Hanoï s’est fixé l’objectif de rejoindre le club des pays développés en 2045. Un projet ambitieux et semé d’embûches, car le Vietnam n’est pas la Chine. Le pays commence à vieillir, le contexte international est beaucoup moins porteur, les ravages du changement climatique et de la pollution mettent en danger la soutenabilité de la croissance, et le Parti Communiste ne change pas.
Ravagé par quatre décennies de guerres, le Vietnam était en 1989 le pays le plus pauvre de l’Asean 6. En trente-cinq ans, le PIB par habitant du pays a été multiplié par dix (en données courantes) et il est actuellement, avec les Philippines, l’un des deux pays les plus dynamiques de l’Asie du Sud-Est. Sur le plan international, le Vietnam a largement bénéficié des stratégies de redéploiement hors de Chine des grandes entreprises multinationales et il occupe une place à part dans la recomposition des chaînes de valeur en Asie. Sa gestion de la pandémie a été plus pragmatique que celle de Pékin, permettant une relance de l’économie dès 2022 alors que l’économie chinoise subissait un deuxième choc.
Mais l’horizon du rattrapage économique vietnamien va rester incertain et complexe. Les obstacles à franchir sont nombreux pour réussir le pari de la prospérité.
Inquiétante nouvelle donne politique
Depuis le 18 juillet dernier, le Parti communiste vietnamien a un nouveau patron : To Lam, qui est aussi le président de la République depuis mai 2024. To Lam est l’ancien responsable de la Sécurité publique, un poste-clé contrôlant les forces de police et les services secrets. Ce qui lui avait permis de réprimer la dissidence et de mener une vaste « campagne anti-corruption » conduisant à la mise à l’écart de la moitié des membres du comité central du Parti et du tiers des membres du Politburo nommés lors du Congrès de 2021. Deux démissions spectaculaires illustrent l’ampleur de cette campagne : celles de l’ancien président de la République Vo Van Thuong en mars et du président de l’Assemblée nationale, Vuong Dinh Hue, en avril. Six des seize membres de l’actuel Politburo font partie de la sphère de la Sécurité publique. To Lam a promis de poursuivre la « campagne anti-corruption » et va tout faire pour consolider son pouvoir jusqu’au prochain Congrès du Parti en 2026.
Si le cumul des fonctions dont bénéficie To Lam n’est pas entièrement nouveau, il n’est pas fréquent. Historiquement, le Vietnam était dirigé par un quatuor de dirigeants du Parti communiste incluant le président de la République, le président de l’Assemblée nationale, le secrétaire général du Parti et le Premier ministre. Une gestion collégiale qui distinguait le pays de son voisin chinois où Xi Jinping règne sans partage.
To Lam n’a pas d’expérience directe des affaires économiques et des questions internationales, et son biais sécuritaire peut poser problème pour les investisseurs étrangers, qui sont particulièrement présents dans les technologies de l’information. La concentration du pouvoir qu’il orchestre pourrait entraîner des conséquences sur l’insertion du Vietnam dans les échanges mondiaux et sur la situation des droits de l’homme dans le pays, déjà très dégradée.
Le Vietnam n’est pas la Chine
Au moment où l’économie chinoise donne de sérieux signes de faiblesse, le dynamisme vietnamien est d’autant plus visible et le pays apparaît comme une « nouvelle petite Chine ». Les profils des deux pays ont des similarités évidentes : politiques d’abord, avec l’emprise de deux partis communistes solidement installés au pouvoir ; économiques, avec un primat donné au développement industriel et un rôle d’assemblage final des produits exportés vers les pays occidentaux. Mais les différences sont également importantes et méritent d’être rappelées.
La croissance vietnamienne n’a jamais atteint le rythme triomphant qu’a connu la Chine, et avant elle des pays comme le Japon, la Corée du Sud ou Singapour. Si on compare la progression du PIB vietnamien des douze dernières années avec celle de la Chine durant les douze années antérieures (1999-2011), la différence est évidente. Le Vietnam a progressé en moyenne de 6 % par an, et la Chine d’environ 10 % par an.
Source : Banque Mondiale
Le choc de la pandémie a certes freiné la croissance vietnamienne en 2020-2021, mais la crise financière de 2008 avait aussi pesé sur la croissance chinoise. Le potentiel de croissance vietnamien est limité par des facteurs de fond : un taux d’investissement certes vigoureux (33 % du PIB), mais très inférieur à ce qu’il était en Chine précédemment (47 % en 2011) ; une dynamique démographique qui ralentit dès 2013 au Vietnam alors que le dividende démographique s’est maintenu en Chine jusqu’en 2010 ; un rythme d’urbanisation plus lent jusqu’en 2011 alors que l’urbanisation est l’une des composantes majeures de la croissance en Asie.
Source : Banque Mondiale
Au-delà des facteurs de production – capital et travail –, les économistes calculent ce qu’on appelle la « productivité globale des facteurs » (avec l’acronyme TFP en anglais) qui correspond à la part de la croissance qui ne s’explique pas par l’accumulation de ressources humaines ou financières – au-delà de la transpiration, c’est la part d’inspiration dans la croissance. Or sur ce point, la Chine a fait mieux que le Vietnam pendant quatre décennies, avec une contribution de la TFP entre 1970 et 2013 qui était supérieure en moyenne à trois points de PIB chaque année, alors que celle du Vietnam plafonnait à 1,8 point de PIB par an. La TFP chinoise donne aujourd’hui de sérieux signes de faiblesse et le Vietnam commence à faire mieux.
L’un des facteurs principaux du différentiel historique de productivité est celui de l’innovation, avec comme marqueur l’effort de recherche et développement. Dans ce domaine, les dépenses du Vietnam ont progressé tardivement. Elles sont actuellement légèrement inférieures à 0,5 % du PIB, un niveau que la Chine avait atteint il y a trente ans. Le nombre de chercheurs par million d’habitants est actuellement celui qu’avait la Chine vingt ans plus tôt. Le Vietnam a engagé son rattrapage en matière d’innovation et figure en assez bonne position dans le Global Innovation Index développé par l’OMPI, à la 46ème place juste derrière la Thaïlande. Mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour devenir une « économie du savoir ». Un seul exemple : le classement de Shanghai des mille premières universités mondiales ne comprend aucune université vietnamienne, et celui de Times Higher Education en comprend seulement deux, situées au-delà de la 600ème place.
Vieillissement engagé de la population vietnamienne
La population vietnamienne va encore croître d’environ dix millions d’habitants jusqu’en 2050, pour atteindre 110 millions d’habitants selon les démographes des Nations Unies. Mais le freinage de la fécondité est déjà engagé depuis des décennies et le taux de fertilité (nombre d’enfants par femme) est entré en dessous du seuil de reproduction dès le début du siècle. Il se situe actuellement à 1,9 (très proche du niveau français), et devrait continuer à baisser graduellement.
Source : World Population Prospects Edition 2024
L’espérance de vie a dans le même temps gagné vingt ans depuis 1970 pour atteindre 75 ans actuellement. Elle devrait encore progresser de quatre ans d’ici 2050. La combinaison d’une meilleure espérance de vie et d’une moindre fécondité provoquent une diminution du nombre d’enfants de moins de quinze ans (qui passeront d’un quart de la population vietnamienne aujourd’hui à 18 % en 2050), et une forte progression du nombre des seniors. Les plus de 64 ans vont passer de 9 % de la population vietnamienne actuellement à 22 % en 2050. Leur nombre dépassera celui des enfants d’ici une vingtaine d’années.
Sans atteindre l’ampleur du choc démographique que subit actuellement la Chine, le ralentissement démographique vietnamien est en train de poser des problèmes croissants, que ce soit pour l’équilibre du système de santé, la gestion des retraites ou la répartition entre actifs et non actifs. Le « dividende démographique », qui correspond à la période où la part des non-actifs (enfants et seniors) diminue dans la population totale, a pris fin depuis une dizaine d’années et se trouve remplacée par un « fardeau démographique » croissant.
Le Vietnam a précédé la Chine dans sa décision de reporter l’âge de départ en retraite, qui passera de 60 ans en 2020 à 62 ans en 2028 pour les hommes, et de 55 ans en 2020 à 60 ans en 2035 pour les femmes. Mais le problème principal du régime de retraite vietnamien est qu’il ne bénéficie qu’à une faible proportion de la population active car les deux tiers des emplois sont informels. La généralisation de l’emploi formel est donc un enjeu central pour offrir à terme des revenus décents à la population vieillissante du pays.
Changement climatique : une contrainte croissante pour le rattrapage économique
Selon la Banque Mondiale, le Vietnam figure parmi les cinq pays au monde les plus exposés au changement climatique. Il partage avec le Bangladesh la place de premier pays exposé aux risques d’inondations en raison de sa très longue zone côtière ainsi que de la place du delta du Mékong, où vit un cinquième de la population vietnamienne et où se situe une part importante du potentiel agricole du pays – 50 % de la production de riz, 65 % de l’aquaculture et 70 % de la production fruitière, selon une étude de l’Agence Française de Développement. Le pays est également très exposé aux typhons qui ravagent épisodiquement la zone côtière.
La politique climatique du pays est dès lors fortement concentrée sur l’effort d’adaptation pour minimiser l’impact des inondations et de la salinisation du delta du Mékong. Selon un rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement (UNDP), les budgets consacrés à l’adaptation représentaient, entre 2016 et 2020, pas moins de 70 % des dépenses climatiques du gouvernement et 90 % des programmes soutenus par les provinces. Ces dépenses représentent moins de 1 % du PIB du pays et sont jugées nettement insuffisantes par l’UNDP.
Le Vietnam s’est engagé dans une politique tardive de maîtrise des émissions de gaz à effet de serre, qui ont progressé de 440 % entre 1990 et 2022 pour atteindre 490 millions de tonnes d’équivalent CO2 en 2022 – celles de la France se situent à 430 millions de tonnes. Les émissions par tête ont grimpé de 1,6 à 4,9 tonnes sur cette période et l’intensité carbone du PIB vietnamien reste de loin la plus forte de l’Asean 6.
Les engagements pris par le Vietnam dans le cadre des conventions pour le climat sont des promesses relatives de « réduction des hausses prévisibles » qui n’empêcheront pas une poursuite de la progression des émissions du pays de 30 à 40 % d’ici 2035, selon le Climate Action Tracker. Mais le gouvernement a pris des engagements politiques beaucoup plus volontaristes sur le long terme, visant zéro émissions en 2050, soit dix ans avant la Chine.
Par ailleurs, la transition énergétique du pays s’accélère. Le Vietnam a fait depuis 2017 un effort très important d’investissements pour le développement des énergies renouvelables grâce à une politique de prix de l’électricité très favorable à ces énergies. En 2023, le pays disposait de 13 Gigawatts de capacités installées dans le solaire et 6,5 GW dans l’éolien, soit 70 % de l’ensemble des capacités installées de solaire et d’éolien dans l’Asean. Le potentiel de développement de ces énergies reste considérable. Un rapport publié en 2022 par le Global Energy Monitor le situe à 86 GW pour le Vietnam, principalement dans l’éolien.
La production électrique reste cependant assez largement dépendante du charbon, avec 27 GW de capacités installées assurant 47 % de la consommation d’énergie du pays. Une augmentation de ces capacités installées est prévue jusqu’à 30 GW en 2030. La sortie progressive du charbon aurait ensuite lieu entre 2030 et 2050. L’accord signé par le Vietnam avec le G7 pour une « transition énergétique juste » prévoit d’avancer le pic des émissions vietnamiennes de gaz à effet de serre de 2035 à 2030, ce qui paraît très ambitieux.
Globalement, la part des énergies fossiles atteint 23 % de la demande d’énergie en 2023, contre 18 % en Chine, 9 % en Indonésie ou 8 % en Thaïlande. Le Vietnam apparaît donc comme un leader de la transition énergétique en Asie. Mais le chemin qui reste à parcourir est énorme et la crédibilité de l’objectif zéro carbone en 2050 demeure très faible.
Champion de l’internationalisation
L’une des différences les plus marquantes entre Hanoï et Pékin concerne la politique d’internationalisation. Alors que la Chine cherche à limiter sa dépendance à l’égard du reste du monde avec son programme « Made in China 2025 », le Vietnam n’a pas cessé d’accroître ses échanges avec l’étranger, à la fois par son ouverture aux investissements internationaux et par une politique très active d’accords de libre-échange. En proportion du PIB, le pays exporte actuellement cinq fois plus que le voisin chinois.
Source : Banque Mondiale
Les succès du Vietnam à l’exportation s’appuient sur des accords de libre-échange avec tous les grands partenaires du pays : États-Unis, Union européenne, Asean, Asie à travers les deux grands accords régionaux que sont le Regional Economic Partnership (RCEP) et le Partenariat Transpacifique Global et Progressiste (acronyme CPTPP en anglais). Le Vietnam a su également offrir une alternative crédible aux multinationales occidentales, asiatiques ou même chinoises qui cherchent depuis quelques années à sortir de Chine pour échapper aux sanctions commerciales occidentales qui frappent les exportations chinoises.
Le Vietnam est devenu le deuxième pays d’accueil des investissements étrangers dans l’Asean 5, juste derrière l’Indonésie, mais nettement devant la Malaisie, la Thaïlande ou les Philippines. Les principales multinationales présentes dans le pays – Samsung, Unilever, Nestlé, Microsoft, Honda ou Foxconn via sa filiale singapourienne – témoignent de la diversité des secteurs et des pays d’origine des investissements étrangers. En tant qu’État, Singapour est devenu le premier investisseur avec près de 20 % des capitaux étrangers investis dans le pays, mais les investisseurs chinois montent en puissance.
L’internationalisation rapide de l’économie vietnamienne comporte trois types de risques. Elle rend le pays tributaire de la bonne santé de l’économie mondiale, qui montre des signes de faiblesse depuis les chocs successifs du Covid-19 et de la guerre en Ukraine. Elle expose le Vietnam à d’éventuelles restrictions aux échanges imposées par les pays occidentaux, un risque particulièrement important avec les États-Unis. Car Hanoï importe massivement des produits intermédiaires d’Asie – le continent asiatique représente 82 % des importations vietnamiennes – pour exporter des produits finis vers les pays développés – l’Asie ne représente que 47 % des exportations vietnamiennes. Les États-Unis importent huit fois plus de produits vietnamiens qu’ils n’en exportent vers le Vietnam, avec un déficit commercial de près de 100 milliards de dollars qui a été multiplié par quatre en dix ans. L’Europe a également un taux de couverture de ses échanges avec le Vietnam de seulement 15 %. De tels déséquilibres ne peuvent pas se prolonger indéfiniment et la prochaine administration américaine va probablement, qu’elle soit républicaine ou démocrate, durcir sa politique commerciale avec le Vietnam.
Le troisième risque concerne la dépendance à l’égard de la Chine, qui est de loin le premier partenaire commercial du pays. Les produits chinois sont à la fois indispensables pour alimenter les chaînes d’assemblage vietnamiennes et pour répondre à la demande intérieure – ils représentent par exemple l’essentiel des panneaux solaires importés par le Vietnam -, et la Chine représente un tiers des importations du pays. Cette dépendance limite la marge de manœuvre géopolitique de Hanoï, qu’il s’agisse des ambitions chinoises en mer de Chine du Sud ou du rapprochement avec les États-Unis qui a été illustré par l’accord de « partenariat stratégique intégral » signé en septembre 2023 lors de la visite de Joe Biden à Hanoï.
La première visite à l’étranger de To Lam immédiatement après sa nomination comme secrétaire général du Parti Communiste a eu lieu à Pékin en août dernier. Il y a reçu un accueil protocolaire exceptionnel, et la dimension idéologique du partenariat sino-vietnamien a été mise en avant à différentes occasions. Le Vietnam ménage également sa relation avec Moscou. Hanoï s’est gardé de prendre position sur la guerre en Ukraine et profite des sanctions occidentales pour développer les relations commerciales avec la Russie tout en conservant son partenariat militaire. La « diplomatie du bambou » dont se vante le Vietnam pour souligner la flexibilité de sa gestion des relations internationales penche actuellement vers l’axe anti-occidental mené par la Chine, ce qui accroît les risques de tension avec les États-Unis, voire avec l’Union européenne en 2025.
Hubert Testard