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lundi 28 octobre 2024

De la compétition à la guerre des drones : un instrument de diplomatie technologique

 

En raison de multiples facteurs d’accessibilité, de facilité d’emploi et du renforcement de leur dualité, l’utilisation des drones est aujourd’hui devenue un marqueur des conflits contemporains, tant à la main d’États que de groupes armés non étatiques. Face à la multiplication des nouveaux acteurs, ce contexte représente un puissant accélérateur et un point de rupture dans les conflictualités, qui interroge inévitablement sur l’évolution de l’emploi des drones.

En juin 1999, Patrick Brunet, journaliste français d’une revue aéronautique de référence, Air & Cosmos, écrivait : « Il est bien fini le temps où les drones étaient considérés comme de simples jouets radiocommandés. En moins de dix ans, ces véhicules sont passés du rang de systèmes expérimentaux à celui d’auxiliaires indispensables à la conduite des opérations. (…) Les besoins des utilisateurs s’affinent tandis que les systèmes évoluent pour suivre le marché. » (1) Trois décennies plus tard, la tendance s’est inversée, passant d’une industrie balbutiante à une prolifération sans limite. Dans ce contexte très spécifique, la technologie des drones génère une compétition tous azimuts et, proportionnellement, une utilisation aussi forte. Elle est considérée par extension comme un instrument de puissance et d’influence. Les exemples abondent en ce sens.

En mai dernier, au sortir d’une réunion entre les ministres de l’Intérieur des trois pays baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie), la Norvège, la Finlande, et la Pologne (2) ont émis le projet d’avoir recours à des drones en complément de technologies fixes pour assurer la surveillance et la protection des frontières face à la menace russe ; cette intention est nommée « muraille de drones ». Deuxième exemple, le drone Bayraktar TB2, symbole de réussite industrielle et militaire de la Turquie, a été glorifié par l’armée ukrainienne au point qu’une chanson a été écrite et diffusée en son honneur sur les réseaux. Un troisième exemple : les Gardiens de la Révolution iraniens avaient révélé en mai 2021, peu de temps après l’entrée en vigueur d’une trêve entre Israël et des groupes armés palestiniens, un nouveau drone de combat nommé « Gaza », en soutien aux Palestiniens (3). Lors du dernier salon de l’armement de Doha, au Qatar (mars 2024), l’actualité a de nouveau mis en avant cet appareil, qui vient souligner les caractéristiques précédemment décrites où se mêlent technologie, puissance et diplomatie. Au regard des relations entre les deux pays en guerre ouverte, ce type d’appareil pourrait attiser les fortes tensions existantes.

Sommes-nous dans l’ère des drones ? 

Ces engins inhabités sont sur tous les fronts — aérien, terrestre, ou naval. Leur disponibilité opérationnelle et leur généralisation les place au cœur des combats, de manière non exhaustive de l’Ukraine à Gaza, de la mer Rouge à la mer de Chine méridionale. Un rapport du Sénat en 2021 (4) identifiait d’ailleurs précisément cette montée en puissance des engins inhabités, aussi bien d’un point de vue capacitaire qu’en termes de menaces. Nous sommes entrés dans la « deuxième ère des drones » (5), qui supprime la temporalité et les frontières tout en réunissant en son sein une multitude d’acteurs (pays pairs, terroristes, acteurs non étatiques). Les drones semblent changer les contours de la guerre et symbolisent un retour des conflits « de haute intensité » face à de nombreux systèmes d’armes sur des théâtres d’opérations devenus de plus en plus contestés. Leurs utilisateurs rivalisent d’ingéniosité et prolifèrent (multiplication de charges utiles — capteurs, nacelle, télémètre —, recours à des smartphones pour les diriger, structure du drone — à base de carton ou autres composants jetables —, biomimétisme, etc.) et viennent ajouter quelques couches supplémentaires au « brouillard de la guerre » cher à Clausewitz. Pour exemple, les drones FPV (First Person View) qui, grâce à une caméra embarquée et à un système de transmission vidéo en direct (vers un casque ou des lunettes spéciales portées par le pilote), permettent d’être en immersion totale. Ce système offre au pilote une vision en temps réel de l’image vue par le drone. L’État islamique a utilisé ce type d’engins achetés dans le commerce en l’augmentant d’obus de mortier et de grenades. Les drones ont tendance à évoluer vers une hybridité capacitaire (6).

S’ajoute un deuxième élément : la généralisation d’un champ de bataille numérisé et de l’intégration progressive d’appareils dotés d’intelligence artificielle (IA). L’actualité montre une forte évolution en ce sens et des ambitions dans la conduite des combats en favorisant la création d’un environnement informationnel. Les drones ne font pas exception à cette structuration que l’IA vient renforcer plus encore. Les essaims de drones en sont un parfait exemple. En mai 2021, l’armée israélienne a eu recours à des essaims de drones de petite taille équipés d’IA pour la détection de lance-roquettes et se sont avérés être une aide à l’exploitation du renseignement par d’autres effecteurs. Ce maillage numérisé et numérique ouvre une connaissance étendue du champ de bataille et de ce fait couvre un champ informationnel élargi. Il en est de même pour les forces armées de l’Ukraine qui font preuve d’un usage inédit et multiforme de l’IA (planification d’attaques, exécution de ces plans à l’aide de drones, identification de criminels de guerre, ou encore lutte contre la désinformation). Le secteur civil n’est pas en reste : fin aout 2023, un drone équipé d’IA a dépassé pour la première fois des champions de course de drones.

Les terrains d’affrontement ne touchent pas uniquement les zones de conflits ou les théâtres d’opérations, mais concernent également la compétition industrielle. Selon le cabinet américain Teal Group, le marché des drones militaires et civils croît chaque année de 9 % et il estime une hausse conséquente des dépenses pour leur acquisition dans un horizon à dix ans. Le caractère dual des drones vient renforcer la compétition et de facto leur prolifération. Le marché des drones était à l’origine la chasse gardée d’une poignée de pays comme les États-Unis et Israël, qui sont à présent fortement concurrencés par la Chine, la Turquie et l’Iran. Actuellement, ils proposent des engins de différents types (7), armés ou non, capables d’évoluer sur une distance d’une dizaine de kilomètres à plus de 1000 km avec pour caractéristique principale d’être rustiques (8) et fonctionnels. De plus, sur le plan économique, ces appareils sont bien moins couteux que ceux des rivaux américains et israéliens. À titre d’exemple, le drone armé Bayraktar TB2 est vendu à environ 5 millions de dollars (4,6 millions d’euros) contre 20 millions de dollars (18,3 millions d’euros) pour un appareil américain équivalent. Les drones sont résolument des instruments de diplomatie technologique et de compétition. Ainsi en février 2024, dans le cadre de la « Facilité européenne pour la paix » (FEP) (9), les représentants permanents de la Grèce, de Chypre et de la France ont marqué leur désaccord pour l’achat de drones turcs. Ce refus s’explique par le fait qu’est privilégié le développement de l’industrie de défense européenne (10).

La compétition dronique correspond à un environnement à la fois complexe et concurrentiel, dynamique à laquelle s’ajoute la manifestation de nouveaux acteurs qui ont tendance à bouleverser et battre le rythme de ces technologies inhabitées.

Les nouveaux acteurs : Chine, Corée du Nord, Iran, Russie et Turquie

Les professeurs d’économie (ESSEC) Marc Guyot et Radu Vranceanu constatent que le modèle « démocratique libéral », réunissant démocratie politique et économie de marché, n’a pas eu d’écho favorable et de ce fait n’a pas trouvé les moyens pour s’imposer à l’échelle mondiale (11). De nombreux chefs de file des pays émergents montrent un attrait certain pour ces pays autoritaires ; à tout le moins, ils commercent sans problème avec eux (12). Dans cette perspective, se pose l’épineuse question du Régime de contrôle de la technologie des missiles (Missile Technology Export Control Regime – MTCR), créé en 1987 à l’initiative des pays industrialisés du G7 dans le but de limiter la prolifération des systèmes vecteurs d’armes nucléaires. Entrent dans cette catégorie les missiles balistiques et les aéronefs sans pilote (missiles de croisière et drones) (13). Il est opportun de rappeler que le MTCR a pour finalité d’encadrer et même de freiner les transferts technologiques. La Chine, la Corée du Nord et l’Iran n’ont pas adhéré au MTCR, au contraire de la Russie (1995) et de la Turquie (1997).

Les récents conflits ont renforcé le transfert et la circulation de la technologie des drones. Ainsi, la Russie utilise depuis octobre 2022 des drones « kamikazes » de facture iranienne Shahed-136 (14) qui sont développés à partir d’une technologie chinoise. Lors de la visite officielle en septembre 2023 de la Corée du Nord en Russie, le dirigeant Kim Jong-un aurait reçu en guise de présent des drones « kamikazes » russes Geran-2, qui sont issus des bases technologiques du drone Shahed-136 (15). Les drones servent, sans aucune mesure, d’étendard qui lie diplomatie et technologie. Parallèlement, il est opportun de rappeler que la Chine et la Russie étaient signataires de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Comprehensive Plan of Action) en juillet 2015 qui avait pour finalité de limiter l’ambition iranienne pour l’acquisition de l’arme atomique. En 2018, sous la présidence Trump, cet accord avait évolué dans un sens contraire, remettant complètement en question les engagements et laissant finalement la place à une coopération marquée entre l’Iran et la Russie. Cette dernière, comme évoqué précédemment, emprunte d’ailleurs des drones iraniens dans la guerre en Ukraine (16).

Par ailleurs, la Turquie, qui est un acteur émergent dans la conception des drones, s’est tournée par le passé vers la Chine. En effet, pour dépasser les contraintes du MTCR tout en respectant son engagement, Ankara a sollicité Pékin, faute du soutien des États membres, pour se constituer une première capacité courte portée (40 km – 150 km) (17). En conséquence de quoi, elle a mis l’accent sur cette capacité pour développer des appareils plus performants qui correspondent aux briques technologiques des drones connus actuellement.

En plus, d’être dans un contexte qui renforce la circulation de la technologie des engins inhabités, ces derniers sont à présent armés et plus seulement de reconnaissance. Cette évolution vient poser les questions du développement futur des drones hypersoniques et de la distance de tir ; et plus encore de la façon dont les drones pourront faire face aux armes hypersoniques.

La position française, une équation industrielle pour une maitrise souveraine

La Cour des comptes faisait le constat en février 2020 d’une « rupture stratégique mal conduite », de même que plus récemment le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a reconnu que la France fait face à un « fâcheux retard en matière de drones à cause de mauvaises décisions prises il y a dix ou quinze ans ». Plus que jamais, la filière dronique revêt des intérêts de premier ordre, stratégique, opérationnel et économique. D’ailleurs, les évolutions de ratio quantité-qualité sont au cœur des réflexions et notamment les questions de masse et de sophistication (18). À cet effet, la loi de programmation militaire (LPM) donne une place conséquente aux drones et pour relever le défi, la France leur consacrera 5 milliards d’euros à partir de cette année jusqu’en 2030 — temporalité équivalente à celle de la LPM.

Dans ce contexte, des solutions sont recherchées, d’une part en termes de souplesse grâce à l’effort du développement de drones fabriqués à bas cout permettant à des entreprises de plus petite taille, les PME, par rapport aux grands groupes, maitres d’œuvre de programmes complexes ou systèmes majeurs (Airbus, Dassault Aviation, DCNS, MBDA, Nexter, Safran et Thales) de proposer et d’intégrer des équipements innovants plus rapidement. Le passage à l’économie de guerre a été salué par Sébastien Lecornu qui a annoncé la commande de 2000 munitions téléopérées à plusieurs industriels à destination des armées françaises et de l’Ukraine (19). L’entreprise française Delair, tout en s’associant à Nexter, fait figure d’exemple en s’inscrivant dans cette dynamique soutenue par la Direction générale de l’armement (DGA) et l’Agence Innovation Défense (AID) (20). L’ambition française est d’être dotée d’une filière de munitions télé-opérées (MTO) et de maitriser la capacité de vol en essaims. D’autre part, ce changement de modèle permet un continuum pour le développement de programmes plus longs et forcément plus couteux ; la durée des cycles de programmes de développement des équipements militaires devenant ainsi moins prégnante. Prévoir des drones à la fois hautement sophistiqués et couteux ou favoriser le développement de plateformes rustiques à bas cout ne semble plus être un problème.

Il est important de rappeler que les technologies inhabitées ne concernent pas seulement la troisième dimension. D’ailleurs, la LPM prévoit l’intégration des premières unités robotisées dans l’armée de terre à l’horizon 2030, dont l’objectif est la coopération soldat-robots terrestres. De même que fin décembre dernier la DGA a conclu un accord-cadre avec Naval Group pour développer un sous-marin de combat sans équipage (Extra Large Unmanned Underwater Vehicle, XL-UUV). Ainsi, la France rentrerait à son tour dans le club des nations (États-Unis, Russie, Chine) maitrisant les grands drones sous-marins. Le développement de capacités dronisées adaptées aux différents contextes opérationnels est un important défi et les start-ups, les PME et grands groupes français ont tous les attributs pour mener à bien les intérêts souverains de notre pays.

En conclusion, les drones, outils polyvalents et de diplomatie technologique permettent de répondre à de nombreuses missions. Même si leur capacité est étendue, les conflictualités prennent des formes inattendues et touchent la planète dans son entièreté au point qu’un développement adapté aux différents contextes opérationnels est un enjeu de taille et assurément complexe.

Notes

(1) Patrick Brunet, « Les drones cherchent une plus grande polyvalence », Air & Cosmos-Aviation International, 18 juin 1999, p. 26.

(2) Ces six pays sont membres de l’OTAN.

(3) Il serait capable d’atteindre le territoire israélien depuis l’Iran et de transporter plus d’une dizaine de bombes.

(4) Cédric Perrin et al., « Se préparer à la « guerre des drones » : un enjeu stratégique », rapport d’information n°711, fait au nom de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées (https://​digital​.areion24​.news/​8t3), 23 juin 2021.

(5) Assemblée générale des Nations Unies, « Utilisation de drones armés pour des assassinats ciblés », Rapport de la Rapporteuse spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires (https://​digital​.areion24​.news/​tn0), 15 aout 2020.

(6) Océane Zubeldia, « Progrès technologiques et hybridité : l’exemple des drones aériens, de nouveaux game changer ? », Revue Défense Nationale, vol. 832, n° 7, 2020, p. 110-114 (https://​doi​.org/​1​0​.​3​9​1​7​/​r​d​n​a​.​8​3​2​.​0​110).

(7) Ils peuvent être distingués suivant trois classes : I (inférieur à 150 kg), II (150-600 kg), III (supérieur à 600 kg).

(8) C’est-à-dire simples d’emploi et résistants, contrairement à un système plus sophistiqué, plus enclin à la « fragilité ».

(9) Elle vise à apporter une assistance financière à l’aide militaire fournie par les États membres à l’Ukraine.

(10) Laurent Lagneau, « La France et la Grèce auraient bloqué l’achat de drones turcs pour l’Ukraine via un financement européen » (https://​digital​.areion24​.news/​va8), 21 février 2024.

(11) Marc Guyot et al., « Chine, Russie, Iran, Corée du Nord : le nouveau pacte des autocrates ? » (https://​digital​.areion24​.news/​onw), 2 mai 2024.

(12) Ibid.

(13) À partir d’une charge utile de 500 kg et d’une portée de 300 km.

(14) Ce drone a une portée de 2500 kilomètres.

(15) De son côté la Corée du Nord fournit déjà des munitions et des missiles.

(16) Pierre Haski, « Iran-Russie-Chine : « axe du mal » ou alliance de circonstance ? » (https://​digital​.areion24​.news/​97o), 18 avril 2024.

(17) Stéphane Dolory, « Le développement des technologies balistiques hors du MTCR : conséquences pour le régime » (https://​digital​.areion24​.news/​s8m), 6 octobre 2017.

(18) Raphaël Briant, « La masse dans les armées françaises. Un défi pour la haute intensité », Focus stratégique, n° 105 (https://​digital​.areion24​.news/​vwo), juin 2021.

(19) Ministère des Armées, « Sébastien Lecornu annonce une commande de 2 000 drones kamikazes » (https://​digital​.areion24​.news/​qam), 1er mars 2024.

(20) De nombreuses entreprises au départ uniquement à vocation civile, comme par exemple l’entreprise française Parrot, ont rejoint également le développement d’équipements militaires et soulignent ainsi le caractère dual des drones.

Océane Zubeldia

areion24.news