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mardi 1 octobre 2024

« L’axe de la résistance » : quels acteurs et quelles capacités ?

 

Depuis le déclenchement de son opération « Déluge d’Al-Aqsa » le 7 octobre 2023, le Hamas a certes ramené la question palestinienne au cœur des affaires internationales, mais il a aussi donné une visibilité sans précédent à toute une série de phénomènes miliciens collectivement étiquetés comme « l’axe de la résistance » aligné sur l’Iran. De quels acteurs s’agit-il et quel est leur poids militaire respectif ?

Si la révolution iranienne de 1979 a initié une politique d’exportation des thèses révolutionnaires de l’ayatollah Khomeyni aux quatre coins du monde (surtout musulman et surtout chiite), elle a aussi marqué le début de l’isolement diplomatique et des sanctions économiques qui ont torpillé la république islamique jusqu’à nos jours. L’agression militaire de Saddam Hussein (guerre Iran-Irak de 1980-1988) a, quant à elle, traumatisé la société iranienne et consolidé le complexe obsidional de la forteresse perse assiégée. Voilà deux facteurs majeurs qui ont poussé le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) à se tourner vers le choix stratégique de la guerre par procuration, consistant à investir dans des leviers externes de dissuasion et à maintenir les conflits à distance des frontières de la nation.

Si les premières initiatives d’encadrement milicien (au Liban) et de rapprochement politique (avec la Syrie) contre Israël ont surtout pris corps dans les années 1980 et 1990, les ramifications de la campagne américaine contre le terrorisme (2001) ont facilité le développement et/ou l’alignement d’autres proxies en Irak, dans les territoires palestiniens et au Yémen au cours des années 2000 et 2010. C’est dans le contexte de ces deux dernières décennies que ces différents acteurs ont progressivement été évoqués comme formant un « axe de la résistance » (mihwar al-muqawama), en pied-de-nez au fameux « axe du mal » (Iran, Irak et Corée du Nord) du président George W. Bush. Avec le temps, la libération de la mosquée Al-Aqsa en est devenue le mantra transversal, et le général Qassem Soleimani — commandant de la Force Al-Qods, tué par un drone américain en janvier 2020 — en est devenu la figure de leadership par excellence.

Au cours de ces dernières années, le CGRI s’est de plus en plus félicité d’avoir fait atteindre un niveau de coordination sans précédent à cet « axe », qu’il aime également appeler « les six armées de Téhéran en dehors d’Iran » (1). D’une manière extrêmement simplifiée, il est question du Hezbollah libanais, de milices chiites ayant rejoint les forces armées du régime syrien de Bachar el-Assad, d’un conglomérat milicien chiite en Irak (qui se fait de plus en plus appeler la « résistance islamique en Irak » ou RII), du mouvement Ansar Allah (plus souvent appelé « rebelles houthis ») au Yémen, et enfin du Hamas et du djihad islamique palestinien à Gaza et en Cisjordanie. Notons au passage que si les quatre premiers atouts de Téhéran partagent avec elle une certaine chiité (duodécimaine pour la plupart, zaydite pour les Houthis), les deux derniers sont bien sunnites et historiquement inscrits dans l’islamo-frérisme d’un point de vue idéologique.

L’action du « Parti de Dieu » au Proche-Orient


Le Hezbollah

Le Hezbollah est sans équivoque la pièce maitresse de « l’axe ». Le lien Hezbollah-Iran s’appuie sur des liens interfamiliaux qui remontent à plusieurs siècles, et est doctrinalement entériné à travers la notion de marja‘iyya qui régule la hiérarchisation au sein du clergé chiite. C’est bien le CGRI qui a continuellement entrainé et armé la composante armée du Hezbollah (la RII) depuis 1982. Phénomène initialement cantonné dans le Nord de la plaine de la Bekaa, le Hezbollah a connu un développement exponentiel sur un peu plus de quatre décennies pour acquérir sa carrure actuelle : celle de l’acteur armé non-étatique le plus redoutable de tout le Moyen-Orient. Le harcèlement du Hezbollah est derrière le retrait unilatéral de Tsahal du Sud-Liban en 2000, et il a infligé sa première non-victoire à l’État hébreu à l’issue de la guerre des 33 jours en 2006. Dans le cadre de la guerre civile syrienne, il est l’acteur terrestre auquel le régime a principalement dû son salut à la suite de la bataille de Qoussair et la campagne de Qalamoun (2013). Depuis le 7 octobre 2023, le Hezbollah aurait tiré plus de 5 000 projectiles (roquettes, missiles) et mobiles (drones) sur Israël, forçant quelque 80 000 citoyens de Haute-Galilée à être durablement déplacés. Son arsenal, qui aurait avoisiné les 120 000 projectiles et 2 000 mobiles en 2022 (2), lui laisse théoriquement le choix entre de la dissuasion passive, une guerre d’usure et d’autres scénarios bien plus destructeurs. Sur le plan des ressources humaines, le mouvement chiite aurait perdu environ 350 combattants en neuf mois de guerre à Gaza, sur un total difficile à sonder. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, avait annoncé en octobre 2021 que la composante armée de son mouvement, traditionnellement estimée à 25 000 combattants, comptait désormais 100 000 hommes mobilisables. Où que se situe véritablement le curseur (50 000 ? (3)) au sein de ce spectre des possibles, force est d’admettre que le mouvement dispose, également à ce niveau-ci, d’une certaine marge de confort en vue d’un éventuel conflit prolongé. Dernier point, et non des moindres : les dimensions stupéfiantes du « métro de Gaza » — plus de 800 kilomètres de tunnels creusés en dépit des contraintes du blocus israélien — posent désormais la question du corollaire libanais. Quels réseaux souterrains le Hezbollah est-il parvenu à creuser sous le Liban, la Syrie et Israël pendant les dix-huit années d’accalmie qui viennent de se dérouler le long de la frontière israélo-libanaise ? Voilà la principale migraine sécuritaire de tout futur gouvernement israélien.

Le segment syrien

Ce segment de « l’axe » est pour sa part territorialement important puisqu’il alimente directement le Hezbollah et élargit le front du Sud-Liban au niveau du Golan. Sur le plan politique, il incarne toutefois son maillon faible, puisque le régime syrien n’est pas près d’oublier la trahison du Hamas (dont le leadership, alors en exil à Damas, avait soutenu la rébellion anti-Assad au début des « printemps arabes » en 2012). Il convient donc de considérer plus particulièrement un sentiment de destins liés face à diverses menaces (Israël et ses alliés, rebelles proches des Frères musulmans, Daech, etc.). Concrètement, les groupes armés qui ont le plus incarné « l’axe » en Syrie — au regard de leur degré de connectivité au CGRI — sont les « Forces de défense nationale », qui auraient culminé avec 100 000 paramilitaires syrien(ne)s, la « Division des Fatimides » (Liwa al-Fatimiyoun), principalement composée de plusieurs (dizaines de) milliers d’Afghans hazaras, la « Brigade du peuple de Zaynab » (Liwa al-Zaynabiyoun), comptant approximativement un millier de Pakistanais chiites, ou encore la « Brigade Zulfikar » (Liwa Zulfikar), comptant environ 1 000 Irakiens également chiites. La situation étant toujours instable en Syrie, Israël semble encore aujourd’hui redouter davantage l’armement qui transite par son territoire (à destination du Hezbollah) que celui qui se trouve en possession des acteurs précités. La « guerre entre les guerres », qui a vu Israël mener des centaines de frappes en Syrie depuis 2013, donne la mesure du problème que ces convois incarnent.

Résistance islamique en Irak (RII)

Le cas de l’Irak est particulièrement difficile à lire, tant le paysage milicien y a été caractérisé par une prolifération rapide et des recompositions kaléidoscopiques depuis l’invasion américaine de 2003. Les protagonistes armés qui se revendiquent du fameux « axe » y ont récemment pris l’habitude de revendiquer leurs opérations au nom de la RII. Selon les interprétations les plus récurrentes, cette appellation nébuleuse aurait pour but de permettre à certaines milices faisant partie de la « Mobilisation populaire » (Hachd al-Chaabi) de mener des attaques contre des bases américaines ou vers Israël directement, sans trop embarrasser le gouvernement fédéral de Bagdad dont elle est devenue une extension officielle. (Pour rappel, les unités majoritairement chiites du Hachd avaient été créées pour lutter contre Daech en 2014, et auraient atteint les 230 000 membres en 2023 (4).) Derrière cette RII se cacheraient surtout les groupes Kata’ib Hezbollah, Harakat Hezbollah al-Nujaba, Asa’ib Ahl al-Haqq et Kata’ib Sayyid al-Shuhada, dont les ressources humaines cumulées dépasseraient largement les 50 000 hommes. Si l’objectif de plus en plus martelé par ces acteurs est de forcer le départ des troupes américaines du sol irakien (et syrien, voire au-delà), leur capacité de nuisance est restée inscrite dans le registre de la nuisance tolérable. Un seuil avait toutefois été franchi en janvier 2024 avec une attaque au drone qui a causé la mort de trois soldats américains dans le Nord-Est de la Jordanie. À l’heure d’écrire ces lignes (mi-juillet 2024), la RII semble avoir réinitié ses attaques après cinq mois d’abstention. Plus de 200 attaques avaient été recensées entre octobre 2023 et février 2024 (5).

Les Houthis

La coopération du mouvement milicien, politique et religieux des « Partisans de Dieu » (Ansar Allah) avec l’Iran aurait, quant à elle, débuté à la moitié des années 2000, lorsque le président Ali Abdallah Saleh tua leur leader Hussein Badreddine al-Houthi. Depuis lors, deux décennies de violence extrême (qui auraient provoqué plus de 350 000 morts) n’ont cessé de voir l’inexorable expansion de la gouvernance des fameux « rebelles houthis » se poursuivre au Yémen. Aujourd’hui, les territoires sous leur contrôle comprendraient plus de 70 % de la population nationale. Depuis le 7 octobre, le leadership de cette force — grossièrement estimée à 200 000 combattants — s’est évertué à inscrire leur agenda (avant tout local) dans le cadre plus large du soutien à la Palestine… et ça marche, puisque leur visibilité et leur popularité n’ont jamais atteint de tels sommets. Rétrospectivement, les Houthis — dont l’arsenal semble insondable — auraient mené plus de 190 attaques contre des navires commerciaux entre novembre 2023 et mi-juin 2024, avec un impact considérable. En effet, cette campagne a diminué l’activité marchande du port israélien d’Eilat de 85 % (6), privé Le Caire de la moitié de ses recettes liées au canal de Suez et contraint le trafic maritime mondial à contourner l’Afrique, à nouveau et déraisonnablement (d’un point de vue financier et écologique), via le cap de Bonne-Espérance. Les répercussions économiques sont telles qu’elles ont déclenché l’opération militaire « Prosperity Guardian » par une coalition multinationale menée par les États-Unis en décembre 2023, puis l’opération militaire européenne « EUNAVFOR Aspides » en février 2024 (7), sans résultats performatifs jusqu’à présent.

Le Hamas et le djihad islamique

Enfin, le binôme que composent le Hamas et le djihad islamique pose un plus grand dilemme que jamais pour Téhéran. En effet, la matrice iranienne est en train de se voir progressivement privée des deux atouts intrinsèques à la cause palestinienne, sans laquelle son « axe » perdrait son liant idéologique. D’après les chiffres israéliens, les « Brigades Izz al-Din al-Qassam » auraient compté, à la veille du 7 octobre 2023, quelque 30 000 combattants répartis en 5 brigades, elles-mêmes composées de 24 bataillons (et d’environ 140 compagnies) (8). Après neuf mois d’affrontements, Tsahal estime avoir tué trois commandants de brigade, la quasi-totalité des commandants de bataillon et environ une centaine de commandants de compagnie. Le leader le plus recherché, Yahya Sinwar, l’est toujours, mais le second sur la liste, Mohammed Deif, vient d’être ciblé dans une attaque qui pourrait l’avoir neutralisé à Khan Younès. L’opération « Sabres de fer » annonce avoir éliminé 14 000 « terroristes » à Gaza (toutes factions armées confondues) (9) et force est de constater que le flux de projectiles, estimés à 15 000 pièces initialement, s’est récemment tari. Même si les mécanismes de relève sont déjà à l’œuvre, la composante armée du Hamas se fait objectivement décimer puisqu’elle aurait perdu entre un tiers et la moitié de ses forces vives et entrainées. Le coup dur ne se situe pas pour autant au niveau de ses ressources humaines puisque la prochaine génération de candidats djihadistes est en logique multiplication sous l’effet des bombes israéliennes. Mais au niveau des ressources matérielles — armement, équipement et infrastructures (notamment souterraines) —, le Hamas est voué à peiner pendant plusieurs années avant de pouvoir se reconstituer.

On peut raisonnablement déduire le même affaiblissement pour le djihad islamique (dont les moyens sont bien moindres) : la réorganisation des rangs composites est déjà à l’œuvre depuis hier, mais la régénération des stocks sera beaucoup plus compliquée demain.

Sur le plan rhétorique, l’objectif partagé par les membres de « l’axe de la résistance » consiste à instaurer un climat d’instabilité politico-sécuritaire en Israël et sur ses frontières et à lui imposer un blocus économique informel croissant, dans le but de provoquer à terme une émigration des populations israéliennes et d’inverser le schéma de dépossession des Palestiniens. Plus prosaïquement, la fonction primordiale de « l’axe » réside dans sa capacité à (continuer de) servir la stratégie de survie du régime de Téhéran. Alors que l’initiative « 100 % palestinienne » [propos de Hassan Nasrallah] du 7 octobre a provoqué les premières frappes directes (en 45 ans) entre Israël et l’Iran le 13 avril 2024, le CGRI a commencé à constater que les avantages de la guerre par procuration ont leurs limites. Lorsque le conflit entre Tsahal et le Hezbollah atteindra de nouveaux paliers d’intensité, scénario probable à court terme et inévitable à moyen terme, Téhéran devra probablement se battre sans procuration pour aider « l’enfant de la révolution » [surnom iranien du Hezbollah] et ainsi préserver sa principale assurance-vie au Moyen-Orient.

Notes

(1) Rawad Taha, « We have established six armies outside our borders : Iranian military commander », Al Arabiya News, 27 septembre 2021 (https://​digital​.areion24​.news/​9f1).

(2) Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES), Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, 2022, p. 97 (https://​digital​.areion24​.news/​pit).

(3) Seth G. Jones, Daniel Byman, Alexander Palmer, Riley McCabe, « The Coming Conflict with Hezbollah », Center for strategic and international studies (CSIS), 21 mars 2024 (https://​rebrand​.ly/​g​d​b​t​cdg).

(4) The Economist, « The Iraqi militias are copying their overmighty cousins in Iran », 8 juin 2023 (https://​digital​.areion24​.news/​wwt).

(5) Dr. Ameneh Mehvar, « ACLED Factsheet : US strikes and counter-strikes in the Middle East », ACLED, 3 février 2023, mis à jour le 9 février (https://​digital​.areion24​.news/​1ep).

(6) Annika Ganzeveld, Kelly Campa, et al., « Iran Update », Institute for the study of war (ISW), 15 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​k​q​b​0​ntx).

(7) Rossella Marangio, « Shifting Tides : International Engagement in the Horn of Africa and the Red Sea », European Union institute for strategic studies (EUISS), 10 juillet 2024 (https://​digital​.areion24​.news/​9aq).

(8) Emanuel Fabian, « Gallant : Hamas has lost control in Gaza ; gunmen who fired from hospital entrance killed », The Times of Israel, 13 novembre 2023 (https://​rebrand​.ly/​6​e​3​s​cpj).

(9) The Institute for National Security Studies (INSS), « Swords of Iron : An Overview », 28 juillet 2024 (https://​rebrand​.ly/​o​k​v​i​0jg).

Didier Leroy

le 19/07/24

areion24.news