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lundi 28 octobre 2024

Munitions. Un défi européen

 

Depuis l’invasion de l’Ukraine, l’Union européenne et les pays qui la composent ont entrepris de renforcer leur production de munitions d’artillerie et de missiles tactiques, à la fois pour fournir Kiev et pour recompléter leurs stocks nationaux. Mais au-delà des dispositifs administratifs abscons et des effets d’annonce médiatiques, où en est réellement l’erratique montée en puissance de la filière munitionnaire européenne ?

Dans un précédent article (1), nous étions déjà revenus sur les ambitions affichées par l’Europe en matière non seulement de livraisons de munitions vers l’Ukraine, mais aussi de reconstitution de l’outil industriel permettant aux armées européennes elles – mêmes de recompléter et de renforcer leurs stocks de munitions, principalement les obus de 155 mm et de 120 mm et les missiles tactiques antichars et antiaériens. De nombreuses initiatives ont ainsi été lancées dès l’été 2022, aussi bien par l’Union européenne que par l’OTAN, ou par des regroupements de pays européens, membres ou non de l’Union.

Des discours et des actes

Du côté européen, le premier niveau d’aide fourni par la Facilité européenne pour la paix (FEP) consiste à encourager financièrement la livraison de stocks de munitions existants. Mais très vite, un deuxième niveau est mis en place pour permettre l’acquisition conjointe de munitions, que ce soit pour compléter les stocks ou pour poursuivre l’aide à l’Ukraine. L’initiative EDIRPA (European defence industrial reinforcement through common procurement act) est ainsi dévoilée en juillet 2022. En jouant sur la demande, l’EDIRPA vise à réduire les coûts d’achat et à offrir une meilleure visibilité sur la disponibilité et les délais de livraison des munitions. On notera d’ailleurs que des initiatives transnationales similaires ont aussi été mises en place en dehors du cadre de l’EDIRPA, comme l’acquisition conjointe par la Belgique, Chypre, la Hongrie et l’Estonie de missiles antiaériens français Mistral, par exemple.

L’année suivante, sous l’impulsion du commissaire européen Thierry Breton, un troisième instrument a été mis en place pour, cette fois-ci, dynamiser l’offre industrielle en matière de munitions. L’ASAP (Act in support of ammunition production) vise à soutenir financièrement l’industrie de défense au niveau des principaux goulets d’étranglement, à savoir la production de poudre, d’explosifs, d’obus et, dans une moindre mesure, de missiles. Près d’un demi-milliard d’euros a ainsi été investi par l’Union auprès de divers industriels européens et norvégiens, le plus souvent dans le cadre de projets multinationaux visant, in fine, à produire des coups complets pouvant être achetés pour une livraison à l’Ukraine, ou pour recompléter les stocks de munitions entamés par les livraisons de ces deux dernières années.

En bonne voie, mais peut mieux faire

De manière générale, l’Agence européenne de la défense (AED) a multiplié les contrats – cadres qui permettent aux pays membres de l’Union de passer des commandes rapides et groupées de munitions. Récemment, le directeur exécutif de l’AED faisait un premier bilan provisoire, en quelques chiffres : « Regardez ce que nous faisons en termes de munitions de 155 millimètres : 60 contrats – cadres, 10 États membres passant actuellement des contrats par notre intermédiaire. Nous estimons que le volume des commandes s’élève aujourd’hui à environ 350 millions d’euros, ce qui n’est pas mal compte tenu de l’appétit mondial actuel pour les munitions de 155 mm. Mais dans le même temps, nous avons encore beaucoup de capacités disponibles dans les contrats – cadres que nous avons conclus avec l’industrie. (2) » On le voit, si la dynamique est bonne, les résultats ne sont cependant pas encore au niveau attendu.

Même son de cloche, d’ailleurs, au sujet des livraisons globales auprès de l’Ukraine. Au printemps 2023, l’objectif affiché par l’Europe était une livraison d’un million de munitions d’artillerie, principalement au calibre 155 mm, dans le cadre d’un effort commun via la FEP. En mars 2024, toutefois, seulement un peu plus de la moitié des munitions promises avaient effectivement été livrées dans le cadre de cette initiative.

Des calculs impossibles

Difficile, cependant, de tenir une comptabilité exacte des munitions réellement livrées à l’Ukraine, ou même de celles actuellement produites en Europe. En effet, aux premières heures du conflit et face à l’inertie initiale des administrations et agences européennes, la plupart des pays européens ont entrepris avant toute chose de renforcer leur propre industrie. Ce qui a effectivement boosté les productions nationales, mais a ralenti la mise en place de synergies bénéfiques. Et pour complexifier encore un peu plus les grilles de lecture, on notera que plusieurs industriels européens, notamment les français KNDS (ex-Nexter Munitions) et Eurenco, spécialisés respectivement dans la production d’obus et de poudres, ont reçu d’importants contrats de la part de l’OTAN. Et à cela viennent encore s’ajouter les actions bilatérales et les initiatives indépendantes, comme celle menée par la République tchèque afin de trouver plusieurs centaines de milliers de munitions de 155 mm et de 122 mm en dehors de l’Union européenne, pour les fournir à l’Ukraine.

Aplanir les difficultés

De manière générale, que ce soit en France ou en Europe, la tendance générale est à la hausse, aussi bien pour la production d’obus que pour celle de missiles, d’explosifs ou de poudres de propulsion. En France, par exemple, les usines de KNDS/Nexter peuvent aujourd’hui produire plus de 60 000 obus par an contre 40 000 avant la guerre, et la cadence pourrait encore doubler en 2025, notamment grâce à la reconversion d’une partie de l’outil de production de KNDS Belgium, qui devrait pouvoir fournir près de 32 000 obus de 155 mm par an dès l’année prochaine. Même son de cloche chez MBDA, qui a fait progressivement passer sa production de missiles Mistral de 10 par mois à près de 40 d’ici à la fin de l’année. Chez Eurenco, qui a récemment rapatrié à Bergerac la production de poudre un temps délocalisée en Suède, on espère pouvoir fournir en 2025 assez de poudre propulsive pour l’équivalent de 95 000 coups complets, avec un objectif post-2026 de plus de 225 000 équivalents coups complets.

Mais, si les efforts sont concrets, l’évolution reste plus lente que ce que les décideurs et les opérationnels auraient souhaité en 2022. Si le manque de commandes fermes de la part des États en a longtemps été la cause principale, les goulets d’étranglement sont aujourd’hui ailleurs. D’une part, pour produire plus, il faut recruter, alors même que le secteur industriel dans son ensemble connaît une énorme pénurie de main-d’œuvre, notamment en France. D’autre part, partout en Europe, il est souvent très difficile d’implanter de nouvelles usines tant les contraintes réglementaires sont énormes en matière de sécurisation du stockage, de la production et de l’acheminement des matières explosives. Or, un peu partout, les installations existantes commencent à arriver à saturation, si bien qu’il ne sera pas possible de continuer à doubler les cadences de production tous les 12 ou 24 mois sans réaliser de lourds travaux de modernisation et de réagencement… impliquant bien souvent de fermer temporairement tout ou partie des sites de production.

Enfin, l’un des principaux freins à la reconstitution des stocks nationaux et aux livraisons à l’Ukraine est, tout simplement, l’économie de marché. Face à la demande accrue en munitions, le prix actuel d’un obus de 155 mm est souvent compris entre 4 000 et 10 000 dollars l’unité, soit quatre fois plus qu’avant la guerre. Pour les munitionnaires européens, il devient dès lors nécessaire de consacrer une partie importante de leur production à l’exportation hors UE, non seulement pour maximiser leur trésorerie, mais aussi pour accompagner les livraisons des obusiers et lance – missiles exportés par les grands groupes (MBDA, Nexter, Thales, Rheinmetall, etc.). Une tendance qui pousse également à la conservation de marchés captifs, avec des obus optimisés pour un seul type de canon par exemple, malgré le standard STANAG 4425 de l’OTAN.

Ce sera peut-être là, d’ailleurs, l’un des principaux effets de bord bénéfiques des dispositions mises en place par l’AED. En incitant à l’acquisition groupée de lots importants de munitions, et en procédant à des achats directs auprès de plusieurs industriels européens au profit de l’Ukraine, les instances européennes poussent à la consolidation et à la coopération dans la filière munitionnaire. Pour ce qui est de la consolidation, citons notamment l’intégration réussie de KNDS Ammo Italy (ex – Simmel Difesa) et de KNDS Belgium (ex – Mecar) au sein de la direction des munitions de KNDS France, le rachat de l’espagnol Expal par Rheinmetall, ou encore les projets d’implantation de deux nouvelles usines Eurenco dans d’autres pays européens. Et pour ce qui concerne la coopération, on peut rappeler que KNDS France fabriquera des obus et des fusées pour les obusiers allemands, que Rheinmetall a été mandaté pour fournir des éléments (obus, fusées et amorces) destinés au CAESAR français (3), ou encore que de nombreux obus de Rheinmetall, de BAE Systems, de Saab ou de PGZ sont propulsés par des charges fabriquées en France par Eurenco. Outre les besoins déjà exprimés sur le terrain par les forces ukrainiennes, la mise en place d’un véritable écosystème munitionnaire européen pourrait bien permettre une « restandardisation » de certaines munitions, notamment les obus basiques de 155 mm.

Yannick Smaldore

areion24.news