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lundi 28 octobre 2024

La mer Baltique, « mer otanienne » ? Les ambitions maintenues de Moscou dans la région

 

À la fin de la guerre de Cinquante Ans (la « guerre froide » historique), la dislocation de l’URSS et la rupture des équilibres nordiques ont réduit l’ouverture russe sur la mer Baltique à deux étroites « fenêtres » : Saint-Pétersbourg, au fond du golfe de Finlande, et l’enclave de Kaliningrad (l’ancienne Königsberg). L’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’Alliance atlantique semble faire de la Baltique une « mer otanienne ». Pourtant, les tactiques russes dites de guerre hybride témoignent des ambitions de Moscou dans la région.

Située entre la péninsule Scandinave, la Fenno-Scandie et la plaine germano-polonaise, la Baltique est une mer quasi fermée, d’une superficie de 450 000 km². Les détroits danois (l’Øresund, le Petit-Belt et le Grand-Belt) commandent le passage avec la mer du Nord, reliant la Baltique à l’Atlantique Nord. Espace de confrontation entre l’Occident et la Russie, c’est à tort que la mer Baltique fut qualifiée de « Méditerranée du Nord ». De fait, le géographe Yves Lacoste désigne comme « méditerranées » des étendues maritimes d’environ 4 000 km de longueur, à l’instar de la mer Méditerranée, de l’ensemble golfe du Mexique/mer des Caraïbes (la « Méditerranée américaine »), et de la mer de Chine (la « Méditerranée asiatique »). La mer Baltique est plus réduite : elle s’étend sur 1 500 km, et sa surface est six fois inférieure à celle de la mer Méditerranée. Surtout, l’expression de « Méditerranée du Nord » fonctionne comme métaphore de paix et de prospérité, ce qui n’a guère à voir avec la situation en mer Baltique et les perspectives géopolitiques de la région.

La Baltique : une mer européenne ?

Au cours de la guerre de Cinquante Ans, la mer Baltique était régie par les « équilibres nordiques » : elle était partagée entre l’URSS et ses satellites (Pologne, RDA), les riverains membres de l’OTAN (RFA, Danemark) et les États neutres (Suède, Finlande). L’OTAN contrôlait les détroits danois et, face à la flotte soviétique de la Baltique, rattachée à Kaliningrad (ex-Königsberg), assurait une assez forte présence navale. Depuis, la dislocation de l’URSS a bouleversé la configuration géopolitique. La Russie ne dispose plus que de deux étroites fenêtres sur la mer Baltique : Saint-Pétersbourg et l’enclave de Kaliningrad, entre Lituanie et Pologne. La plupart des pays riverains, dont les États baltes indépendants, entrent dans l’Union européenne (UE) et dans l’OTAN (1). La Baltique semble redevenir une mer européenne. Pour développer la coopération entre riverains de la Baltique, un Conseil des États de la mer Baltique est instauré (1992) qui inclut la Russie. Bien que non riveraine, la Norvège en est membre, et la Commission européenne y est représentée (les États-Unis et plusieurs pays européens non riverains obtiennent un statut d’observateur). Certains des riverains de la Baltique participent également à des structures de coopération plus ou moins larges : le Conseil nordique, le Conseil euro-arctique de la mer de Barents et le Conseil arctique.

Une politique révisionniste russe

Malgré ce réseau d’organisations, l’extension de la coopération régionale à la Russie échoue ; enjeux énergétiques, questions écologiques et litiges géopolitiques retentissent les uns sur les autres. Surtout, la politique révisionniste russe inquiète les pays de la région qui recherchent les garanties de sécurité fournies par l’OTAN et, dans une moindre mesure, par l’UE. Outre les provocations aux frontières maritimes et aériennes des États de la région, le thème poutinien de la défense du « monde russe » donne du relief à la question géopolitique des minorités russophones d’Estonie et de Lettonie. Aussi, la guerre russe contre la Crimée, déclenchée en février 2014, a-t-elle des répercussions dans la région nordico-baltique. Dans les États baltes comme en Pologne, on redoute la politique poutinienne du fait accompli : saisir un gage territorial et tester la solidité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Afin d’interdire préventivement une telle action, l’OTAN et ses membres décident, lors du sommet de Newport (4-5 septembre 2014), de consolider par des « mesures de réassurance » leur posture de dissuasion et de défense sur l’isthme Baltique/mer Noire. Par la suite, le sommet de Varsovie (8-9 juillet 2016) renforce la « présence avancée » de l’OTAN dans la région.

De son côté, Moscou entend faire de Kaliningrad une « forteresse » et l’armée russe accroit ses capacités de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD : Anti-access/area denial), au moyen de systèmes antiaériens et antimissiles, de chasseurs-bombardiers et de missiles antinavires. L’objectif est de former une « bulle stratégique » aéromaritime qui interdirait la Baltique aux forces de l’OTAN, assurant à la Russie le contrôle des voies de communication. De cette manière, la Baltique deviendrait une « mer russe » (2). Dans un espace ainsi verrouillé, la situation stratégique des États baltes serait compromise. En conséquence, les experts occidentaux examinent divers scénarios dont la possibilité d’un assaut russe sur le « passage de Suwalki », une bande de territoires polono-lituaniens qui relient la Biélorussie à Kaliningrad : les États baltes seraient alors coupés de leurs alliés, le dispositif A2/AD tenant à distance les renforts de ces derniers.

Vers une mer otanienne ?

Le 24 février 2022, la nouvelle agression russe sur l’Ukraine provoque une bifurcation historique dans la région nordico-baltique. Le 18 mai 2022, la Finlande et la Suède renoncent à leur statut de « non allié » et, ne cédant rien aux menaces russes, posent leur candidature à l’OTAN (3). Si la Turquie et la Hongrie font un temps obstacle, ces deux pays rejoignent l’OTAN (2024). Désormais, tous les pays nordico-baltiques appartiennent à la même alliance politico-militaire, ce qui bouleverse les équilibres régionaux. Plus que jamais, la région de Saint-Pétersbourg (avec les ports de Vyborg et d’Oust-Louga), au fond du golfe de Finlande, est comparable à une « fenêtre » sur la Baltique, à laquelle il faut ajouter par l’enclave de Kaliningrad. Quant aux États baltes, la Suède et la Finlande leur confèrent une profondeur stratégique nouvelle. Soulignons à ce propos l’importance stratégique du port de Göteborg pour le soutien aux États baltes et à la Finlande, celle de l’ile de Gotland au centre de la Baltique, et de l’ile de Bornholm pour la protection des détroits danois.

Bref, la Baltique, si les Alliés s’en donnent les moyens, sera une « mer otanienne » (4). D’autant que la Russie est accaparée par la guerre en Ukraine : il a fallu que l’armée russe dégarnisse durablement la « forteresse » de Kaliningrad pour redéployer sur le théâtre ukrainien les unités les plus aptes au combat. De même, la flotte russe de la Baltique est-elle affaiblie par les transferts d’unités en mer Noire dans les semaines précédant le lancement de l’« opération spéciale », et ce, alors que la Finlande et la Suède sont de véritables acteurs militaro-industriels dont les positions et les capacités contribuent au bouleversement des rapports de force dans la région nordico-baltique. En l’état des choses, il est difficile d’imaginer que la Russie puisse reconstituer sa supériorité militaire sur le théâtre baltique, ni même rééquilibrer le rapport de force avec l’OTAN : l’intégration militaire de la Biélorussie dans le dispositif militaire russe n’y suffira pas. Il revient donc à l’arme nucléaire russe de compenser le déséquilibre conventionnel.

Il serait pourtant hâtif de spéculer sur la résignation de la Russie, les annonces de Moscou quant à la nucléarisation de Kaliningrad et de la Biélorussie ne visant qu’à occulter le fait que la Baltique serait désormais une « mer otanienne ». De fait, la Russie conduit dans la région une forme de guerre couverte (une « guerre hybride »), contre les pays riverains de la Baltique désormais tous désignés comme ennemis. Cela va des cyberattaques, du ciblage des infrastructures critiques (énergétiques et logistiques) jusqu’au brouillage du signal GPS de radionavigation, utilisé par l’aviation civile, au péril d’un grave accident aérien. Comme l’indique un récent rapport, les services russes dressent la « cartographie des points faibles et des lignes de fracture des pays cibles (5) ». Or, les sites vulnérables ne manquent pas dans une mer qui compte de nombreux gazoducs, parcs éoliens et réseaux de câbles. Moins commenté que la destruction du gazoduc Nord Stream un an plus tôt, l’endommagement du Balticconnector (un gazoduc reliant la Finlande et l’Estonie) et d’un câble de télécommunication, en octobre 2023, illustre le niveau des menaces en mer Baltique. Sachons que la Russie a augmenté les moyens alloués à la GUGI (Direction principale de recherche en eaux profondes) dont les activités sont tenues secrètes (6).

Enfin, le discours géopolitique du pouvoir russe et les revendications dans la région nordico-baltique interdisent de voir dans cette « guerre hybride » une sorte de pis-aller dont l’objectif réel serait de sauver la face. En témoignent les convoitises sur une partie des eaux territoriales finlandaises et estoniennes, entrevues lors de la publication inopinée d’un texte du ministère russe des Affaires étrangères. Outre la volonté d’élargir les « fenêtres » russes sur la Baltique et, au moyen de provocations, de tester la cohésion des membres de l’OTAN, Vladimir Poutine entend réaffirmer son projet « grand-russe » et eurasiatique dans lequel la Baltique n’est qu’une mer adjacente, nécessairement dominée à terme. Estimant que le temps joue en sa faveur, il inscrit son action dans la durée.


Notes

(1) La Suède et la Finlande intègrent l’Union européenne en 1995 mais restent en dehors de l’OTAN. En revanche, elles se joignent dès 1994 au Partenariat pour la paix.

(2) Cependant, la modernisation de la flotte de la Baltique est très en deçà de celle des cinq autres flottes russes.

(3) En guise de représailles, Gazprom a cessé ses livraisons de gaz naturel à la Finlande (21 mai 2022), une semaine après l’arrêt d’exportation de l’électricité vers ce même pays. Par ailleurs, le ministère russe de la Guerre a fait savoir que la Russie ouvrirait 12 nouvelles bases dans le district militaire de l’Ouest. Il reste que l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN s’inscrit dans une logique profonde. Depuis la signature de Partenariat pour la paix (1994), la coopération militaire a permis de développer l’interopérabilité avec les Alliés. Les deux pays participent aussi à la Coopération militaire nordique, une structure dont les trois autres parties (Danemark, Norvège et Islande) sont membres de l’OTAN. En 2017, la Finlande et la Suède ont rejoint la Joint Expeditionary Force, mise sur pied par Londres avec neuf pays baltes et nordiques.

(4) En somme, la Baltique serait une « mer occidentale ». Si les Allemands, les Danois, les Suédois et les Finlandais nomment la Baltique « mer de l’Est » (Ostsee en allemand), notons que les Estoniens l’appellent « mer de l’Ouest ».

(5) Il s’agit du rapport « Traquer la guerre hybride russe », publié le 27 mai 2024 par des experts des pays de la région nordico-baltique.

(6) Le GUGI dépend du GRU (le renseignement militaire russe). Il dispose d’une flotte de navires capables d’opérer en eaux profondes et de drones sous-marins.

Jean-Sylvestre Mongrenier

areion24.news