Depuis un an, les incidents se multiplient entre les garde-côtes chinois et philippins autour de plusieurs atolls situés dans la zone économique spéciale des Philippines mais revendiqués par Pékin. Manille a resserré les liens stratégiques avec les États-Unis, le Japon et l’Australie pour tenter de faire contrepoids face à une tactique chinoise de harcèlement continu destinée à épuiser l’adversaire. Si Donald Trump l’emporte lors des élections américaines de novembre prochain, une incertitude majeure pèsera sur la solidité du front patiemment construit par le gouvernement philippin.
Les Philippines sont clairement la première cible des autorités chinoises dans leur offensive en mer de Chine du Sud. Tout d’abord parce que l’archipel des Spratleys, qui est avec celui des Paracels l’une des deux cibles majeures de Pékin, se situe pour une bonne part à l’intérieur de la zone économique spéciale des Philippines. Ensuite parce que le gouvernement philippin avait eu l’audace de demander un arbitrage international sur la validité des prétentions de souveraineté de la Chine et avait obtenu en juillet 2016 un jugement entièrement favorable aux thèses de Manille. Le Tribunal avait en particulier considéré que la « ligne à neuf traits » couvrant l’ensemble de la mer de Chine du Sud, qui constitue le fondement principal des revendications chinoises, n’avait aucune valeur juridique au regard du droit international et en particulier de la Convention internationale sur le droit de la mer dont la Chine et les Philippines sont signataires. Pékin a rejeté les conclusions du tribunal et poursuit inlassablement une politique de conquête rampante des archipels situés en mer de Chine du Sud.
Des incidents multiples
Associated Press a recensé onze principaux incidents entre les garde-côtes ou flottilles de pêche chinois et les pêcheurs, garde-côtes ou navires de ravitaillement philippins entre septembre 2023 et juin 2024. Ces incidents ont pris différentes formes : opérations d’éperonnage, tirs de canons à eau de forte puissance, lasers aveuglants, courses poursuite, raccompagnements forcés, blocages d’accès. Les navires philippins ont été parfois sérieusement endommagés et on compte un certain nombre de blessés parmi les marins philippins. L’activité des garde-côtes et des milices de pêche chinoises s’est déployée principalement autour de Scarborough Shoal et de Second Thomas Shoal qui sont des ilots ou des rochers situés dans l’archipel des Spratleys ou un peu plus au Nord dans le cas de Scarborough Shoal.
Les Philippines disposent près de Second Thomas Shoal d’une épave appelée BRP Sierra Madre, volontairement échouée par la marine philippine en 1999, et qui sert depuis d’avant-poste. Le détachement de marines philippins résidant par roulement sur cette épave doit être régulièrement ravitaillé et des tentatives ont été faites pour consolider l’épave qui se détériore dangereusement. Les garde-côtes chinois s’emploient très activement à bloquer les actions de ravitaillement ou de consolidation pour obtenir le départ définitif du contingent philippin.
Le 24 juillet dernier, Manille et Pékin parviennent à un accord provisoire permettant à la marine philippine d’approvisionner le BRP Sierra Madre. Mais deux nouveaux incidents sérieux interviennent le 19 et le 31 août, cette fois-ci à proximité de Sabina Shoal, un atoll proche de l’île de Palawan. Le 31 août, un garde-côte philippin stationné près de l’atoll est éperonné à trois reprises par un garde-côte chinois, provoquant un trou d’un mètre de diamètre dans la coque du navire philippin, qui est ensuite encerclé par une dizaine de navires chinois.
La marine philippine signalait le 24 septembre dernier la présence record durant la semaine antérieure de 251 navires chinois en mer des Philippines occidentales, comme l’appelle le gouvernement de Manille. Ces navires incluent 28 garde-côte, 14 navires de guerre, 214 bateaux de pêche faisant partie de la « milice maritime » chinoise et 3 navires d’observation. Le rapport de force avec la marine philippine est particulièrement déséquilibré. Cette dernière ne dispose que de 24 garde-côtes (contre plus de 150 côté chinois) et n’a aucune milice maritime, ses bateaux de pêche étant la propriété de vrais pêcheurs.
Une diplomatie très active d’alliances stratégiques
Depuis l’arrivée au pouvoir de Ferdinand Marcos Junior en juin 2022, les Philippines ont renoué des liens étroits avec les États-Unis, après les errements de Rodrigo Dutertre qui s’était rapproché de la Chine et n’avait pas hésité à qualifier Barak Obama de « fils de pute » en 2016 lorsque le président américain exprimait des doutes sur la campagne ultra-violente qu’il avait décidé de mener contre le trafic de drogue.
Un accord est signé en février 2023 entre les deux pays pour ajouter quatre nouvelles bases aériennes parmi celles accessibles à l’armée américaine, dont une au Nord face à Taïwan. Les armées des deux pays mènent des exercices conjoints annuels intitulés Balikatan qui ont pris récemment de l’ampleur. La campagne d’exercice de 2024 a duré trois semaines. Elle associait aux forces philippines et américaines des contingents australiens et français. À l’occasion de cet exercice conjoint, un système de missiles Thyphon d’une portée de 1 600 kilomètres (pouvant atteindre les côtes chinoises) a été stationné au nord des Philippines et n’a pas été retiré depuis en dépit des protestations vigoureuses de Pékin.
L’implication des États-Unis en cas de conflit ouvert en mer de Chine du Sud a été rappelée par le département d’État américain 19 août dernier, lors du premier incident autour de Sabina Shoal. Le communiqué de Washington soulignait que l’article IV de l’accord mutuel de défense avec les Philippines (signé en 1951) inclut les attaques contre les garde-côtes Philippins dans toute la mer de Chine du Sud.
Manille a d’autre part signé avec Tokyo le 8 juillet dernier un accord de défense prévoyant le déploiement réciproque des forces armées japonaises et philippines sur le territoire de l’autre partie pour des exercices militaires conjoints. Un accord qui fait suite au sommet tripartite entre les dirigeants des États-Unis, du Japon et des Philippines à Washington en avril dernier. Le communiqué conjoint publié à l’issue de ce sommet souligne l’engagement des trois pays pour « la liberté de navigation et de survol ainsi que le respect des droits souverains des États à l’intérieur de leurs zones économiques spéciales ». Il condamne les « activités dangereuses et coercitives des gardes côtes et des milices maritimes chinoises en mer de Chine du Sud, et en particulier les tentatives pour bloquer les lignes d’approvisionnement vers le Second Thomas Shoal ». Le même communiqué annonce des exercices militaires réguliers entre les forces maritimes des trois pays. Le Japon est le principal fournisseur des Philippines en matière de garde-côtes. Avec la vente de cinq navires supplémentaires annoncée en mai dernier, la flotte de garde-côtes philippins en comportera 17 d’origine japonaise.
La coopération entre les Philippines, les États-Unis et le Japon s’étend également à l’Australie. Les accords de défense entre Canberra et Manille remontent à un Memorandum of Understanding (MOU) signé en 1995, puis un accord de déploiement réciproque des troupes en 2012, et un accord de coopération renforcée signé en 2019, qui porte notamment sur la sécurité maritime et le contre-terrorisme. Les exercices militaires conjoints entre les deux pays sont réguliers (le dernier remonte à juillet 2024) et on s’oriente vers des exercices quadripartites avec les États-Unis et le Japon. Une première réunion de coordination quadripartite s’est tenue à Hawaï en mai dernier.
La crédibilité du déploiement d’activité militaro-diplomatique philippin repose essentiellement sur l’engagement américain. Ferdinand Marcos Jr s’est exprimé en juin dernier lors du Shangri-la Dialogue Forum à Singapour sur les incidents en mer de Chine du Sud pour souligner que « si, par un acte volontaire, un Philippin, pas seulement un membres des forces armées mais aussi un simple citoyen philippin, était tué, nous serions très, très proches de ce que nous définissons comme un acte de guerre et nous réagirions en conséquence ». Une déclaration qui met en jeu implicitement les garanties contenues dans l’article IV de l’accord de défense mutuelle avec les États-Unis. La question qui se pose est donc de savoir à partir de quand les Américains considèreront que les actions chinoises de harcèlement constituent des actes de guerre justifiant l’engagement direct de l’armée des États-Unis.
La réponse à cette question dépendra du prochain président américain. Kamala Harris a effectué une visite officielle aux Philippines en novembre 2022. Elle s’était exprimée à cette occasion pour rappeler l’engagement indéfectible de Washington à l’égard de l’accord de défense mutuelle, et son action devrait s’inscrire dans la continuité des positions prises par Joe Biden.
Donald Trump avait maintenu lors de sa présidence une politique de fermeté vis-à-vis des offensives chinoises en mer de Chine du Sud. Mais les deux caractéristiques de l’action internationale de Trump ont été l’imprévisibilité et l’approche transactionnelle. Un « deal » avec Xi Jinping, qu’il considère comme « un type brillant », ne peut être exclu. Parmi les nombreuses incertitudes que soulèverait une nouvelle présidence de Donald Trump figure donc en première place l’équilibre des forces en mer de Chine du Sud et l’avenir de la résistance philippine face au géant chinois.
Hubert Testard