir les produits importés. Le pain demeure donc vendu cinq piastres l’unité, chaque bénéficiaire individuel ayant droit à cinq miches par jour. Des mécanismes plus « subtils » ont toutefois été mis en œuvre pour parvenir à réduire, malgré tout, le poids budgétaire du pain subventionné. Parmi les leviers actionnés par le gouvernement, le poids du pain a été revu à la baisse en août 2020 : chaque miche pèse désormais 90 grammes, contre 110 auparavant.

Or les bénéfices budgétaires de ce type de mesures demeurent limités, et il faut rappeler combien la capacité de l’Égypte de maintenir ce système coûteux de subventions doit aussi s’analyser à l’aune du soutien financier décisif des monarchies de la péninsule Arabique. Elles rivalisent d’influence face aux perspectives de contrats et de partenariats économiques avec ce poids lourd démographique et pivot de la région Afrique du Nord/Moyen-Orient. n

Notes

(1) Delphine Acloque, « Le front pionnier agro-désertique égyptien, par-delà rural et ruralité ? », in EchoGéo, no 54, 2020.

(2) Yigezu A. Yigezu et al., « Food Losses and Wastage along the Wheat Value Chain in Egypt and Their Implications on Food and Energy Security, Natural Resources, and the Environment », in Sustainability, vol. 13, no 18, 2021.

(3) Marie Vannetzel, « Visées allogènes et endogènes de la réforme des subventions à la consommation en Égypte », in Égypte/Monde arabe, no 20, 2019, p. 127-155.

Delphine Acloque

areion24.news