À deux mois de l’élection présidentielle américaine et alors qu’elle semble se détacher face à son rival Donald Trump dans tous les sondages d’opinion, la candidate démocrate Kamala Harris a donné des gages aux tenants d’une ligne dure avec Pékin. Avec elle présidente, a-t-elle déclaré en clôture de la convention de Chicago, les États-Unis resteront numéro un mondial, et non la Chine.
Pour le cas où il serait réélu à la Maison Blanche, Donald Trump garde le silence depuis des semaines sur ses options de politique étrangère. Au contraîre, dans son discours d’investiture du Parti démocrate le 22 août et pour la première fois depuis qu’elle est candidate à l’élection du 5 novembre prochain, sa rivale Kamala Harris a donné des indications claires sur sa vision de la Chine. Et elle n’a pas mâché ses mots. Si elle sort gagnante de ce scrutin, « c’est l’Amérique et non la Chine qui gagnera la compétition pour le XXIème siècle », a-t-elle déclaré devant des milliers de partisans survoltés .
Dans un discours musclé de quarante minutes, bien qu’assez général sur le fond, elle a ostensiblement cherché à se démarquer des options isolationnistes en politique étrangère prônées par l’ex-président républicain. Si elle fait son entrée à la Maison Blanche, a-t-elle martelé, elle s’emploiera à « renforcer et non à abdiquer » le leadership mondial des États-Unis. La candidate a promis que son pays « resterait puissant aux côtés de l’Ukraine et de nos alliés de l’OTAN », une formule qui prend l’exact contre-pied des multiples critiques formulées par Donald Trump contre le Traité de l’Atlantique Nord et ses exigences que les alliés des États-Unis « payent » pour la protection que leur accordent Washington.
Kamala Harris s’est également engagée à « ne pas faire ami-ami avec des tyrans et des dictateurs comme [le dirigeant nord-coréen] Kim Jong-un », qui, a-t-elle lancé, « languissent » de la victoire de Donald Trump le 5 novembre. Elle faisait une claire allusion à la rencontre quelque peu surréaliste en juin 2019 entre le milliardaire new-yorkais et le dictateur nord-coréen Kim Jong-un à l’intérieur de la zone démilitarisée (DMZ) qui sépare le Nord et du Sud de la péninsule. Il avait même fait quelques pas sur le sol de Corée du Nord, bras dessus bras dessous avec Kim Jong-un, une première pour un président américain, avant de poser aux côtés du leader nord-coréen pour les journalistes et les photographes sur la ligne de démarcation. Il avait alors fait part Kim de sa volonté de l’inviter à la Maison Blanche.
« Réaliste » comme Obama ?
« Je ne faiblirai jamais s’agissant de la défense de la sécurité et des idéaux de l’Amérique car pour ce qui est de la lutte entre la démocratie et la tyrannie, je sais où je me tiens et où les États-Unis se tiennent », a-t-elle encore déclaré, affirmant que « remettre Donald Trump à la Maison Blanche aurait des conséquences extrêmement graves ».
En première analyse, ces propos peuvent sembler vagues. Mais ils sont sur le fond d’une grande fermeté car ils dénotent sans ambiguïté la volonté de la candidate de s’aligner peu ou prou sur la diplomatie fondée sur le rapport de forces, menée par le président en exercice Joe Biden à l’égard de la Chine et de ses alliés du moment, dont la Corée du Nord et la Russie.
Pour le sinologue François Godement, « à ce stade, il est trop tôt pour parler des conséquences internationales d’une victoire démocrate. D’abord parce que la campagne s’inscrit pour l’instant dans la continuité de l’administration Biden tout en évitant ses tangages. [Mais si] aucun des deux candidats démocrates n’a réellement imprimé sa marque en matière de positionnement international […] Kamala Harris, longtemps assistée à la vice-présidence par l’européaniste Philip Gordon, est à mille lieues des éclats trumpiens contre les meilleurs alliés de l’Amérique et des lâchages explicites auxquels il fait allusion de temps à autre. »
De plus, ajoute François Godement dans des propos parus le 26 août dans la dernière mouture du magazine en ligne de l’Institut Montaigne, Kamala Harris a « choisi comme colistier Tim Walz qui bénéficie d’une élongue expérience personnelle de la Chine, au travers d’échanges sportifs et de jeunesse, allant jusqu’à la pratique du chinois ». Alors que certains, notamment Républicains, « tirent argument de ses déclarations favorables à la culture chinoise ou à ces échanges pour en faire un « panda », […] en réalité, Tim Walz a vécu de plein fouet l’expérience de la répression de Tiananmen en 1989, et est plutôt actif dans la critique politique de la Chine depuis lors. L’arrivée au pouvoir de quelqu’un qui connaît la Chine autrement que comme ambassadeur ou comme homme d’affaires n’est pas une bonne nouvelle pour Pékin, comme l’avait montré la trajectoire de [l’ancien ambassadeur en Chine puis Premier ministre australien] Kevin Rudd. »
Dans un article publié par le Financial Times avant son discours, son commentateur et chroniqueur Edward Luce estimait que le silence de Kamala Harris sur la Chine pouvait être le présage d’une approche qui se distinguera de celle de Joe Biden :« Que pouvons-nous supposer au sujet de Harris sur la Chine ? En réalité, nous savons très peu de choses sur sa philosophie en matière de politique étrangère. En tant que sénatrice, elle s’est souvent exprimée sur les droits de l’homme. Mais je doute qu’elle divise le monde entre autocrates et démocrates avec la même simplicité manichéenne que Biden. Ses sommets sur la démocratie n’ont laissé aucune trace. »
« Harris, ajoutait le commentateur du Financial Yimes, donne également des signes indiquant qu’elle n’est pas aussi amoureuse de la politique industrielle que Biden. [Mais] Je m’attends à ce que Harris poursuive l’approche de Biden en ce qui concerne les exportations de semi-conducteurs haut de gamme et le partage de technologies avec la Chine. »
Peter Spiegel, l’un des rédacteurs en chef du même quotidien britannique, soupçonne Kamala Harris de vouloir adopter une approche plus ressemblante à celle de l’ancien président Barack Obama, et moins frontale que celle de Biden. « Pour simplifier à l’extrême, Biden est l’incarnation de l’internationaliste libéral de l’après-guerre, qui cherche à promouvoir les droits de l’homme et la démocratie à l’étranger par le biais des divers outils de la puissance américaine, résume Peter Spiegel. Obama, quant à lui, se situait plutôt dans le camp du « réalisme » à la Kissinger, prêt à mettre de côté les violations des droits de l’homme en Iran, pour ne citer qu’un exemple, en échange d’un accord sur le nucléaire. »
« Plus belliciste » que prévu
Mais pour Ken Moriyasu, correspondant diplomatique du quotidien japonais Nikkei Asia, les propos de la candidate à la Maison Blanche « frappent fort ». Ils ont été à l’évidence soigneusement choisis par son équipe de campagne et, de ce fait, donne le ton de ce que seraient les grandes lignes de sa diplomatie si elle était élue. C’est la première prise de position publique de la candidate sur ce sujet alors que sa campagne était jusqu’à présent essentiellement centrée sur des questions domestiques. En cause, surtout, les retombées potentiellement négatives du conflit israélo-palestinien à Gaza qui divise les démocrates, explique Ken Moriyasu.
Aussi, si les ambassades étrangères à Washington peuvent avoir des raisons de s’interroger encore sur les orientations de Kamala Harris en matière de politique étrangère, « son discours contient cependant beaucoup de grain à moudre », explique encore le journaliste japonais. « Certainement plus proactif et plus fort qu’attendu », déclare pour sa part un diplomate européen non identifié et cité par le Nikkei Asia. Se disant « surpris par l’importance donnée à la politique étrangère », ce diplomate salue : « Bienvenue, en ce qui nous concerne ». Un autre diplomate, lui aussi non identifié par le media japonais, a décrit ce discours comme étant « plus belliciste » qu’attendu quand elle a déclaré qu’elle ne ferait pas ami-ami avec des tyrans et des dictateurs comme l’avait fait Donald Trump, « sachant qu’il est facile à manipuler avec des flatteries et des faveurs », avait-elle précisé.
Pour l’hebdomadaire britannique The Economist, « les dirigeants chinois sont pris par surprise par Kamala Harris et Tim Walz, notant que si la première ne s’est jamais rendue en Chine, l’autre y avait été plus de trente fois. Une femme qui n’a jamais visité la Chine et qui n’a rencontré son dirigeant Xi Jinping que brièvement une seule fois émerge soudainement comme une candidate sérieuse dans la course à la Maison Blanche. »
« Pour les dirigeants chinois, l’ascension du ticket Harris-Walz créé deux difficultés, analyse l’hebdomadaire. Elle remet en question l’interprétation nihiliste de la Chine quant à la politique américaine qui serait raciste et décadente. Et elle déclenche un vaste brouillard sur l’évaluation de ce que pourrait être l’approche des relations avec la Chine de l’administration Harris. Ceci tout particulièrement du fait que l’approche de [Kamala] Harris de la Chine est limitée tandis que Tim Walz a davantage d’expérience de la Chine que tout autre candidat à la vice-présidence [des États-Unis] depuis des décennies. »
Dans un commentaire publié le 13 août par le South China Morning Post, l’un de ses commentateurs habituel, Alex Lo, ne s’y est pas trompé en écrivant en titre de son article : « Tim Walz n’est pas un ami de Hong Kong et de la Chine continentale ». « Le membre du groupe dissident dissous Demosisto le sait. Maintenant dans un exil qu’il s’est lui-même imposé aux États-Unis, [Jeffrey] Ngo était extatique […] la semaine dernière après que la vice-présidente américaine Kamala Harris avait nommé Walz » comme son colistier, écrit-il sur un ton sarcastique dans ce quotidien aujourd’hui étroitement contrôlé par les autorités de Pékin.
« Tandis que la campagne 2024 avance, je suis rempli d’enthousiasme et d’optimisme à l’idée que Harris puisse tirer avantage de l’expérience unique de Walz », avait écrit Ngo dans un tweet, cité par Alex Lo, connu pour ses colonnes aux accents nationalistes et fidèles aux orientations du Parti communiste chinois. « Je sais qu’il fera un bon vice-président et je m’attends à recueillir leur aide pour lutte pour la cause de Hong Kong », ajoutait le dissident en exil, toujours cité par le commentateur.
Surprise à Pékin
De fait, soulignent nombre d’analystes dans les médias américains, si les diatribes cyniques et moqueuses de la presse officielle chinoise abondent sur la campagne en cours (les caricatures sur Kamala Harris se multiplient de même que des sarcasmes sur ses éclats de rires souvent tournés en dérision), la méconnaissance des autorités de Pékin du fonctionnement réel des institutions politiques américaines et des surprises qu’il apporte parfois demeure criante.
C’est ainsi que l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche en 2008 avait pris la direction communiste chinoise totalement par surprise. En effet, nombre de ses hauts dirigeants la pensait impossible en raison de l’idée profondément enracinée en Chine selon laquelle l’Amérique était trop raciste pour voter pour un candidat noir à la présidence. Le dernier rapport officiel sur les droits humains publié à Pékin en mai dernier affirme ainsi que le racisme aux États-Unis empire et que les discriminations envers les minorités sexuelles sont « galopantes ». « Or l’Amérique pourrait bien élire son deuxième président noir et, pour la première fois une femme », souligne The Economist.
D’autre part, le retrait de la course à la Maison Blanche de Joe Biden a été en lui-même une source majeure d’embarras pour les autorités chinoises. Car il ne pouvait pas manquer de susciter dans une partie de l’opinion chinoise l’idée de dresser un parallèle avec Xi Jinping, qui est allé jusqu’à imposer une modification de la Constitution chinoise pour demeurer président de la République Populaire de Chine sans aucune limite de temps.
« Pendant la plus grande partie de cette année, le duel Biden-Trump a été une occasion rêvée pour les propagandistes chinois de donner de la démocratie américaine l’image d’une lutte entre deux hommes empêtrés dans des questionnements sur leur facultés cognitives dont les attaques mutuelles avaient le parfum de querelles de cour d’école, souligne l’hebdomadaire britannique. En se retirant, Joe Biden a porté un coup à ce narratif et encouragé de nombreux Chinois à s’interroger sur leur propre système grâce auquel Xi Jinping qui a 71 ans semble parti pour rester aux commandes à vie. »
Le journal cite la phrase d’un bloggeur chinois en juillet dernier : « Pour certaines personnes, la plus grande contribution qu’ils puissent faire pour le Parti, le pays et son peuple est de rendre le pouvoir, se retirer et rentrer chez eux pour jouer avec leurs petits-enfants », dans une allusion transparente à Xi Jinping. Dans la phrase suivante, ce même bloggeur ajoutait : « Ah oui, c’est vrai, je parle de vous, Biden. » Précision qui n’avait pas suffi pour se soustraire à la censure puisque le message avait été promptement supprimé des réseaux sociaux.
Walz et les « risques d’un engagement avec la Chine »
Ces dernières semaines, le gouverneur du Minnesota Tim Walz a, lui, attiré l’attention et des critiques infondées des républicains américains. Dans leur collimateur, sa longue histoire avec la deuxième puissance économique du monde derrière les États-Unis, pays plus que jamais considéré comme le plus grand rival économique et militaire de Washington. La campagne du tandem Harris-Walz a néanmoins rejeté ces critiques, soulignant que Tim Walz avait souvent été ouvertement critique du bilan de Pékin en matière de droits de humains. La polémique est, depuis, largement désamorcée. « Les républicains déforment des faits élémentaires », a ainsi déclaré James Singer, porte-parole de la campagne. Tim Walz a pendant toute sa carrière tenu tête au Parti communiste chinois. Il « s’est battu pour les droits de l’homme et la démocratie et a toujours donné la priorité aux emplois et à l’industrie manufacturière des États-Unis », avait ajouté Singer.
Tim Walz s’est rendu en Chine pour enseigner l’anglais et l’histoire des États-Unis dans des écoles secondaires de la province méridionale du Guangdong. C’était en 1989, année de la répression sanglante des manifestants prodémocratie sur la place Tiananmen. Il était alors fraîchement diplômé de l’université. Par la suite, sa femme et lui ont créé une entreprise qui organisait des voyages en Chine pour des étudiants américains. Au total, il s’est rendu plus de 30 fois dans le pays. Il parle un peu chinois, s’est marié un 4 juin – en disant que c’était une date qu’il n’oublierait pas puisque c’est l’anniversaire du massacre de la place Tiananmen – et a passé sa lune de miel en Chine. En tant que gouverneur, Tim Walz a facilité les liens entre le Minnesota et Taïwan. En 2021, le Minnesota a créé un Caucus de l’amitié avec Taïwan. Walz a plusieurs fois reçu le Dalaï-lama, chef spirituel des Tibétains, en exil en Inde et bête noire de Pékin.
Si les vice-présidents des États-Unis n’ont généralement pas directement voix au chapitre en matière de politique étrangère, ils peuvent influencer la réflexion d’un président sur les affaires mondiales. Pour certains analystes familiers des relations houleuses entre les deux superpuissances de la planète, l’expérience de Tim Walz sera pour Kamala Harris un atout dans les relations avec Pékin si elle est élue.
« M. Walz a tout vu, il comprend les promesses et les risques d’un engagement avec la Chine et peut fournir des conseils précieux sur les questions chinoises à la présidente Harris et à son équipe de politique étrangère », estime ainsi Jeff Moon, consultant en commerce et ancien représentant adjoint au Commerce des États-Unis pour la Chine, cité par l’agence Reuters. « La longue histoire entretenue par Tim Walz avec la Chine s’est construite autour des horreurs de Tiananmen », rappelle le Financial Times.
Plus tard, l’ancien professeur de géographie alors devenu membre de la Chambre des Représentants avait coutume de raconter à ses hôtes chinois l’histoire du Massacre de Wounded Knee en 1890, lorsque des centaines de natifs américains avaient été tués par des soldats de l’armée américaine dans le Dakota du Sud. « Il citait ce massacre comme l’exemple d’une tache dans notre histoire et de la lutte pour la responsabilité et la mémoire – tout comme celui du Groupe des Mères de Tiananmen », qui aujourd’hui encore demande que justice soit faite après la mort de leurs enfants tués le 4 juin 1989, remarque Andréa Worden, une avocate qui était devenue sa collègue lorsqu’ils étaient membre d’une Commission sur la Chine au Congrès américain, citée par le quotidien britannique.
Si Kamala Harris est élue le 5 novembre, Walz deviendrait le premier vice-président à avoir vécu en Chine depuis George W. Bush. Celui-ci, avant de devenir président des États-Unis entre 1989 et 1993, avait été diplomate à Pékin dans les années 1970. Mais à la différence de ce dernier qui n’avais compris les réalités chinoises qu’à travers le prisme parfois déformant d’un diplomate dans une ambassade, Tim Walz les avaient côtoyées en direct en tant que jeune professeur dans une école de province dans le sud du pays, puis lors de ses très nombreux séjours après.
Pierre-Antoine Donnet