Soixante-dix ans après le premier vol du C‑130 Hercules, le vénérable quadrimoteur américain continue de dominer le marché des avions de transport militaires, grâce à sa variante modernisée C‑130J. Mais s’il était jusqu’à présent incontournable, le Hercules s’est récemment fait évincer de plusieurs compétitions internationales par un nouveau venu brésilien, le C‑390 Millenium. Un biréacteur de dernière génération qui pourrait peut-être aussi faire souffrir l’A400M d’Airbus…
Au milieu des années 2000, le brésilien Embraer entreprend la conception d’un nouvel avion de transport militaire devant reprendre certains des éléments conceptuels de son avion de ligne E190. La démarche de l’avionneur est rapidement approuvée par la force aérienne brésilienne, et le gouvernement de Brasilia investit 440 millions de dollars dans le projet dès 2008.
Embraer se lance dans le transport militaire
Le but alors affiché par Embraer est de concevoir et commercialiser un avion aux capacités dépassant celles du C‑130J de Lockheed Martin, et qui intégrerait des technologies de dernière génération déjà éprouvées sur le marché civil. De quoi offrir théoriquement de meilleures performances en matière de vitesse et de distance franchissable, mais aussi des coûts d’utilisation et de possession nettement réduits, sans transiger sur la robustesse du design, destiné à répondre à toute une gamme de besoins militaires. Désigné KC-390 Millenium (1), afin de mettre en avant sa capacité à servir à la fois d’avion-cargo et de ravitailleur, le nouvel appareil est doté d’une voilure haute, d’un train d’atterrissage robuste et d’une large cabine, typiques des avions de transport militaires. Conçu pour répondre à tout un panel d’opérations militaires, le Millenium peut emporter deux nacelles de ravitaillement sous les ailes, ainsi qu’un pod de désignation et de reconnaissance (Sniper ou Litening) sous le ventre, ce qui lui confère une capacité ISR et la possibilité de servir de PC volant.
Toutefois, là où cela s’avérait possible, Embraer a décidé de faire appel à des composants civils, souvent disponibles sur étagère, afin de réduire les coûts, de faciliter la maintenance et d’obtenir rapidement une certification civile. On peut notamment citer un cockpit et une avionique issus de la gamme commerciale de Rockwell Collins, un système de navigation de Thales, ou encore des systèmes électriques, des accuateurs, des systèmes de ventilation et des systèmes de trains d’atterrissage fournis par Safran. Toujours dans une optique d’efficience maximale, le choix a été fait de ne pas doter l’appareil de turbopropulseurs comme on peut en trouver sur le C‑130J, l’A400M ou l’An‑70, mais de sélectionner au contraire les mêmes turbofans IAE V2500 que l’on peut trouver sur certaines versions de l’avion de ligne Airbus A320.
Un positionnement innovant
Traditionnellement, les pays à même de concevoir des avions de transport militaires sont aussi dotés de forces aériennes puissantes, habituées aux longues opérations extérieures, dans des conditions difficiles. Pour elles, la propulsion par turbofans ou turboréacteurs est habituellement à réserver aux avions de transport stratégique (C‑5, C‑17, An‑124, Il‑76, etc.), tandis que les avions de transport tactique (C‑130, Transall, C‑27, C‑295, etc.), qui opèrent sur des terrains peu préparés, sont dotés de turbopropulseurs et d’hélices, plus résistants aux dommages et aux impacts. De fait, les avions les plus rapides sont aussi les plus lourds et les plus coûteux, avec un gabarit approchant ou dépassant celui des plus gros avions de ligne, tandis que les avions les plus souples d’emploi sont aussi les plus lents, et ceux disposant de la plus faible autonomie.
Avec l’A400M, Airbus a commencé à explorer la frontière entre ces deux concepts, avec un avion à hélice de gros volume, particulièrement rapide pour sa catégorie. Le KC‑390, de son côté, se positionne sur une autre niche, en conservant le volume d’emport d’un avion tactique, mais en se dotant de la vitesse et de l’autonomie (et, dans une certaine mesure, des économies d’emploi) d’un petit avion de ligne. Ainsi, même s’il ne dispose pas de la souplesse tactique de l’Hercules, son mode de propulsion lui ouvre la voie à de nouvelles applications, inédites sur ce segment de marché. Un tel avion permettrait ainsi à une petite force aérienne dotée d’une flotte réduite d’avions de transport tactique de remplacer ses anciens appareils par un avion moderne, économique à l’emploi, qui ne sacrifie en rien les capacités d’emport par rapport à l’existant, mais qui permet de gagner considérablement en distance de déploiement et en vitesse de rotation. Un argument essentiel pour de nombreuses missions, allant de l’évacuation de ressortissants au rapatriement sanitaire, en passant par le déploiement de forces spéciales ou les interventions sur des catastrophes humanitaires.
Le pari gagnant d’Embraer
En 2014, un an avant le premier vol de l’appareil, le gouvernement brésilien passe commande pour 28 KC‑390 Millenium afin de progressivement remplacer les C‑130. En 2017, c’est le gouvernement portugais, approché quelques années plus tôt par Embraer, qui décide d’accorder sa confiance à l’avionneur brésilien, qui livrera cinq avions à la force aérienne portugaise à partir de 2023, là aussi pour remplacer des C‑130. Pour Embraer, la stratégie commerciale du groupe en Europe est assez claire : le KC‑390 doit se positionner comme une alternative à l’A400M pour tous les pays qui n’auraient pas le besoin ou les moyens d’opérer le gros quadrimoteur d’Airbus, ou éventuellement comme un complément de l’A400M pour ceux qui souhaiteraient se doter en parallèle d’une flotte d’avions tactiques plus légers (2).
Il faudra par la suite attendre 2020 pour que la Hongrie signifie son intention de commander deux appareils, ainsi que des kits optimisés pour l’évacuation sanitaire et les interventions humanitaires, afin de remplacer ses vieux An‑26 de l’ère soviétique. Mais dès 2022, les choses s’accélèrent, avec une sélection du C‑390 Millenium aux Pays-Bas, face à un C‑130J donné gagnant dans ce marché de remplacement du C‑130H. Le ministère de la Défense néerlandais met alors en avant le coût et la facilité de maintenance de l’appareil, ainsi que sa disponibilité, arguant que cinq C‑390M seraient à mesure de remplir le contrat opérationnel de 4 000 heures de vol annuelles, là où autant de C‑130J ne seraient même pas en mesure d’accomplir 2 400 heures.
Même s’il s’agit ici aussi d’un petit contrat pour Embraer, c’est déjà le troisième en Europe, et le troisième auprès d’un pays de l’OTAN, confirmant le bien-fondé de la stratégie marketing de l’avionneur brésilien. Et les efforts portent leurs fruits. En septembre 2023, l’Autriche annonce qu’elle remplacera ses C‑130K vieillissants par quatre C‑390, suivie le mois suivant par la République tchèque qui, avec ses deux nouveaux C‑390, va se doter pour la première fois d’un appareil de transport de ce calibre. Deux petits contrats, de nouveau, mais qui montrent la volonté affichée par les petites forces aériennes européennes de monter en gamme sur le segment du transport militaire.
Embraer vs Lockheed Martin
Pour l’heure, les cinq contrats européens portent sur moins d’une vingtaine d’appareils. Toutefois, on constate que, depuis 2019 et la livraison du premier KC‑390 de série à la force brésilienne, Embraer a remporté toutes les compétitions européennes qui l’ont opposé au C‑130J sur ce segment de marché, alors même que Lockheed Martin réalisait encore de très bonnes ventes l’année précédente (3). Pour le géant américain, la situation s’est en effet rapidement dégradée dans la région, avec l’émergence d’une nouvelle concurrence brésilienne, mais aussi l’arrivée à pleine maturité de l’A400M, qui conduit plusieurs opérateurs de Super Hercules (Royaume-Uni, Italie…) à retirer du service tout ou partie de leurs C‑130J. Des cellules de seconde main qui sont d’ailleurs proposées à la Grèce… qui est également très sollicitée par les commerciaux d’Embraer. Enfin, Embraer et le gouvernement brésilien fondent de gros espoirs sur le marché suédois, où l’acquisition de KC‑390 pourrait être liée à la livraison de nouveaux Gripen suédois à la force aérienne brésilienne. Mais, ici aussi, il faudra se confronter à une rude concurrence américaine.
Si les marchés européens sont très symboliques, autant pour Embraer que pour Lockheed Martin, c’est dans deux autres régions du monde que le C‑390 pourrait venir contrarier les plans de l’avionneur américain. Jusqu’à présent, la région Asie-Pacifique était considérée comme une chasse gardée pour le C‑130J. Ces dernières années, certaines des plus importantes commandes de Super Hercules ont en effet été passées par l’Inde, l’Australie, l’Indonésie ou encore les Philippines. Mais ici aussi, Embraer vient glisser son grain de sable avec, fin 2023, une première commande par Séoul de trois C‑390 au détriment du C‑130J et de l’A400M. Une décision d’autant plus vexante pour Lockheed Martin que la Corée du Sud utilise déjà le C‑130J. Et Embraer ne compte pas s’arrêter en si bon chemin, puisque l’avionneur vise également Singapour, pour le remplacement de vieux Hercules, ainsi que l’énorme marché indien, pour une quarantaine d’appareils. Avec une offre commerciale positionnée entre celle de Lockheed Martin (C‑130J) et celle d’Airbus (A400M), les chances d’Embraer sont bien réelles sur un marché indien réputé difficile.
Enfin, outre une série de petits prospects négociés aussi bien à l’échelon politique qu’à l’échelon industriel (Colombie, Angola, Rwanda, Algérie, Afrique du Sud…), Embraer ne cache pas avoir de grosses ambitions au Moyen-Orient, ici aussi en opposition frontale avec celles de Lockheed Martin, et potentiellement celles d’Airbus. Le rapprochement entre Le Caire et Brasilia pourrait laisser envisager l’acquisition d’un nombre indéterminé de KC‑390, possiblement assemblés en Égypte, pourtant fidèle utilisatrice de la famille Hercules. Fin 2023, un accord a été signé avec l’entreprise saoudienne SAMI pour tenter de vendre l’appareil à Riyad, avec la promesse d’une construction locale. Pour l’ensemble de la péninsule Arabique, Embraer s’est d’ailleurs associé à BAE Systems, très implanté localement, afin d’y commercialiser l’appareil. Alors que de plus en plus de petites puissances cherchent à renforcer leurs ambitions régionales, le marché des avions de transport tactiques rapides (que l’on pourrait aussi qualifier d’avions de transport stratégiques légers) qui n’était jusqu’ici qu’une niche semble bien s’étendre significativement, d’année en année. Face à un C‑130J en perte de vitesse, à un A400M parfois surdimensionné et à un C‑2 japonais bien trop cher, le KC-390 a définitivement de sérieux arguments à faire valoir.
Notes
(1) Le KC-390 est nativement conçu pour pouvoir réaliser des opérations de ravitaillement en vol ou au sol. Les équipements destinés à cette fonction peuvent être débarqués de l’appareil afin de l’alléger et d’optimiser sa capacité de transport. Il prend alors la désignation commerciale C‑390, même s’il s’agit essentiellement du même avion.
(2) En 2009, le président Sarkozy évoquait ainsi l’idée d’acheter quelques KC-390 en complément des A400M français, en cas de sélection du Rafale par la force aérienne brésilienne. Ce contrat échappant à la France, Paris finira par acheter deux KC-130J et deux C-130J-30 américains.
(3) En 2018, le C-130J se vend au Danemark, en France et en Allemagne.
Yannick Smaldore