En tout début de mois, ignorant le mandat d’arrêt international émis au printemps 2023 par la Cour pénale internationale à son encontre et alors que ses troupes poursuivent sur le sol ukrainien leur meurtrière « opération spéciale », le président russe Vladimir Poutine effectuait un déplacement officiel en Mongolie. Un trimestre plus tôt, en juin, le chef du Kremlin était reçu avec tous les honneurs à Pyongyang, autre capitale asiatique de plus en plus affairée dernièrement avec Moscou. Du 10 au 16 septembre, Russes et Chinois effectuaient des manœuvres militaires conjointes en mer du Japon, tandis qu’en Asie du Sud-Est, la « diplomatie moscovite » se fait de plus en plus présente aux côtés d’une junte militaire en perte de vitesse et que du côté de Kaboul enfin, le gouvernement intérimaire taliban ne fait guère mystère de ses « échanges constructifs » avec les autorités russes. Entretien avec Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe à Moscou.
Afghanistan : des contacts avec les Talibans mais pas de reconnaissance formelle
L’Émirat islamique d’Afghanistan célébrait le mois dernier ses 3 premières années au pouvoir, depuis la reprise de Kaboul par les forces talibanes à l’été 2021 et le retrait chaotique de la coalition internationale. Quel regard porte aujourd’hui Moscou sur l’Afghanistan et ses nouveaux maitres ? Quels sont ses projets ? La Russie de Vladimir Poutine sera-t-elle parmi les premières nations à reconnaître officiellement le gouvernement taliban ?
Arnaud Dubien : L’histoire des relations entre le Kremlin et les Talibans est pour le moins complexe. Rappelons que la Russie, dès 1997 et la précédente chute de Kaboul, soutenait l’Alliance du Nord aux côtés des Iraniens et des Indiens. Poutine avait également apporté son soutien politique et symbolique aux États-Unis après le 11 septembre 2001. Cependant, le retrait des Américains a changé la donne, de même, semble-t-il, que la relative modération des Talibans en politique étrangère. L’analyse faite par le pouvoir russe est que le régime de Kaboul n’a plus aucune velléité expansionniste en Asie centrale ex-soviétique et qu’il ne cherche pas à déstabiliser les frontières de l’ex-URSS. C’est au fond le plus important vu de Moscou où l’on s’inquiétait, fin 2021, de l’animosité entre les Talibans et le Tadjikistan. S’agissant de la reconnaissance formelle, je doute que Poutine franchisse le pas à brève échéance. Rappelons que les Talibans sont toujours considérés comme une organisation terroriste en Russie. Mais cela n’empêche pas des contacts politiques et économiques. Ainsi, une délégation talibane était-elle présente en juin 2022 au Forum économique international de Saint-Pétersbourg.
Moscou et Tokyo ont « raté le coche »
Jalonnée depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale d’épisodes plus ou moins tendus, les rapports entre le Japon, allié stratégique des États-Unis en Asie-Pacifique, et la Russie ne traversent pas en ce moment leur chapitre le plus apaisé, invasion des troupes russes en Ukraine et sanctions nipponnes consécutives oblige. Le contentieux sur les îles Kouriles (Territoires du Nord), dont Tokyo et Moscou se disputent la souveraineté, a-t-il vocation à demeurer infiniment dans l’impasse ? Comment Moscou perçoit traditionnellement ce différend territorial avec Tokyo et dans quelle mesure pourrait-il infléchir sa position sur le sujet ? Y voit-elle un levier particulier à employer sur d’autres dossiers par exemple ?
Après avoir entretenu un dialogue poussé avec le Premier ministre Shinzo Abe, la Russie a pris acte du retour du Japon à des positions plus traditionnelles, c’est-à-dire plus alignées sur celles des États-Unis. Officiellement, le contentieux des Kouriles est clos depuis la réforme constitutionnelle de juillet 2020, qui rend pratiquement impossible toute révision des frontières. En réalité, Moscou et Tokyo ont raté le coche dans les années 1990. L’hypothèse d’un deal « territoires contre investissements » ne paraît plus crédible, surtout depuis le déclenchement de la guerre d’Ukraine. Le Kremlin constate le resserrement et la formalisation des alliances militaires en Asie autour des États-Unis et estime que cette tendance va se poursuivre. Mais il espère sans doute que la perspective d’un approfondissement plus prononcé encore de ses coopérations sécuritaires avec Pékin et Pyongyang conduira Séoul et Tokyo à ne pas aller trop loin dans le soutien à l’Ukraine.
Corée du Nord : le Kremlin « s’assoit sur les sanctions qu’il a votées à l’ONU »
Depuis la visite en juin de Vladimir Poutine à Pyongyang, pas une semaine ne se passe désormais sans une nouvelle démonstration de « proximité », de solidarité ou de complicité entre la Corée du Nord et la Russie, le régime nord-coréen ne perdant pas une occasion d’insister sur la coopération allant croissant avec l’allié russe. Au Kremlin comme aux yeux de la population russe, quelle est la valeur de ce « partenariat de circonstance » dénoncé par la communauté internationale ?
Je dirais que pour la Russie d’aujourd’hui, c’est à la fois une nécessité, une opportunité et un deal gagnant-gagnant. L’armée russe, qui est désormais engagée dans une guerre d’usure en Ukraine, a besoin de munitions et d’armes, notamment de missiles et d’artillerie à longue portée. Des livraisons ont déjà eu lieu, mais on ne connaît pas leur volume et on ne sait pas si elles se poursuivent. En revanche, l’envoi de soldats nord-coréens dans le Donbass n’est pas une hypothèse sérieuse – mais celle de travailleurs qui seraient affectés à la reconstruction des « nouveaux territoires » de la Russie l’est. En outre, relancer un dialogue direct avec Pyongyang permet d’envoyer un signal à Séoul, Tokyo mais aussi à Pékin, qui a été surpris de ce rapprochement. Le principal enjeu porte sur les contreparties offertes par la Russie. Des livraisons de produits alimentaires et agricoles ont été discutées. La presse occidentale a également évoqué la fourniture de technologies spatiales. Une chose est sûre : le Kremlin est en train de s’asseoir sur les sanctions qu’il a votées à l’ONU. Mais je doute que les Russes fassent n’importe quoi, au risque de s’exposer par exemple à des livraisons d’armes sud-coréennes à l’Ukraine.
Birmanie : « une cible tentante pour une Russie en quête de nouveaux partenaires »
De retour au pouvoir depuis 3 ans et demi en Birmanie, la junte du senior-général Min Aung Hlaing est de plus en plus mal engagée sur le terrain des hostilités face à une résistance armée chaque jour plus opérationnelle et engrangeant succès après succès. Les militaires comptent peu de soutiens de poids au niveau international : ils se résument essentiellement à Pékin et Moscou. Au-delà de la fourniture de matériels à l’armée birmane et d’un soutien diplomatique réciproque pour l’heure solide autant qu’apprécié, en quoi la relation russo-birmane du moment profite-t-elle à Moscou ?
L’importance de la Birmanie dans la politique russe en Asie du Sud-Est ne doit pas être surestimée. Il s’agit, me semble-t-il, de pur opportunisme. Voilà un régime affaibli, mis au ban par les Occidentaux et sans doute désireux de desserrer l’étau chinois. En d’autres termes, une cible tentante pour une Russie elle-même en quête de nouveaux partenaires. Mais elle n’est pas prête à investir lourdement. Un soutien à l’ONU, quelques livraisons d’armes, peut-être des facilités pour les services russes sur place. L’agriculture et le tourisme pourraient également faire l’objet de coopérations, mais les deux pays partent de loin. Il n’y a toujours pas de liaisons aériennes directes régulières entre la Russie et la Birmanie.
Mer de Chine du Sud : le message de Moscou à Washington
Dans ce périmètre maritime stratégique pour le moins tendu, notamment entre la Chine et les Philippines soutenues par les Américains et se disputant quotidiennement le contrôle de haut-fonds dans les Spratleys, la coopération sino-russe est de plus en plus marquée, à l’instar des manœuvres conjointes menées mi-juillet. Vladimir Poutine était en visite à Hanoï en juin, une capitale pas précisément en phase avec Pékin pour ce qui est de la souveraineté de certaines îles en mer de Chine du Sud. Quel est l’intérêt prioritaire de Moscou dans cette région si complexe et volatile ?
Les marines de guerre russe et chinoise multiplient, ces dernières années, les exercices communs. Elles en ont conduit notamment en mer Baltique et en Méditerranée, mais également en Asie, ce qui ne manque pas d’inquiéter les Américains, leurs alliés mais également l’Inde – qui a elle aussi des manœuvres régulières avec la Russie. Jusqu’à présent, le Kremlin veillait à ne pas se laisser entraîner dans les contentieux territoriaux de la région, d’autant que certains d’entre eux concernent des pays amis ou proches, comme le Vietnam. Mais la Russie va sans doute plus loin qu’elle l’aurait fait en temps normal. En l’espèce, je pense que le message est plutôt adressé aux États-Unis. En substance : « Regardez, votre politique en Ukraine peut conduire à une alliance de facto avec Pékin qui vous nuira gravement en Asie. »
Olivier Guillard