Si l’islam politique fait régulièrement les manchettes en France, en Europe et ailleurs, il convient de revenir un instant sur sa terminologie et sa genèse. Face à quels phénomènes et quels régimes l’islam politique trouve-t-il ses racines ?
H. Seniguer : C’est une question lancinante mais parfaitement légitime. Si l’islam politique, et son synonyme « islamisme », est l’objet d’une littérature scientifique abondante, la caricature publique prend souvent le pas sur le discours raisonné et raisonnable, notamment en France avec l’efflorescence d’essais et surtout l’abondance d’anathèmes lancés contre des islamistes réels ou imaginaires ou supposés zélateurs.
Je préfère personnellement l’expression « islamisme », qui est une catégorie conceptualisante faisant sens. À la condition, néanmoins, d’en donner une définition précise et rigoureuse. Dans plusieurs écrits savants ou grand public, j’insiste sur le fait que l’islamisme est une politisation exacerbée de l’islam, une politisation de ses normes et valeurs réelles ou présumées, laquelle a tendance à faire de la religion musulmane un marqueur distinctif entre les gens et les musulmans eux-mêmes. L’islamisme peut s’exercer sur un mode minimaliste ou maximaliste, légaliste ou violent. L’une ou l’autre voie dépendra grandement des contextes et des acteurs. C’est un courant qui, historiquement, nait en Égypte sous la férule de Hassan al-Banna (1906-1949), un instituteur. Ce dernier forge un nom, une expression, Les Frères musulmans (al-Ikhwân al-Muslimûn), qui fera florès et désignera à la fois un courant de pensée et une organisation. Ledit courant est le produit d’un contexte colonial, britannique en l’espèce, de l’abolition du califat en 1924 et d’une réaction antimoderne, qui se soldent par l’objectif de rétablir la centralité de la référence à l’islam dans un monde selon lui coupablement sécularisé et dans lequel l’Occident apparait de surcroit de plus en plus hégémonique.
L’islamisme, plus tard, prospérera sur l’échec des régimes nationalistes issus des indépendances ainsi que sur les illusions perdues de développement moral et matériel naguère promis aux masses arabes et singulièrement musulmanes par le nationalisme. Il apparaitra aussi comme une réaction au caractère très autoritaire voire répressif desdits régimes. L’islamisme est donc au carrefour du religieux, du moral, du socioéconomique et du politique. Il est par conséquent indispensable de tenir ensemble tous ces facteurs pour saisir sa survenue et son essor.
Incarnés en grande partie par les Frères musulmans au début du XXIe siècle, quel projet ont-ils incarné aux yeux des populations et des gouvernements ? Que reste-t-il de leur accession et de leur capacité de mobilisation ?
Beaucoup de mes collègues se sont disputés au sujet de l’échec voire du déclin présumé ou réel de l’islam politique, et ce, à partir du début des années 1990. À mon avis, c’est une fausse ou une mauvaise question ; en d’autres termes, chercher à savoir si l’islamisme est en échec ou en réussite conduit à une impasse scientifique. J’y vois deux lacunes principales : d’une part, pour y répondre, il faudrait considérer l’islamisme comme un tout, un mouvement idéologique parfaitement homogène, aux revendications homothétiques, symétriques, similaires, quels que soient l’espace, le temps et les groupes concernés, des origines à nos jours ; d’autre part, où situer le cas échéant l’échec ou déclin présumé ? Je connais des islamistes qui vous diront qu’ils ont réussi dans la réislamisation et la sauvegarde de l’intégrité islamique des sociétés majoritairement musulmanes, quand d’autres vous répondront que l’échec électoral n’est que conjoncturel, une étape, une expérience, qui fera place à des réussites futures, promises, etc.
Les islamistes légalistes gagnent et perdent des élections. C’est le cas du Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc. Après dix années de présence au gouvernement, le PJD a subi un cuisant échec aux législatives de 2021. Mais cet échec, conjoncturel donc, ne peut à ce stade s’interpréter comme un étiolement structurel car cet islamisme-là sait montrer ses capacités idéologiques et mobilisatrices entre autres sur les questions relatives à la famille et à la Palestine.
L’arrestation, en avril 2023, de Rached Ghannouchi, chef de file historique d’Ennahda, parti politique tunisien inscrit dans la mouvance des Frères musulmans, a-t-elle signé la fin d’une ère pour l’islam politique au Maghreb ?
Les Frères musulmans en général et les islamistes en particulier ont rarement été en odeur de sainteté en contexte majoritairement musulman, à l’exception de quelques intermèdes plus ou moins longs, en particulier quand ils ont accepté d’intégrer les institutions, renoncé à les combattre et à remettre en cause les élites qui monopolisaient ou monopolisent le pouvoir réel dans les régimes autoritaires. Il apparait en revanche manifeste que depuis la chute et la répression systématique de l’organisation mère des Frères musulmans en Égypte, le 3 juillet 2013, par un coup d’État fomenté par Abdel Fattah al-Sissi avec un soutien populaire, les islamistes sont au moins mal vus, au plus réprimés, voire déclarés terroristes. Dès décembre 2013 d’ailleurs, ils l’ont été en Égypte mais aussi entre autres en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Cependant, la répression, aussi violente soit-elle, même si elle peut avoir des effets de démobilisation, de conversion ou reconversion politique de certains adeptes, n’entraine pas mécaniquement la disparition définitive d’une organisation et des mouvements islamistes, et encore moins la fin d’une idéologie qui, jusqu’à présent, a au contraire démontré ses facultés de résilience et d’adaptation à toute épreuve, même sanguinaire. En tout état de cause, lorsque la répression s’abat sur des formations politiques, en premier lieu légalistes, cela affecte généralement toutes les oppositions, fussent-elles très à gauche, et ce, dès lors qu’elles contestent ou critiquent le régime.
Actuellement, qui seraient les autres protagonistes de l’islam politique ?
La question que vous posez est complexe. Elle est ambivalente pour une raison déjà évoquée supra. En effet, quels groupes et protagonistes placer sous le label « islam politique » ? Celles et ceux qui mobilisent le référentiel religieux musulman même sans être officiellement encartés ? Aussi bien ceux qui usent de violence que ceux qui n’en usent pas dans l’espace social ? Ceux qui jouent le jeu des institutions ou ceux qui, au contraire, restent à la marge ? Faut-il par ailleurs y inclure jusques et y compris les néo-salafistes quiétistes ? Si l’on comprend plus précisément l’islam politique comme un type d’activité collective animé par des acteurs qui s’engagent ouvertement dans le tissu social au nom d’un référentiel musulman pour conquérir à terme des positions de pouvoir, il y en a effectivement beaucoup. Je n’en citerai que quelques-uns. Il y a le Hamas (Mouvement de la société pour la paix), le mouvement Ennahda ou le Parti de la réforme (al-içlâh) en Algérie ; on peut citer aussi le PJD au Maroc, Ennahda en Tunisie, le Rassemblement national pour la réforme et le développement en Mauritanie, etc. Il y a des organisations qui pourraient être qualifiées d’islamistes, à l’instar du mouvement Justice et Bienfaisance au Maroc, lequel, jusqu’à présent, se tient cependant à l’écart de la compétition électorale mais offre un discours critique et alternatif sur les institutions officielles et la scène politique partisane.
En novembre 2023, le ministre français Bruno Le Maire réitérait son engagement à lutter contre « les deux plaies qui rongent littéralement la société française : l’islam politique et le trafic de stupéfiants ». Quelles formes prend l’islam politique en France, et par extension en Europe, et comment le phénomène est-il appréhendé par les gouvernements ?
Le ministre établit une étrange équivalence entre « islam politique » et « trafic de stupéfiants ». Je suis mal à l’aise avec toute forme de pathologisation d’un courant idéologique, politique, culturel ou religieux, et ce, quel qu’il soit. Cela n’est ni rigoureux du point de vue analytique ni socialement ou politiquement efficace. Faut-il pour autant être complaisant ? Je ne le pense pas non plus. Seul compte le discernement qui évite les dégâts de la politique du soupçon contre la composante musulmane du pays.
Je m’exprimerai surtout d’un point de vue franco-français par souci de rigueur et d’ancrage empirique suffisant pour envisager quelques réponses. En France, il est utile de dire, et de ne jamais se lasser de le répéter, trois choses. Primo, la plupart des locuteurs, hommes, femmes politiques et leaders d’opinion, ne semblent pas avoir une idée claire de l’islamisme ou de l’islam politique, autrement dit ils ne mesurent pas, ou feignent de l’ignorer, la diversité des courants qui s’y rattachent peu ou prou. En effet, il y a loin, du djihadisme — qui est une vision politique mortifère et extrêmement violente de l’islam — au conservatisme musulman, fût-il militant. Secundo, l’islamisme dans l’Hexagone est un phénomène à la fois éminemment minoritaire et non-violent. Tertio, l’une des seules fédérations musulmanes qui s’inscrit idéologiquement dans le courant historique des Frères musulmans égyptiens, c’est-à-dire Musulmans de France (MdF), n’a jamais prôné la violence, l’hostilité aux autorités politiques et civiles, et a même au contraire misé sur une démarche intégrationniste : depuis 2015, elle a multiplié les signes d’ouverture en direction des instances politiques et de la société civile, en paraphant par exemple la charte, très contraignante, des principes de l’islam de France, portée et soutenue par l’Élysée et le ministère de l’Intérieur, à la fin de l’année 2020. Tactique ou stratégique, c’est un constat objectif dont il faut bien tenir compte dans l’analyse de sa trajectoire et de celle de ses membres. Au surplus, cette organisation est certes conservatrice du point de vue religieux — elle n’est peut-être pas libérale comme le souhaiteraient certains —, mais elle ne soutient pas, si l’on s’en tient aux discours et aux documents à usage interne et externe qu’elle met à disposition des chercheurs et du public, l’action de mouvements islamistes étrangers et encore moins celle des mouvements les plus radicaux de l’islam.
Le prince saoudien s’écarte des fondements wahhabites traditionnels au profit d’une libéralisation de la société. À travers la vision de Mohammed ben Salmane, doit-on voir la base d’un régime « néo-wahhabite » ?
Le prince Ben Salmane veut changer l’image de son pays à l’étranger, notamment en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, en le sortant de l’ornière dans laquelle il s’est complu durant de longues décennies en tant que promoteur et exportateur mondial d’une vision exclusiviste, rigoriste et punitive de la religion musulmane. La diffusion du salafisme postwahhabite lui doit énormément. Aujourd’hui, Ben Salmane met tout en œuvre pour moderniser, sur le plan culturel, l’Arabie saoudite, en vue d’y attirer et d’y fixer toujours plus d’investisseurs et de touristes d’ordinaire plutôt séduits par les Émirats arabes unis, voire le Qatar, dans la région. Est-ce à dire que le souverain saoudien a complètement et définitivement rompu avec une centralité publique au moins conservatrice de la religion musulmane ? Je n’en suis pas sûr. En Arabie saoudite, l’islam reste politique puisqu’il est sous la coupe d’un pouvoir séculier qui l’utilise à toutes sortes de fins, tel le contrôle social de sa propre population et des opposants éventuels. J’ajoute que le régime saoudien se méfie et combat moins les Frères musulmans et les islamistes au titre de leurs doctrines religieuses que pour leur potentiel politique mobilisateur et oppositionnel.
Quid de l’islam politique chiite ?
Les trois places fortes de l’islam politique chiite restent incontestablement l’Iran, l’Irak et le Sud-Liban. Le Hezbollah libanais, qui fait à nouveau parler de lui après les attaques du Hamas le 7 octobre 2023 en Israël, qu’il a saluées, est un parti de masse, avec une branche politique légaliste et une branche militaire très bien organisée.
En Iran, le pouvoir autoritaire et répressif des mollahs s’est donné à voir, de manière éclatante, à l’occasion de la (mise à) mort de Mahsa Amini, une étudiante iranienne d’origine kurde de 22 ans, le 16 septembre 2022, après avoir été interpellée par la police des mœurs pour « port de vêtements inappropriés ». Bien que les autorités contestent la responsabilité de la police dans le décès de la jeune femme, des présomptions sérieuses de son implication demeurent, ce que confirme d’ailleurs en quelque sorte la répression violente qu’a déployée le régime pour contenir les manifestants sortis dans la rue en mémoire de la victime et pour s’opposer à l’autoritarisme de la République islamique.
Au vu de la situation actuelle en Palestine, de nouvelles dynamiques politiques pourraient-elles se dessiner dans la région ?
Dans le monde arabe, à peu d’exceptions près, de l’extrême gauche anti-islamiste aux islamistes légalistes, tous estiment que le Hamas est un mouvement de résistance contre la politique expansionniste et annexionniste israélienne. Sans cautionner forcément la mort de civils, les viols et les enlèvements successifs aux attaques du 7 octobre, perpétrés pour l’essentiel par les Brigades al-Qassam [branche militaire du Hamas], ils estiment néanmoins qu’ils sont la résultante de décennies d’occupation et de brutalisation de l’État hébreu et de son armée contre les civils palestiniens privés d’État et de l’application des résolutions onusiennes. En d’autres termes, cela signifie concrètement que la réplique armée extrêmement violente du gouvernement Netanyahou sur la bande de Gaza, dont les principales victimes sont des femmes et des enfants, a remis sur le devant de la scène régionale et internationale la question palestinienne, que d’aucuns croyaient reléguée au second plan après la signature des accords d’Abraham de 2020 sous la houlette des États-Unis pendant la présidence Trump. Le contexte actuel de guerre profondément asymétrique renforce ce faisant aussi bien l’assise populaire des islamistes en général que celle du Hamas en particulier, surtout en Palestine et dans le monde majoritairement musulman.
Alicia Piveteau
Haoues Seniguer