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mardi 1 octobre 2024

Gaza en flammes : l’Égypte, la Jordanie et le Liban endurent

 

L’Égypte, la Jordanie et le Liban sont liés à Gaza par une proximité géographique et par leur histoire. Pour ces trois pays, la stabilité politique interne, la diplomatie et les alliances ainsi que la situation socioéconomique sont mises à l’épreuve.

L’Égypte : suspension risquée des accords de paix

Médiateur régional sollicité, l’Égypte joue un rôle crucial dans la recherche de solutions pacifiques, tout en affrontant des défis internes considérables, notamment ceux posés par les Frères musulmans. Tout au long de ce conflit à Gaza, la capacité égyptienne est mise à l’épreuve, la contraignant à concilier responsabilités internationales et priorités nationales, essentielles pour soutenir la stabilité du régime et l’ordre régional.

Depuis 2013, sous la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi, l’Égypte a adopté une approche pragmatique vis-à-vis d’Israël et des Palestiniens, en continuité avec les accords de Camp David et le traité de paix israélo-égyptien de 1979. Les relations égypto-israéliennes se sont intensifiées, surtout dans les domaines de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme des intégristes dans le Sinaï. L’Égypte joue également un rôle clé de médiateur entre Israël et le Hamas à Gaza, et en organisant des pourparlers entre les factions palestiniennes pour avancer vers une solution à deux États.

La Jordanie sous pression iranienne

Stratégiquement située entre Israël et l’Iran, la Jordanie maintient sa stabilité grâce à une diplomatie prudente et à des mesures sécuritaires strictes. Depuis les attaques du 7 octobre, elle appelle au cessez-le-feu et au respect du droit humanitaire, tout en préservant le traité de paix avec Israël (accords de Wadi Araba de 1994). Ce traité est constamment mis à l’épreuve par les critiques internes des politiques israéliennes en Cisjordanie et à Gaza. Les récentes tensions à Jérusalem et en Cisjordanie ont mis en lumière le rôle délicat de la Jordanie en tant que gardienne des lieux saints musulmans, un rôle reconnu par Israël.

Ses services de renseignement collaborent avec des agences étrangères pour prévenir les menaces terroristes, notamment aux frontières avec la Syrie et l’Irak. Le Royaume, hanté par le spectre de devenir une patrie de substitution (Al Watan, Al Badil), craint la possibilité d’un transfert massif de Palestiniens de la Cisjordanie vers son territoire, ce qui suscite des inquiétudes quant à la stabilité du pays ainsi qu’aux changements démographiques et politiques.

Le gouvernement jordanien redoute aussi l’influence croissante de l’Iran, qui exacerbe les tensions régionales. Le 28 janvier 2024, des milices chiites irakiennes soutenues par l’Iran ont attaqué une base américaine en Jordanie, tuant trois soldats. Cet incident, ainsi que l’interception de drones iraniens visant Israël par l’aviation jordanienne le 13 avril 2024, montrent le risque d’une implication accrue de la Jordanie dans le conflit régional.

Le Liban : la diplomatie sous le diktat du Hezbollah

Le Hezbollah chiite libanais, intégré dans la Force Al-Qods, est une faction redoutable de la stratégie iranienne d’« encerclement par le feu » de l’État d’Israël. Dans ce cadre, le Sud du Liban est soumis aux impératifs stratégiques iraniens, où une guerre de l’ombre et de procuration justifiée religieusement pour soutenir le Hamas et le djihad islamique contribue à renforcer les ambitions de Téhéran, son expansion et son programme nucléaire.

Au Liban, le Hezbollah s’engageant sur la voie de la libération de Jérusalem met en échec la politique de non-alignement de l’État et son attachement à la trêve de Rhodes de 1949. En prétendant remplacer le slogan « La force du Liban est dans sa faiblesse », l’État parallèle du Hezbollah engage le pays dans des conflits régionaux et compromet sa diplomatie, traditionnellement neutre et alignée sur le consensus arabe, avec des liens rapprochés avec la France et les États-Unis.

Les relations avec les États-Unis

L’Égypte, la Jordanie et le Liban entretiennent des relations diplomatiques, militaires et culturelles distinctes avec les États-Unis, ce qui les expose à des tentatives de déstabilisation par d’autres puissances, notamment l’Iran, la Russie et la Chine. Ces dernières aspirent à étendre leur influence au détriment des intérêts, des valeurs démocratiques et libérales de l’Occident. Dans le sillage de la guerre en cours à Gaza, l’Égypte, membre clé de la Ligue des États arabes et de l’Organisation de la coopération islamique, doit équilibrer et harmoniser ses engagements envers les pays arabes et musulmans avec son partenariat stratégique avec les États-Unis. En effet, les États-Unis fournissent à l’Égypte une aide militaire et économique d’environ 1,3 milliard de dollars par an, essentielle pour maintenir son influence.

L’alliance stratégique entre la Jordanie et les États-Unis, solidifiée durant la guerre de Gaza, s’illustre par des programmes conjoints de formation, ainsi que par la livraison d’armements et de fournitures militaires américaines. Le partenariat stratégique, renforcé par le quatrième protocole d’accord signé en septembre 2022, garantit un soutien américain annuel de 1,45 milliard de dollars de 2023 à 2029. Bien que la présence militaire américaine en Jordanie renforce la sécurité du royaume, elle est contestée politiquement et menace la légitimité interne du régime. Néanmoins, cette alliance reste cruciale pour la stabilité régionale.

Depuis le début de la guerre de Gaza, les États-Unis et la France s’activent pour maintenir la stabilité au Liban, en évitant une guerre totale entre le Hezbollah et Israël et en réduisant l’influence iranienne par la pression diplomatique et le soutien conditionnel. Le groupe des cinq (Égypte, Qatar, France, Arabie saoudite et États-Unis) propose sa médiation pour protéger la paix civile et les accords de Taëf. Jean-Yves Le Drian, émissaire spécial du président français pour le Liban, et Amos Hochstein, envoyé spécial américain pour les Affaires énergétiques, jouent des rôles cruciaux dans la médiation pour résoudre l’impasse constitutionnelle et les différends relatifs aux frontières dessinées par la Ligne bleue, établie par l’ONU en 2000, qui s’étend sur environ 120 kilomètres de la frontière syrienne à la mer Méditerranée, et qui est surveillée par la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). Malgré cette surveillance, la guerre de soutien à Gaza par le Hezbollah se poursuit, respectant les règles d’engagement convenues en 1998 et l’entente de délimitation des frontières maritimes de 2022.

Luttes idéologiques

La guerre de Gaza entre Israël et le Hamas exacerbe les tensions entre panarabisme, panislamisme et nationalisme étatique, chacun cherchant à s’imposer comme le défenseur ultime des intérêts palestiniens. Cette lutte idéologique reflète des visions divergentes de l’unité arabe et islamique face aux réalités politiques et territoriales actuelles.

En Égypte, le conflit israélo-palestinien recentre le débat public sur la solution à deux États. Les élites civilo-militaires font face aux critiques des Frères musulmans, qui soutiennent le Hamas et justifient l’attaque du 7 octobre. En outre, un tribunal d’exception du Caire a condamné à la peine de mort, le 4 mars 2024, huit dirigeants des Frères musulmans, dont le guide suprême de la confrérie. Un sentiment antioccidental croissant accompagne la solidarité avec les Palestiniens, se manifestant par des démonstrations de soutien et des appels à des positions plus fermes contre Israël. Cependant, l’opposition égyptienne reste fragile et désorganisée.

En Jordanie, la dénonciation des actions israéliennes et le soutien à la création d’un État palestinien sont unanimes. Les islamistes jordaniens soutiennent le Hamas plutôt que l’Autorité palestinienne (issue des accords d’Oslo de septembre 1993), perçu comme le choix judicieux. La Jordanie, seul pays arabe à accorder la citoyenneté à environ 42 % des réfugiés palestiniens, est mandatée par la Ligue arabe pour être la gardienne des lieux saints de l’islam à Jérusalem. Malgré la paix signée, la Jordanie soutient l’initiative visant à traduire Israël devant la Cour internationale de Justice pour des accusations de génocide.

Au Liban, le conflit à Gaza affecte fortement les relations intercommunautaires et le régime parlementaire démocratique. L’exacerbation des loyautés sectaires et la montée du radicalisme islamiste menacent l’harmonie entre musulmans et chrétiens, remettant en question le nationalisme étatique et l’État areligieux.

Cela ravive les polarisations et renforce les allégeances extra-étatiques. Le Hezbollah, par sa guerre contre Israël, renforce sa mainmise sur l’État et suscite des craintes au sein de la communauté chiite et des autres groupes par sa transmission des modes de vie et des interprétations idéologiques non consensuelles de Téhéran. En ralliant les radicaux sunnites à son combat, il contribue à l’expansion du radicalisme religieux. La question palestinienne, bien qu’elle unisse les Libanais en tant que cause juste, les divise sur les moyens de la soutenir. Un sondage du Baromètre arabe (17 juillet 2024) révèle que 85 % des chiites font confiance au Hezbollah, contre seulement 9 % des sunnites et des druzes, et 6 % des chrétiens.

Les enjeux sécuritaires

La proximité géographique de l’Égypte avec Gaza présente des défis sécuritaires spécifiques, particulièrement le long du corridor de Philadelphie (14 kilomètres). Désormais sous contrôle de Tsahal, ce corridor constitue un point névralgique pour la sécurité égyptienne en raison de la contrebande d’armes et de l’infiltration de militants via des tunnels souterrains, vraisemblablement encore en activité malgré la campagne israélienne massive visant à les détruire.

Tsahal a rasé presque tous les bâtiments situés le long d’un nouveau corridor appelé la route de David dans les périphéries de Rafah pour créer une zone tampon d’un kilomètre de long. La tentative américaine échouée de construction d’une jetée et d’un port artificiel à Gaza, ainsi que la destruction par Israël du passage de Rafah, constituent un revers pour le régime. Pour faire face à ces enjeux, l’Égypte adopte une approche duale envers Gaza, combinant l’assistance humanitaire, la diplomatie active et la fermeture stricte pour dissuader le trafic d’armes et les infiltrations de militants islamistes pro-iraniens afin de réfuter les critiques israéliennes.

Dans le cadre de la guerre à Gaza et des tensions en Cisjordanie, la Jordanie fait face à des enjeux de sécurité menaçant sa stabilité. Ses frontières perméables avec la Syrie et l’Irak, deux voisins instables aux prises avec des violences sectaires récurrentes, facilitent la contrebande de drogues, notamment de Captagon, et le trafic illégal d’armes, des activités supervisées par des groupes affiliés à l’Iran et commandées par le régime syrien.

Les mouvements jordaniens d’opposition, traditionnellement fragmentés, se sont unis à la veille des élections de novembre 2024 pour dénoncer l’accord gazier avec Israël et réclamer l’annulation du traité de paix de 1994, brandissant le slogan « Ma terre et la tienne ne sont pas à vendre, à bas la normalisation ! ».

La guerre de soutien à Gaza menée par le Hezbollah reste confinée au Sud libanais, majoritairement chiite, sur une dizaine de kilomètres des frontières. Cette situation sème désolation et destruction, forçant le déplacement de 100 000 habitants, mais reste conforme aux règles d’engagement négociées en 1997. La vie quotidienne dans les autres régions du pays garde un rythme presque normal durant la saison touristique estivale. Cependant, la vacance présidentielle actuelle aggrave encore la situation sécuritaire, favorisant les ambitions politiques d’Amal et du Hezbollah et de leur groupe milicien non chiite Saraya (les Brigades). Cela discrédite davantage le régime parlementaire et exacerbe les relations intercommunautaires.

À mesure que le Hezbollah gagne en puissance, créant un « État dans l’État », le Liban s’affaiblit. Il perd ses droits et ses privilèges souverains et s’enfonce dans une crise de légitimité et de gouvernance. Son conflit avec Israël passe ainsi d’un conflit de type conventionnel entre États israéliens et arabes à un conflit asymétrique et de procuration entre milices pro-iraniennes et Israël. Jadis considéré comme un « État solidaire » par les sommets arabes, le Liban est désormais en première ligne de combat contre Israël, avec les risques d’une escalade et d’un embrasement global, surtout après les menaces du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, contre l’État européen de Chypre accusé de complicité avec Israël. Cela présage une détérioration délibérée au Liban, nourrie par des rivalités économiques et stratégiques sur son territoire.

Pour sa part, Israël se trouve sur le front avec le Liban dans une impasse stratégique, confronté à un dilemme entre une escalade aux conséquences imprévisibles et les pertes potentielles dues aux missiles balistiques et de longue portée du Hezbollah. Le Liban appréhende une guerre apocalyptique pouvant toucher des zones civiles qui soutiennent le Hezbollah et qui abritent ses stocks d’armes, en application de la doctrine Dahiya formulée par des stratèges israéliens.

Les enjeux économiques et sociaux

Depuis le déclenchement de la guerre à Gaza, l’Égypte fait face à d’importants enjeux économiques. Les attaques des Houthis yéménites dans la mer Rouge entrainent une baisse significative des revenus, de plus de la moitié des recettes habituelles, essentielles pour une économie déjà en crise et une dette nationale alourdie par les dépenses en mégaprojets et en armements.

La guerre à Gaza entrave également les plans du gouvernement égyptien pour attirer des investissements étrangers, nécessaires pour atténuer la crise des devises et rembourser une dette extérieure avoisinant les 165 milliards de dollars américains. Pour maitriser l’inflation, l’Égypte a augmenté son taux directeur à un niveau record de 27,25 %, entrainant une dépréciation de la livre de plus d’un tiers. Avec la hausse des taux d’intérêt mondiaux, le cout du remboursement de cette dette a augmenté, réduisant le pouvoir d’achat des citoyens et freinant les projets d’expansion des entreprises.

La guerre à Gaza exacerbe les difficultés économiques et sociales en Jordanie, telles que l’inflation, la dette publique, la réduction des revenus du tourisme et le chômage de 21 %, particulièrement chez les jeunes. Des réformes structurelles et une gestion efficace des ressources sont urgemment nécessaires. La Jordanie dépend d’Israël pour l’importation annuelle de 50 millions de mètres cubes d’eau et de 2 milliards de mètres cubes de gaz sur quinze ans, mais bénéficie d’un accès stratégique au commerce maritime via le golfe d’Aqaba et la mer Rouge.

Les hostilités au Sud-Liban entre le Hezbollah et Israël aggravent la crise du pays, retardant la sortie de l’une des pires crises économiques au monde. En 2024, l’inflation atteint 70 % et le chômage est de 30 % en 2023, atteignant 48 % chez les jeunes. La Banque mondiale estime le taux de pauvreté à 50 %. Avant que cette guerre de soutien à Gaza n’atteigne un point d’inflexion et ne s’accorde sur un cessez-le-feu ou une solution pacifique, il est difficile d’envisager une reprise de croissance et un déblocage de la crise bancaire, d’autant plus que la reprise lente repose sur les transferts de la diaspora et l’économie du « cash », représentant 47 % du PIB, soit 9,5 milliards de dollars.

Les jours d’après

En tant que médiateur clé dans les négociations de cessez-le-feu, l’Égypte remanie ses ministres le 3 juillet 2024, notamment ceux à la tête des Affaires étrangères, de la Défense et des Finances, et s’investit dans la réconciliation et la stabilisation de Gaza. En partenariat avec l’Autorité palestinienne, le gouvernement égyptien vise à affaiblir l’emprise des islamistes alliés de l’Iran sur Gaza et à ouvrir la voie à un gouvernement palestinien d’unité nationale reconnu internationalement, renforçant les institutions locales, les services publics et l’ouverture des passages frontaliers.

L’avenir de la Jordanie repose sur sa capacité à équilibrer des forces contradictoires pour préserver sa stabilité et sa souveraineté. Tout en soutenant son traité de paix avec Israël, la Jordanie devra éviter des bouleversements potentiels dus aux tensions avec l’Iran et aux risques de transfert massif des Palestiniens de la Cisjordanie, qui figure dans les plans des ultraradicaux sionistes religieux.

Une fois les menaces de guerre apocalyptique écartées et les hostilités avec Israël terminées, les Libanais se retrouveront inévitablement face à des défis déterminants pour leur avenir. Ils devront notamment traiter la question du Hezbollah et ses relations avec l’État et la société pluricommunautaire, en lien avec l’enjeu du monopole souverain sur les décisions de paix et de guerre. Il sera également crucial de redéfinir la vocation du Liban et ses alliances, ainsi que de rouvrir le dialogue national sur les réformes nécessaires pour renforcer la démocratie parlementaire et mettre fin à la crise bancaire.

La guerre actuelle à Gaza est la plus fatidique et décisive au Moyen-Orient, en particulier pour l’Égypte, la Jordanie et le Liban, concernant leurs pouvoirs, la stabilité de leur ordre social et leur bien-être économique.

Sami Aoun

le 25/07/24

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