Dans les six premiers mois de l’invasion russe en Ukraine, près de 800 chars de combat auraient été détruits ou sérieusement endommagés, dont 80 % dans le seul camp russe, sans même parler des milliers de blindés divers perdus au combat. Pour ralentir puis stopper l’avancée russe, l’Ukraine s’est appuyée sur une quantité gigantesque d’armes antichars, provenant aussi bien de ses propres stocks d’avant la guerre que de l’aide militaire internationale.
La lutte antichar peut prendre de très nombreuses formes, et être mise en œuvre à différentes échelles tactiques, et par de nombreuses unités opérationnelles. Depuis le mois de février, le conflit ukrainien a probablement expérimenté la totalité du spectre de la lutte antichar. Des tanks russes ont été détruits par des mines, des chars adverses, des véhicules de combat d’infanterie, des obus d’artillerie guidés, des bombardements aériens, des frappes de drones ou encore des opérations de sabotage. Bien évidemment, les missiles et roquettes antichars, par leur mobilité et leur facilité d’utilisation, ont bien souvent joué un rôle décisif dans les opérations défensives et offensives ukrainiennes, aussi bien celles de l’armée de terre que celles de la défense territoriale.
Au fil des mois, l’efficacité de ces missiles antichars a été particulièrement bien documentée, des centaines de vidéos ayant été publiées par les forces armées et les autorités ukrainiennes afin d’illustrer l’efficacité du dispositif de défense ukrainien. À n’en pas douter, il s’agit aussi de démontrer aux bienfaiteurs étrangers l’usage qui est fait des armes fournies, et de partager avec eux certains retours d’expériences (RETEX). Enfin, les images montrant en action les missiles de fabrication nationale participent avant tout de la communication de guerre du pays, même si l’on peut imaginer qu’elles pourraient servir dans les années à venir de vitrine commerciale pour les versions export de ces missiles.
Dans tous les cas de figure, les RETEX ukrainiens semblent montrer la pertinence d’une défense antichar multicouche, exploitant différents types de munitions opérant plus ou moins au contact de l’adversaire. Ils démontrent également l’intérêt de disposer d’armes portables de niveaux technologiques variables, allant du missile guidé « tire-et-oublie » exploité par des unités antichars d’élite, et frappant au-delà de la vue directe, au canon sans recul ou RPG de très courte portée, pouvant être mis en œuvre par un unique fantassin ayant reçu une formation basique.
Des productions locales très réputées
L’Ukraine n’a pas attendu l’aide militaire internationale pour renforcer ses capacités antichars. Dès la chute de l’URSS, le jeune pays dispose d’importants stocks de missiles soviétiques, bien souvent encore en service aujourd’hui, et très largement déployés sur le front, notamment dans le Donbass. On peut notamment citer les missiles filoguidés 9K115 Metis, 9K115-2 Metis-M, 9M111 Fagot et 9M113 Konkurs, portant respectivement à 1 000, 1 500, 2 500 et 4 000 m. Mais l’Ukraine met également en œuvre des missiles de conception nationale.
Développé en coopération avec la Biélorussie dès le début des années 2010, le missile Skif a connu quelques jolis succès à l’export, notamment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, grâce à un excellent rapport coût/efficacité. La version nationale – et améliorée – de ce missile à guidage laser, le Stugna-P, semble avoir été intensément utilisée par les forces ukrainiennes, notamment pour la protection de Kyiv, aussi bien avec des missiles de calibre 130 mm qu’avec des missiles de 152 mm. Leur portée est d’environ 5 km.
À partir de 2017, les forces ukrainiennes ont également perçu des RK-3 Corsar, également développés par le bureau d’études Luch. Destiné à remplacer le 9M111, le Corsar a une portée de 2,5 km et un guidage par faisceau laser. Sa charge militaire est conçue pour percer le blindage frontal d’un char T-72. Bien plus léger que le Stugna-P (35 kg contre 100 kg), il est aussi bien plus mobile et peut être opéré par un soldat seul. Si le Skif, le Stugna-P et le Corsar ont largement démontré leur pertinence sur le front, la capacité de production ukrainienne ne parvenait déjà pas à couvrir l’ensemble des besoins du pays. Avant même le début des hostilités, le recours à des importations massives semblait indispensable.
Le succès des missiles antichars occidentaux
Les livraisons d’armes antichars occidentales en Ukraine ont ainsi commencé bien avant l’attaque russe de février 2022. Après l’invasion de la Crimée en 2014, Kyiv a entrepris de moderniser ses défenses en faisant appel à l’expertise de plusieurs partenaires occidentaux, dont les États-Unis et le Royaume-Uni. Dès 2018, les forces ukrainiennes réalisaient les premiers tirs d’essai du missile Javelin américain, qui sera rapidement déployé dans le Donbass. Quelques jours avant l’invasion russe, les nouveaux arrivages de Javelin américains et de NLAW en provenance du Royaume-Uni avaient fait l’objet d’une intense couverture médiatique, illustrant aussi bien l’état de préparation des forces ukrainiennes que le sérieux avec lequel étaient perçues les menaces russes du côté de Londres et de Washington. Mais depuis l’ouverture des hostilités, l’aide internationale a permis à l’Ukraine de mettre en œuvre une diversité de missiles antichars et d’armes anti-blindés non guidées absolument unique dans toute l’histoire moderne.
Du côté des missiles, l’un des plus emblématiques du conflit ukrainien est sans doute le FGM-148 Javelin d’origine américaine, dont plusieurs milliers d’exemplaires ont été livrés par les États-Unis, mais également d’autres pays alliés, notamment l’Estonie. Équipé d’une charge creuse en tandem, il pèse environ 22 kg en ordre de tir, et est généralement tiré en position assise, sans trépied, y compris depuis des espaces confinés. Dans ses versions les plus courantes, sa portée pratique est de 2,5 km. Son autodirecteur basé sur un imageur infrarouge en fait un missile de type « tire-et-oublie » particulièrement efficace. En Ukraine, le Javelin est utilisé aussi bien dans des tirs tendus, pour des embuscades à quelques centaines de mètres, qu’avec un profil de vol en cloche, afin de frapper directement le blindage plus fin du toit des chars (capacité « top attack »), y compris à portée maximale.
L’autre « rock star » médiatique du conflit ukrainien est le missile NLAW (Next Generation Light Antitank Weapon), auquel certaines sources ont attribué la destruction durant les premières semaines du conflit de près d’un quart des chars russes. Il faut dire que ce missile, livré à plusieurs milliers d’exemplaires avant même le début des hostilités, est nettement plus léger et d’usage plus facile que le Javelin américain. Doté d’un lanceur jetable, le NLAW ne pèse que 12 kg et peut être mis en œuvre par un seul homme, y compris depuis l’épaule. Son système de guidage consiste en une optique rudimentaire, mais très efficace, permettant le tir sur cibles mobiles. La visée s’effectue en positionnant le réticule sur la cible et en suivant son déplacement quelques secondes avant le tir, ce qui permet de mesurer sa vitesse angulaire. Le missile, de type « tire-et-oublie », va alors survoler la cible. Un capteur de proximité optique/magnétique déclenche une charge dirigée vers le bas, permettant une attaque par le toit, y compris contre une cible réfugiée derrière un obstacle. Un mode d’attaque direct, avec explosion à l’impact, est également disponible, y compris pour des tirs très rapides contre une cible d’opportunité à très courte distance. La portée pratique du NLAW est de 600 m environ contre une cible mobile, et de 800 m contre une cible fixe. Des chiffres assez modestes en comparaison du Javelin, mais la rusticité et la facilité d’usage de ce missile conçu par Saab et produit entre la Suède et le Royaume-Uni ont permis à de nombreuses unités antichars de l’armée de terre et des territoriaux de mener des embuscades redoutables contre des cibles isolées ou des convois de véhicules.
Après les succès initiaux des Javelin et NLAW, un autre grand nom des missiles antichars occidentaux a fait son entrée sur le théâtre ukrainien, le MILAN, en provenance des stocks italiens et français, dans un premier temps. Issu d’une coopération franco-allemande de la fin des années 1960, le MILAN est un missile d’infanterie filoguidé, imposant à l’opérateur de viser la cible tout au long du vol du missile. L’Italie aurait versé à l’Ukraine des MILAN 2 ou 2T, tandis que la France a probablement cédé des MILAN 3, en cours de remplacement par le nouveau missile Akeron MP (ou MMP). Ces missiles, qui portent à un peu plus de 2 km, peuvent être opérés depuis des trépieds ou intégrés à des véhicules.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la question de la présence ou non de missiles Eryx en Ukraine reste en suspens. Ce missile français, coproduit au Canada et en Turquie, est une arme antichar de très courte portée (600 m), optimisée pour le combat urbain. En 2015, Ottawa avait envisagé de céder à l’Ukraine 5 000 missiles retirés du service, avant de renoncer en raison du mauvais état général de son stock. Plus récemment, certaines images de véhicules offerts par la France pourraient laisser penser que des VAB Eryx, optimisés pour la lutte antichar, auraient été expédiés en Ukraine, sans que l’on sache si les Eryx les accompagnent. Sur le papier, Paris pourrait sans doute se séparer de plusieurs centaines d’Eryx, en cours de remplacement par la « roquette nouvelle génération », à savoir l’AT4 F2 fourni par le Suédois Saab. Toutefois, il semble que l’Ukraine croule déjà sous les livraisons d’AT4, venues du monde entier.
L’Ukraine : nouvel utilisateur pour les canons sans recul suédois
Développé dans les années 1980 par Saab Bofors Dynamics, l’AT4 est un canon sans recul à usage unique de calibre 84 mm, conçu pour pouvoir être emporté et mis en œuvre par un fantassin en plus de son arme principale grâce à un poids réduit (de 6,7 à 9,3 kg selon la version). À l’heure actuelle, plus de 20 000 AT4 ont déjà été cédés à l’Ukraine, principalement par la Suède et les États-Unis, ce qui pourrait bien en faire l’arme antichar occidentale la plus répandue du conflit. Plusieurs pays devant se doter prochainement de la nouvelle variante à plus longue portée de l’AT4, dérivée de l’AT4 F2 conçue pour la France, il est probable que des stocks d’AT4 de première et de deuxième génération se libèrent dans les mois à venir afin de renforcer les unités d’infanterie ukrainiennes.
Il en va d’ailleurs de même pour l’autre grand succès de l’industrie de défense suédoise, le Carl Gustaf. Conçu à la fin des années 1940, le Carl Gustaf est également un canon sans recul de 84 mm, mais rechargeable. Opéré par deux à trois soldats, il peut tirer une douzaine d’obus différents, dont plusieurs modèles conçus spécifiquement pour la lutte anti-blindés. Comme l’AT4, sa portée maximale varie entre 600 et 1 000 m, selon la version de l’arme et le type de cible. Malgré son calibre réduit, le Carl Gustaf est un cauchemar non seulement pour les véhicules de transport de troupes, mais aussi pour les chars de combat les plus récents. La défense territoriale de Kharkiv a ainsi diffusé des images de destruction supposée de chars T-90M. Assez rapidement après l’invasion, le Canada a annoncé son intention d’offrir une centaine de Carl Gustaf M2, une version assez ancienne et plus lourde du lanceur (14 kg), mais toujours efficace. Les États-Unis et très probablement la Suède auraient fourni des variantes plus récentes, de type M3 (10 kg) ou M4/M3E1 (7 kg).
Des armes non guidées à profusion
Outre les deux best-sellers suédois, l’Ukraine a reçu un grand nombre d’autres systèmes antichars non guidés, qu’il s’agisse de canons sans recul (munitions de type obus) ou de lance-roquettes (munitions propulsées). Après l’AT4, l’armement non guidé le plus fourni à l’Ukraine est probablement le M72 LAW, un lance-
roquettes à usage unique de calibre 66 mm. Conçu aux États-Unis dans les années 1960, il est aujourd’hui produit en Norvège et dans ce pays par la société scandinave Nammo. Plus de 10 000 lanceurs ont été fournis en Ukraine, majoritairement par le Canada, mais également la Norvège, le Danemark, la Finlande ou encore la Belgique.
Si ces armes ont été livrées en assez grandes quantités pour pouvoir équiper des régiments entiers, d’autres munitions antichars ont été fournies à l’Ukraine dans de plus petites proportions, permettant néanmoins d’équiper quelques unités de protection territoriale, de reconnaissance ou de forces spéciales opérant en première ligne. C’est notamment le cas du Panzerfaust 3, un lance-roquettes semi-consommable de calibre 110 mm expédié à plusieurs centaines d’exemplaires par les Pays-Bas et l’Allemagne. Outre les Javelin et les Carl Gustaf, les États-Unis ont également offert quelques centaines de M141 BDM, des lance-roquettes anti-infrastructures ayant aussi été utilisés contre des blindés russes. Parallèlement à ces dons internationaux, l’Ukraine a passé commande à l’Allemagne de plusieurs milliers de RGW 90 Matador, un armement anti-blindés/anti-structures de calibre 90 mm, livrés dès le mois de mars. L’Espagne, de son côté, a annoncé dans les premiers jours du conflit la livraison d’au moins 1 300 armes antichars, principalement des lance-roquettes à usage unique C90-CR (90 mm) et Alcotán-100 (100 mm).
Ces armes occidentales, grâce à leur flux d’approvisionnement continu, viennent compléter des stocks d’armes d’origine soviétique, souvent produites localement, notamment les lance-roquettes RPG-7, ou encore les RPG-18 et RPG-22. On notera que les forces ukrainiennes se sont également vu offrir des PSRL-1, une copie américaine du RPG-7, mais aussi des RPG-75 d’origine tchèque, des Bullspike AT bulgares et des RPG-76 polonais. La Grèce a fourni au moins 800 RPG-18, mais également plus de 15 000 munitions de 73 mm pour les canons antichars sans recul SPG-9, montés sur trépieds.
Expérimentations tactiques sur le théâtre ukrainien
L’incroyable diversité des armes antichars déployées en Ukraine a permis aux forces locales de tirer le meilleur parti tactique de chaque équipement, en confirmant des domaines d’application jusqu’ici assez théoriques, et en explorant de nouvelles pistes. Les armes non guidées, particulièrement mobiles et d’usage facile, ont ainsi été utilisées non seulement dans le cadre des combats urbains, mais aussi pour la conduite d’embuscades en milieu rural, l’exploitation des masques du terrain permettant aux tireurs de viser les points sensibles d’un blindé (chenilles, systèmes de visée, trappes, etc.) parfois à quelques dizaines de mètres seulement. Les forces spéciales et certaines unités antichars régulières ont également bricolé des véhicules ultralégers destinés aux opérations « shoot-and-scoot », qui consistent à s’approcher rapidement de la cible, à tirer quelques missiles et à fuir avant que l’ennemi ne déploie un contre-feu. Pour ces missions de guérilla, des missiles MILAN, Stugna-P ou Metis-M ont ainsi été intégrés sur des buggies, des quads et même des side-cars.
Au sein des régiments d’infanterie aussi, la diversité des armes mises en œuvre permet une créativité tactique sans doute unique au monde, et qui n’est pas sans rappeler les pratiques de certaines forces spéciales de l’OTAN. Ainsi, alors qu’une escouade d’infanterie occidentale n’est souvent équipée que d’un seul type d’armes antichars (AT4, Carl Gustaf ou Pzf 3 par exemple), il n’est pas rare de croiser des unités ukrainiennes embarquant deux ou trois types d’armes (guidées ou non) à la portée et aux effets tactiques différents, que ce soit face à des blindés lourds, des véhicules en mouvement ou des structures renforcées.
Mais les nécessités de la guerre poussent les forces ukrainiennes à innover encore plus, aussi bien techniquement que tactiquement. Des missiles Stugna-P ont ainsi été utilisés pour détruire des hélicoptères de combat russes, et des rumeurs évoquent l’usage de missiles antichars contre des navires de patrouille en mer Noire. Le Stugna-P pouvant déjà être téléopéré à une certaine distance, afin de protéger les servants d’un contre-feu adverse, des industriels ukrainiens travailleraient aujourd’hui à l’intégration de missiles (mais aussi de RPG-22) sur des petits drones terrestres optimisés pour le combat urbain.
À bien des égards, l’Ukraine agit donc comme un gigantesque laboratoire de la lutte antichar, forces armées et industriels exploitant les RETEX aussi vite que possible afin d’adapter leurs tactiques et leurs produits aux besoins mouvants des forces ukrainiennes. En Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, les missiliers surveillent également la situation de près, repérant les failles et les points d’amélioration dans le matériel offert, mais aussi les usages inattendus qui en sont faits. Il ne fait nul doute que, dans les années à venir, l’expérience ukrainienne viendra façonner en profondeur la définition technique des armes antichars qui seront commandées par les armées occidentales.
Yannick Smaldore