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vendredi 27 septembre 2024

Travailleurs palestiniens en Israël : portrait d’une main-d’œuvre indispensable

 

L’embauche de Palestiniens en Israël commence en 1967, lorsque les forces de défense israéliennes (Tsahal) conquièrent la Cisjordanie et la bande de Gaza. À l’heure actuelle, on estime à 150 000 le nombre de personnes issues des Territoires occupés qui travaillent dans le pays, avec ou sans permis. S’ils ne représentent que 3 % de la main-d’œuvre locale, ces individus occupent une place stratégique dans les secteurs du BTP, du tertiaire, de l’industrie et de l’agriculture. Néanmoins, ils sont soumis à des réglementations strictes qui encadrent à la fois leur travail et leurs déplacements en Israël et dans les colonies. Et le numérique ajoute un nouveau degré de complexité à ce contexte.

Les travailleurs palestiniens sont présents dans plusieurs secteurs clés de l’économie israélienne. Cette main-d’œuvre est stratégique à plusieurs égards. D’une part, certains secteurs en sont dépendants, car elle fournit l’essentiel des effectifs ouvriers ; c’est le cas du BTP, dans lequel sont embauchés 60 % des Palestiniens. Dans un contexte de crise du logement qui sévit dans le pays depuis plus de dix ans et qui a mené aux contestations de 2011, les chantiers de construction se multiplient, poussant les kablanim (entrepreneurs en hébreu) à demander toujours plus de main-d’œuvre palestinienne : 16 % des Palestiniens des Territoires occupés sont embauchés dans le tertiaire, 13 % dans l’industrie et les 6 % restants dans l’agriculture. Les kablanim peinent à recruter des Israéliens qui semblent snober ces professions peu rémunératrices et considérées comme dégradantes.

D’autre part, cette main-d’œuvre est accessible et peu coûteuse à l’emploi : elle est payée à hauteur de 5 800 shekels (1 400 euros) net par mois en moyenne, soit le salaire minimum en Israël, mais celui-ci peut être inférieur dans les colonies. Elle est facilement remplaçable, et les candidats ne manquent pas. Le travail en Israël attire, car les salaires y sont plus élevés, et que ce soit en Cisjordanie ou à Gaza, les perspectives de trouver un emploi sont limitées : le chômage en Cisjordanie touche 17 % de la population active, et dans la bande de Gaza, il atteint 44 % ! En Israël, un travailleur palestinien peut espérer obtenir un salaire mensuel en moyenne trois fois plus haut que dans les Territoires gérés par l’Autorité nationale palestinienne (ANP), où le salaire moyen est de 440 euros, et presque huit fois supérieur à celui dans la bande de Gaza (200 euros).

Le régime israélien des permis et ses réalités 

Afin de pouvoir accéder à un permis de travail en Israël, un candidat ne doit avoir aucun antécédent judiciaire ou sécuritaire dans les registres israéliens, être âgé de 24 ans minimum et marié. Il est important de spécifier que les deux dernières conditions ne sont pas systématiquement appliquées dans le recrutement pour les colonies. Les hommes comptent pour 99 % des travailleurs palestiniens en Israël. Plusieurs explications sont données : la première tient au fait que la politisation de la femme est forte dans le conflit avec Israël, il existe donc une vive opposition à ce que les femmes palestiniennes travaillent pour le compte de « l’occupant ». Deuxièmement, le travail féminin en Israël est davantage mal perçu par la société palestinienne, qui reste ancrée sur des valeurs patriarcales et conservatrices. Enfin, des secteurs clés comme la production de textile, où étaient autrefois embauchées de nombreuses femmes palestiniennes, sont concurrencés par des délocalisations en Égypte et en Jordanie dans les années 1990, rendues possibles par les accords de paix avec ces deux pays respectifs (1979 et 1994). Les Palestiniennes sont principalement embauchées dans les secteurs de l’industrie et de l’agriculture et sont proportionnellement plus présentes dans les colonies que les hommes. Elles travaillent souvent de manière non déclarée, sont moins rémunérées et plus vulnérables que leurs homologues masculins. En outre, les femmes osent peu se plaindre auprès des ONG et des organisations de défense des droits des travailleurs, car leur activité fait débat au sein de la société palestinienne et est dissimulée, notamment parce que beaucoup sont recrutées dans les colonies.

En 1982, un tiers de la population active palestinienne de la bande de Gaza et de Cisjordanie avait travaillé au moins une fois en Israël. La première Intifada (1987-1993) a changé la donne et annoncé la fin du statu quo entre Israéliens et Palestiniens. Jusqu’en 1987, les économies israélienne et palestinienne étaient fortement imbriquées l’une dans l’autre, au point d’être difficilement dissociables. Israël fournissait des biens de consommation aux Territoires occupés et absorbait une grande part de sa population active, qui était ensuite intégrée à son marché du travail dans le but d’obtenir une paix sociale, politique et économique auprès des Palestiniens. Néanmoins, la première Intifada a marqué les esprits des Israéliens par l’ampleur des violences, mais également par la participation active des travailleurs au soulèvement. En signe de protestation, des milliers de Palestiniens refusent de se rendre sur leur lieu de travail en Israël et sont parfois les auteurs d’attaques, ce qui augmente la méfiance des Israéliens à leur égard. La politique de « permis de sortie général » prend fin en 1991 et oblige les Palestiniens à se munir d’une autorisation personnelle afin de pouvoir continuer à exercer leur métier en Israël. C’est également au tournant des années 1980 qu’Israël déploie un nombre croissant d’obstacles et de checkpoints le long de la ligne d’armistice de 1949.

Ces mesures de restriction d’accès au sol israélien sont mises en place afin de contrôler les entrées des Palestiniens. Il est question de permis de travail, mais aussi de visites médicales, familiales, pour motif humanitaire, etc. Ils sont accordés pour des durées allant de quelques mois à deux ans et peuvent être renouvelés au terme de leur validité. Afin d’obtenir un permis d’entrée/de travail en Israël, les Palestiniens déposent une demande à la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), qui fait office d’administration civile en Cisjordanie occupée et d’interlocuteur avec la bande de Gaza. Un Palestinien souhaitant travailler en Israël doit au préalable entrer en contact avec un employeur pour avoir une permission qui le lie professionnellement à celui-ci. Cela induit qu’un travailleur palestinien ne peut pas changer d’employeur chemin faisant, sans la volonté de ce dernier. L’administration israélienne juge qu’il est ainsi plus facile de surveiller les mouvements des Palestiniens qui se trouvent sur son territoire. Ce mécanisme de contrôle implique qu’un employeur peut à tout moment et sans difficulté rompre un contrat de travail avant son terme dans le cas d’un litige professionnel ou personnel avec son employé.

Près de 40 000 Palestiniens travailleraient légalement dans les colonies de Cisjordanie, mais le chiffre réel pourrait être plus élevé, car l’informel y est développé. Obtenir un permis de travail pour les colonies de Cisjordanie est plus facile que d’en avoir un pour Israël. En effet, les lois du travail dans les implantations sont moins strictes et moins rigoureusement appliquées qu’en Israël. C’est un mélange de droit archaïque jordanien et de législations propres à chaque colonie, plus laxiste en ce qui concerne les droits sociaux des travailleurs ainsi que les réglementations en matière de sécurité sur le lieu de travail. Les Palestiniens sont nettement moins bien rémunérés qu’en Israël et gagnent entre 13 et 25 euros par jour, soit trois à quatre fois moins qu’à Jérusalem ou à Tel-Aviv. Ils n’ont pas le droit à des congés payés ni à des arrêts maladie et sont souvent rémunérés en espèces de façon non déclarée, ce qui ne laisse aucune possibilité de recours légal en cas de litige avec l’employeur, faute de traçabilité. De nombreuses ONG palestiniennes, israéliennes et internationales, telles que Al-Haq, KavLaoved ou Human Rights Watch, dénoncent les abus commis contre des travailleurs palestiniens dans les colonies. En parallèle, elles alertent sur la présence de mineurs dans certains champs agricoles, notamment dans la vallée du Jourdain pour la culture des dattes. De plus, les ONG pointent du doigt les longues heures d’attente dans les checkpoints, les infrastructures inadaptées pour accueillir autant de personnes ainsi que les abus et autres humiliations quotidiennes subis par les Palestiniens de la part des forces de sécurité israéliennes. Les files d’attente s’éternisent plusieurs heures, souvent à l’extérieur, sans protection contre les aléas météorologiques, debout et dans des corridors surpeuplés. La plupart des travailleurs palestiniens se lèvent à 2 ou 3 heures du matin afin de pouvoir arriver à temps. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup choisissent, légalement ou pas, de rester dormir la semaine sur les chantiers, dans des chambres louées ou dans des préfabriqués proches de leur lieu de travail. Une grande partie des travailleurs gazaouis séjournent un mois consécutif ou plus en Israël.

Les permis de travail comme moyen de gestion du conflit

La régulation du nombre de Palestiniens autorisés à travailler en Israël est un outil politique et diplomatique puissant aux mains de l’État hébreu. Jusqu’à la première Intifada, elle a été utilisée pour maintenir un niveau de dépendance et de développement économiques de la population occupée. Ensuite, à partir de 1993, Israël met en place des mesures afin de substituer aux Palestiniens des travailleurs venus principalement d’Asie et d’Europe de l’Est dans un cadre plus large de politique de séparation systématique entre Palestiniens et Israéliens. Ces mesures interviennent au moment des pourparlers entre Israël et les Palestiniens qui ont lieu durant les périodes qui précèdent et suivent les accords d’Oslo en 1993, et servent de levier économique. En effet, la réduction ou l’augmentation des quotas de permis de travail sont utilisées afin d’exercer une pression politique sur l’ANP et, depuis 2014, sur le Hamas qui gouverne de facto la bande de Gaza et la population qui y vit. Durant les nombreuses opérations militaires qui opposent Tsahal aux groupes militants de la bande côtière, le blocus du terminal d’Erez, unique point de passage terrestre entre Israël et Gaza, est un outil de pression politique pour celui-ci. Les 20 000 Palestiniens qui travaillent en Israël subviennent aux besoins d’environ 250 000 personnes, ce qui en fait une manne de revenus importante pour le Hamas (25 millions d’euros tous les mois).

Le système des permis d’entrée est aussi un moyen efficace aux mains du gouvernement israélien afin de filtrer les populations « indésirables » de son territoire. L’ONG israélienne Machsom Watch estime que 500 000 personnes en Cisjordanie sont inscrites sur la « liste noire » des services de renseignement et ne peuvent en aucun cas pénétrer sur le sol israélien. Yaël Berda, sociologue israélienne et professeure à l’université hébraïque de Jérusalem, considère que les motifs de ces empêchements ne sont jamais clairement exposés, et les raisons souvent floues. Ainsi, un casier judiciaire non vierge est naturellement un frein pour obtenir un permis de travail ou de visite en Israël, de même que l’appartenance à une organisation dite terroriste. Dans le même registre sécuritaire, une démonstration de soutien à des actes ou à des groupes classés comme terroristes, ce qui comprend également des publications sur les réseaux sociaux et Internet, peut mener à une restriction d’entrée sur le sol israélien et ses colonies de Cisjordanie pour quelques années, voire indéfiniment. Il en va de même pour l’apologie du terrorisme et l’incitation à la haine. Enfin, ces mesures peuvent être accompagnées de poursuites judiciaires et de lourdes peines d’emprisonnement.

Intermédiation, contournements et travail informel

Le système des permis instauré par Israël ne pourrait fonctionner sans le concours actif d’un ensemble d’intermédiaires palestiniens. Les Israéliens ont interdiction de se rendre dans les Territoires pour recruter et les Palestiniens ne peuvent obtenir une autorisation d’entrée en Israël qu’en étant déjà liés à un entrepreneur israélien. La mise en relation entre un employeur israélien et un travailleur palestinien est donc primordiale et passe souvent par un Palestinien d’Israël ou des Territoires occupés qui fait la médiation entre les deux parties. De nombreux intermédiaires palestiniens prennent des commissions afin d’établir ce lien. En outre, les permis peuvent être échangés entre entrepreneurs, voire monnayés. Ce système a créé un marché parallèle informel et non régulé par l’État hébreu qui génère des millions de shekels par an. La vente de permis de travail est illégale selon la législation israélienne, ce qui n’empêche pas un grand nombre de Palestiniens et d’Israéliens de s’enrichir en prenant des commissions sur des transferts de permis. Une autorisation de travail se vend entre 500 et 600 euros le mois, ce qui peut équivaloir à plus du tiers du salaire d’un ouvrier dans le bâtiment. Certains intermédiaires proposent des « forfaits » de six mois pour des sommes allant jusqu’à 2 000 euros, souvent payés en liquide et à l’avance. Plus de 60 % des travailleurs dans le secteur du BTP auraient acheté leur permis en 2019 ; chaque jour, des dizaines de posts sont publiés sur Facebook afin d’en vendre et d’en acquérir en ligne.

Pour ceux qui ne peuvent obtenir de certificat de travail de manière légale ou informelle, il existe la solution du passage clandestin en Israël. D’après le Centre des statistiques palestinien (PCBS) et la Banque d’Israël, en 2019, sur 150 000 travailleurs palestiniens, 53 000 avait obtenu leur permis de façon conventionnelle et légale, 58 000 avaient acheté leur permis et 39 000 étaient employés illégalement en Israël. Les clandestins doivent s’acquitter de sommes allant de 40 à 60 euros pour un trajet risqué qui peut parfois leur coûter la vie. Un Palestinien sans permis qui est arrêté par les autorités peut être interdit d’entrée en Israël pendant dix-huit mois. En cas de récidive, il encourt une peine d’un an d’emprisonnement et trois ans d’interdiction de séjour. L’ampleur du travail informel en Israël pourrait être bien plus élevée, car difficilement quantifiable.

La main-d’œuvre palestinienne et son contrôle à l’ère du 2.0

Depuis une dizaine d’années, de nouvelles techniques et dynamiques d’emploi de Palestiniens se développent en Israël. En 2014, après presque dix ans d’absence, certains travailleurs de Gaza sont de nouveau autorisés à travailler en Israël. De nos jours, 20 000 Gazaouis sont embauchés en Israël. Ce chiffre est faible comparé au pic atteint en 1986, durant lequel Israël absorbait 46 % de la population active de la bande de Gaza. Toutefois, les quotas pourraient être augmentés, car les militaires et les services de sécurité israéliens y voient un moyen efficace pour éviter tout regain de tension avec la population palestinienne. Pour faciliter cela, l’État israélien a entrepris de construire un point de passage, frontalier de la bande de Gaza, à la pointe de la technologie. Le terminal d’Erez est le projet le plus abouti en matière de contrôle biométrique et de vidéosurveillance en Israël. Ce système est calqué sur les dispositifs déjà existants dans les structures aéroportuaires en Israël avec des bornes de contrôle par caméra et par scan de la carte magnétique. Le terminal ultrasophistiqué permet de « filtrer » 10 000 personnes en seulement trois heures, alors qu’en moyenne, une demi-journée est nécessaire pour la vérification sécuritaire de 3 000 personnes dans des checkpoints plus « classiques ». Le site d’Erez est équipé de caméras à reconnaissance faciale, d’un scanner puissant permettant de donner une imagerie médicale complète de l’individu en temps réel. Erez est géré uniquement par des civils, les fouilles et les contrôles se font à distance sans intervention physique de la part des Israéliens.

L’épidémie de Covid-19 a eu des conséquences sur le travail des Palestiniens en Israël. En 2019, Israël a décidé de fermer ses points de passage avec la Cisjordanie et Gaza afin de limiter la propagation du virus. Les Palestiniens qui souhaitaient continuer à exercer leur métier en Israël devaient rester sur leur lieu de travail pendant 60 jours consécutifs, sans possibilité de rentrer chez eux. De même, jusqu’en 2020, les paiements se faisaient uniquement en espèces au terme d’une journée ou d’une semaine de travail. Les travailleurs se trouvaient donc dans l’incapacité de retourner dans leur foyer et de pourvoir aux besoins de leurs familles. Les services de sécurité israéliens craignaient un mécontentement général de la population palestinienne, à bout économiquement, qui pouvait rapidement se transformer en crise plus grave. C’est pour cela que depuis 2020, sous l’impulsion de la COGAT et de la Banque d’Israël, les paiements des salaires se réalisent prioritairement par virement bancaire. Bien évidemment, le versement en liquide est loin d’avoir disparu.

En parallèle, le recrutement et la recherche d’emploi ont changé depuis une vingtaine d’années ; Internet est devenu un outil incontournable, tant pour les employeurs que pour les demandeurs d’emploi. Les procédures de demandes d’emploi qui s’effectuaient autrefois auprès des bureaux de l’administration civile des Territoires occupés se font, depuis avril 2020, sur l’application mobile « Al-Munasiq » (« le coordinateur », en arabe). Ce nouvel outil numérique permet en théorie de gagner du temps et d’éviter des déplacements difficiles dans un contexte où les entraves à la mobilité sont nombreuses pour les Palestiniens. Cependant, certaines ONG palestiniennes dénoncent les dérives potentielles que peut engendrer l’utilisation de l’application, liées au traçage numérique des personnes, et le transfert de leurs données personnelles aux services secrets israéliens. Ces informations sensibles pourraient être ensuite utilisées afin d’extorquer des renseignements par l’usage de divers moyens de chantage et de pression dans le but de faire coopérer les Palestiniens et les pousser à devenir des indicateurs pour le compte d’Israël en Cisjordanie et à Gaza.

La main-d’œuvre palestinienne est indispensable en Israël, et les travailleurs étrangers ne peuvent pas la remplacer. Les Israéliens semblent avoir compris qu’il est dans l’intérêt de chacun de maintenir ce système de dépendance économique. Sans autres perspectives en vue, la main-d’œuvre palestinienne a encore de l’avenir en Israël. 

Gabriel Terrasson

areion24.news