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jeudi 5 septembre 2024

L’eau potable à Taïwan : un impératif national

 

Sur fond de risques que font peser sur Taïwan les évènements climatiques extrêmes et ceux portant sur la possibilité d’un affrontement armé avec la Chine, les systèmes d’alimentation en eau recèlent pour le gouvernement de Taïwan une double importance. Elle est à la fois stratégique et sécuritaire, ce qui fait que leur protection et leur résilience relèvent directement de la défense opérationnelle du territoire.

L’année 2021 aura été pour Taïwan un marqueur du changement climatique : l’ile n’eut à souffrir d’aucun typhon, là où trois à quatre se produisent en temps normal. Ce fut une première depuis 1964. Si les typhons ont des effets dévastateurs pour l’habitat et les infrastructures, ils apportent en revanche leur lot de pluies torrentielles. Celles-ci contribuent à 50 % des ressources en eau brute mobilisables du pays. La pluviométrie y reste trois fois supérieure à la moyenne mondiale, mais, année après année, Taïwan fait le constat de changements profonds et est désormais confrontée à des manques en eau chroniques en rapport avec ses usages, et ce, malgré un important jeu de retenues hydrauliques. Ces dernières ont été pensées et conçues comme des artères stratégiques destinées à capter les ressources en eau dont l’ile a besoin.

On doit en particulier ces prouesses techniques à l’ingénieur japonais Yoichi Hatta quand Formose était encore sous le contrôle de l’Empire du Soleil levant. Ses principales réalisations ont été la retenue d’eau de Wushantou qui était considérée lors de son inauguration en 1930 comme la plus grande et moderne d’Asie. On doit également à l’ingénieur japonais les 15 000 kilomètres de canaux d’irrigation dans la plaine de Chianan qui ont transformé le quotidien de l’ile il y a un siècle en permettant de conduire l’eau issue de la forte pluviométrie, au grand profit de l’agriculture, et plus particulièrement de la culture du riz et de la canne à sucre (1).

L’empreinte en eau élevée de l’agriculture et des semi-conducteurs

Le secteur agricole représente encore les deux tiers de l’eau consommée aujourd’hui à Taïwan, pour permettre notamment deux récoltes annuelles de riz, de faire pousser des fruits tropicaux, etc., sur fond d’un impérieux besoin de sécurité alimentaire pour ses 24 millions d’habitants. Le sujet serait en effet des plus critique en cas de blocus, si la Chine était amenée à suivre cette stratégie navale et aérienne. Or, force est de constater que la Chine multiplie les manœuvres et les exercices de son armée de l’air et de sa marine aux abords de l’ile, pénétrant régulièrement l’espace aérien et les eaux territoriales de Taïwan.

En termes de ressources en eau, le problème est que cette agriculture ne s’est jamais véritablement réformée. Ses acteurs sont âgés, les niveaux de fuites dans les réseaux d’irrigation sont élevés, les cultures produites sont très exigeantes en eau, et trop peu de techniques d’irrigation intelligente ont su être mises en œuvre durant les trente dernières années. Il a fallu le réveil de 2021 pour que les autorités exigent que l’empreinte en eau de l’agriculture diminue. Ceci offrira à l’évidence de nombreuses opportunités aux entreprises occidentales et notamment israéliennes. Israël est en effet un État pionnier en matière d’irrigation économe en eau, où la réutilisation des eaux usées fournit 40 % des besoins du monde agricole et où 90 % de l’eau est réutilisée en circuit fermé.

Mais c’est dans un autre domaine qu’Israël et Taïwan vont étendre à l’avenir leur coopération : celui de l’efficience de l’eau utilisée dans l’industrie des semi-conducteurs. Les deux pays collaborent déjà étroitement sur ce sujet. D’un côté, Taïwan est responsable de 60 % de la production mondiale de semi-conducteurs avec son fleuron qu’est la TSMC. La Taiwan Semiconductor Manufacturing Company produit elle-même 90 % des puces essentielles au fonctionnement des téléphones cellulaires, des voitures et des matériels militaires. À l’inverse de cette scale-up nation telle qu’est perçue Taïwan aux États-Unis, autre acteur incontournable du marché des semi-conducteurs avec 12 % de la production mondiale, Israël est vu comme une start-up nation, également très impliquée dans cette technologie. D’où les accords de partenariats signés entre les deux pays dans ce domaine, mais nul doute que ceux-ci vont progressivement s’étendre au smart water industrial management — soit comment mieux utiliser l’eau dans les processus industriels — ainsi que sur les techniques de dessalement dans lesquelles l’État israélien est passé maitre.

Fabriquer des puces nécessite en effet l’utilisation d’une eau ultrapure produite à partir, le plus souvent, d’un réseau public d’approvisionnement. Pour fournir 1 m3 d’eau mille fois plus pure que l’eau de consommation humaine au robinet, il est ainsi besoin de 1,4 à 1,6 m3 d’eau. Par ailleurs, l’eau distribuée en usine est également utilisée pour la climatisation d’équipements, ainsi que pour le refroidissement des centres-serveurs, qui concourent à graver des puces de deux nanomètres, faisant la richesse et la spécificité de cette activité à très haute valeur ajoutée. Ceci explique que la TSMC consomme l’équivalent de 80 piscines olympiques par jour et que sa demande en eau soit en constante progression (2).

Un sujet de défense et de sécurité nationale

Confrontée à la raréfaction de ses ressources sur fond de changement climatique, Taïwan a fait de l’eau un sujet stratégique et sécuritaire. Pour cela, le gouvernement mise sur la sensibilisation et la formation de sa population pour qu’elle soit plus économe dans ses usages domestiques, agricoles et industriels. Celle-ci est l’une des plus éduquées au monde comme en témoigne le classement PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) des pays de l’OCDE que les étudiants taïwanais surperforment régulièrement. En 2022, ils étaient les troisièmes en mathématiques, les quatrièmes en sciences et les cinquièmes en lecture. Il suffit également de visiter le musée de l’eau potable de la capitale Taipei pour comprendre que les enjeux de l’eau dans le pays sont désormais abordés dès le plus jeune âge.

Au-delà, les premières actions destinées à renforcer la capacité de l’ile en termes de mobilisation de masses d’eau visent à procéder au curage des grandes retenues hydrauliques pour gagner en volume, à la réduction des fuites dans les réseaux d’adduction et de distribution, et au management de la pression dans les réseaux. Elles encouragent également des capacités de production décentralisées à partir de forages ou de prises d’eau, afin de servir de solutions de secours ou d’appoint en cas de problème dans les barrages et canaux, par exemple lors de pics de turbidité subis suite à de fortes pluies.

Le recours au dessalement se fait aussi dorénavant à marche forcée. Le 19 octobre 2023, le gouvernement a annoncé un plan de 13 milliards d’euros pour l’adaptation au changement climatique dans les quatre prochaines années, incluant la construction d’usines de dessalement à Hsinchu et à Tainan. Ce plan a pour ambition d’augmenter la résilience de l’alimentation en eau de Taïwan et de répondre à la demande à l’horizon 2036, en permettant notamment d’augmenter les réserves en eau du pays, passant de 28 % à 50 % de la consommation (3).

Des accords sont enfin passés en matière de coopération technique avec le Japon et les États-Unis. L’un d’eux notamment mérite d’être souligné. La Water resources agency (WRA) a en effet renforcé sa coopération avec l’U.S. Army corps of engineers (USACE), tant dans le domaine de la modélisation hydrogéologique que dans celui de la sureté des ouvrages. Un accord en ce sens a été signé le 15 mai 2023 entre le Taipei economic and cultural representative office (TECRO) aux États-Unis et l’American institute in Taiwan (AIT). Avant cela, en mars 2023, une délégation de l’USACE s’était rendue sur l’ile pour des discussions bilatérales portant notamment sur la protection des infrastructures critiques (4).

Car derrière l’augmentation des capacités de résilience des systèmes d’alimentation en eau de l’ile face aux événements climatiques extrêmes se profile également le besoin impérieux pour Taïwan de protéger ses infrastructures vitales contre toute atteinte pouvant venir de Chine. Nul doute à ce sujet que les stratèges de l’armée taïwanaise ont étudié de près le livre publié en 1999 par deux officiers supérieurs chinois, traduit depuis en anglais sous le titre Unrestricted Warfare et en français sous le titre La guerre hors limites (5).

Parmi les modes d’action qui y sont décrits, aux côtés des opérations militaires conventionnelles ou celles dites transverses (les attaques cyber ou encore l’affaiblissement de l’ennemi par la guerre psychologique), il est également question d’opérations non militaires, mais aux effets non moins dévastateurs. Ces dernières ont clairement pour objectif de diminuer voire de paralyser le potentiel économique de l’adversaire à travers un blocus maritime ou une atteinte à ses ressources essentielles, comme l’eau et l’électricité le sont au premier chef ; car, sans capacité de production et de distribution électrique, l’alimentation en eau potable devient difficile. Sans alimentation en eau potable, il est également impossible de soigner les blessés dans les hôpitaux.

Ces modes opératoires sont bien contraires à la convention de Genève du 12 aout 1949, relative à la protection des populations civiles en temps de guerre. Celle-ci est en effet très stricte sur l’interdiction de destruction d’installations civiles (article 53), sur la nécessité de permettre aux populations de continuer à se nourrir et à se soigner durant les conflits (article 55), sur le devoir de laisser les hôpitaux et les centres de soins fonctionner, ainsi que de tout mettre en œuvre pour empêcher le développement d’épidémies (article 56). Mais à la lecture de ce qui se passe en Ukraine ou ailleurs à Gaza, les protections jusque-là offertes par le droit international humanitaire semblent désormais bien dérisoires.

Aussi, nul doute que les infrastructures hydrauliques et électriques de Taïwan sont désormais durablement inscrites dans une logique de protection renforcée contre toute action malveillante d’origine humaine (acte de sabotage) ou cyber (action visant à paralyser les systèmes d’information industriels qui concourent au fonctionnement des barrages, des usines de traitement d’eau, des stations de surpression, etc.). Pour Taïwan, il est également question de la redondance des équipements en cas d’attaque et des stratégies d’ultime secours si les installations étaient durablement atteintes. La solution de citernage par camion en est une, afin de pouvoir continuer à alimenter des bâtiments sensibles pour raisons sécuritaires (par exemple les usines de semi-conducteurs et datacenters) et sanitaires (centres hospitaliers). En cas de rupture de la continuité d’activité du réseau public, l’alimentation en eau des populations en mode dégradé via des eaux en bouteille en est une autre, tout comme le recours à des puits collectifs fonctionnant avec des pompes à bras, comme il en existe au Japon, car le pays est régulièrement confronté à des destructions consécutives aux tremblements de terre.

Par ailleurs, Taïwan saura à l’évidence tirer des enseignements des nouvelles menaces qui pèsent sur les infrastructures électriques et hydrauliques, via des frappes directes de missiles, des attaques de drones ou des cyberattaques. Elles ne peuvent être ignorées par le ministère taïwanais de la Défense, au cas où la Chine serait un jour tentée de suivre les mêmes schémas tactiques que la Russie en Ukraine.

Notes

(1) Pour rendre hommage à l’ingénieur Yoichi Hatta, chaque 8 mai, une cérémonie reste organisée en présence de hautes autorités de Taïwan et du Japon, proche du lieu où il est enterré aux alentours de la ville de Tainan, l’ex-capitale au temps où le Japon contrôlait l’ile, et non loin du réservoir de Wushantou, pour la construction duquel Yoichi Hatta reste vénéré près d’un siècle plus tard.

(2) Emanuela Barbiroglio, « No Water No Microchips : What Is Happening In Taiwan ? », Forbes, 31 mai 2021 (https://​www​.forbes​.com/​s​i​t​e​s​/​e​m​a​n​u​e​l​a​b​a​r​b​i​r​o​g​l​i​o​/​2​0​2​1​/​0​5​/​3​1​/​n​o​-​w​a​t​e​r​-​n​o​-​m​i​c​r​o​c​h​i​p​s​-​w​h​a​t​-​i​s​-​h​a​p​p​e​n​i​n​g​-​i​n​-​t​a​i​w​an/).

(3) Lai Yu-chen, Ko Lin, « Taiwan to inject NT$411.6 billion in latest climate change adaptation plan », Focus Taiwan, 19 octobre 2023 (https://​focustaiwan​.tw/​p​o​l​i​t​i​c​s​/​2​0​2​3​1​0​1​9​0​0​2​0​?​u​t​m​_​s​o​u​r​c​e​=​g​r​o​u​n​d​.​n​e​w​s​&​u​t​m​_​m​e​d​i​u​m​=​r​e​f​e​r​ral).

(4) Voir la page sur la coopération internationale de la Taiwan Water Resources Agency (https://​eng​.wra​.gov​.tw/​c​p​.​a​s​p​x​?​n​=​5​163).

(5) Col. Qiao Liang and Col. Wang Xiangsui, Unrestricted Warfare, Beijing, PLA Literature and Arts Publishing House, 1999 ; La guerre hors limites, Paris, Rivages, 2006.

Franck Galland

areion24.news