Malgré une présence de longue date en Asie du Sud-Est, l’engagement actuel de la France dans la région demeure limité. Cependant, si depuis 2018, la France a formalisé sa stratégie indo-pacifique afin de renforcer ses actifs dans la région et d’affirmer son identité en tant que puissance indo-pacifique — en favorisant de nouvelles relations en Asie —, l’efficacité de la France en Asie du Sud-Est reste insuffisante. En effet, Paris a privilégié l’océan Indien en raison de ses intérêts territoriaux, formant la pierre angulaire de sa politique étrangère indo-pacifique.
Cet engagement limité envers l’Asie du Sud-Est peut également s’expliquer par le fait que l’attention de la France soit récemment mobilisée par la gestion des conflits en cours tels que la guerre en Ukraine, le conflit à Gaza et les affaires européennes intérieures, qui menacent la sécurité de l’Europe et nécessitent le leadership de la France. Néanmoins, le dynamisme économique et les enjeux géopolitiques complexes propres à l’Asie du Sud-Est (notamment les différends maritimes et la concurrence entre grandes puissances) devraient inviter la France à une réévaluation de sa politique dans la région.
La France, une troisième voie pour la région ?
Le document politique du gouvernement français intitulé « Les Partenariats de la France en Indo-Pacifique » met l’accent sur un engagement envers une troisième voie dans la région, visant à collaborer avec toutes les puissances bien intentionnées au-delà des blocs traditionnels (1). Reconnaissant le rôle crucial de l’ASEAN dans l’Indo-Pacifique, la France donne la priorité au renforcement des relations avec l’ASEAN et ses États membres. Cette stratégie a abouti à des partenariats stratégiques avec trois pays de l’ASEAN : l’Indonésie en 2011, Singapour en 2012 et le Vietnam en 2013 (2). Le 4 mars 2021, la France a officiellement lancé un partenariat de développement avec l’ASEAN couvrant divers domaines tels que la santé, l’environnement, l’économie bleue, la biodiversité, la recherche sur les vaccins, la formation technique et professionnelle, l’économie verte et circulaire, la connectivité, les infrastructures durables et la sécurité non traditionnelle (3). Par exemple, le projet « Programme d’Amélioration de la Qualité de l’Air en ASEAN » (AQIP), lancé le 20 novembre 2023, est le plus grand projet de coopération entre l’ASEAN et la France à ce jour, avec un financement de 2,5 millions d’euros de l’Agence française de Développement (4). Ce projet soutient les efforts de l’ASEAN pour renforcer sa capacité à surveiller et à gérer la pollution de l’air dans la région, démontrant l’engagement de la France envers l’ASEAN, la région et le développement durable.
La France peut s’engager davantage dans la sécurité non traditionnelle, en particulier en matière de lutte contre le changement climatique, étant donné que de nombreux pays de l’ASEAN sont moins développés dans ce domaine. L’Asie du Sud-Est est en effet très vulnérable au changement climatique, confrontée à des défis tels que l’élévation du niveau de la mer, les vagues de chaleur, les inondations, les sécheresses et les événements météorologiques extrêmes. En tant que leader dans la lutte contre le changement climatique, la France peut mobiliser ses recherches, ses financements et son expérience afin de collaborer avec les pays d’Asie du Sud-Est dans ce domaine critique. Une action qui serait alignée sur les besoins actuels de l’ASEAN, comme le montrent des exemples tels que la sécheresse dans le Sud du Vietnam qui affecte la culture du riz, menaçant la sécurité alimentaire compte tenu du rôle significatif du Vietnam dans les exportations mondiales de riz.
Cependant, l’approche de la France envers l’Asie du Sud-Est présente des limites par rapport à des pays comme le Japon, les États-Unis et la Chine, car elle ne peut pas fournir de financement d’infrastructures à grande échelle ou de dons d’équipement militaire. La France devrait donc capitaliser sur ses forces en matière de sécurité non traditionnelle avec l’ASEAN. Cette approche serait particulièrement bien adaptée aux priorités actuelles de l’ASEAN, en particulier pour aborder le changement climatique et d’autres défis régionaux pressants.
L’ASEAN, un partenaire politique incontournable pour la France
En ce qui concerne l’engagement politique, la France est activement impliquée dans le soutien des mécanismes dirigés par l’ASEAN et la promotion de la centralité de l’ASEAN. En 2007, la France a adhéré au Traité d’amitié et de coopération en Asie du Sud-Est (TAC), devenant ainsi le premier État membre de l’Union européenne à le faire (5). De plus, la France a accrédité ses ambassadeurs auprès de l’ASEAN depuis 2009, ce qui témoigne de son engagement à dialoguer avec l’ASEAN (6). En décembre 2023, la France a parrainé un atelier sur la sécurité régionale intitulé « Naviguer à travers les défis de sécurité simultanés : comment maintenir l’ASEAN aux commandes » (7). Cet atelier visait à relever les défis et à apporter un soutien aux mécanismes dirigés par l’ASEAN et à la centralité de l’ASEAN, démontrant ainsi l’engagement de la France à renforcer le rôle de l’ASEAN dans la sécurité régionale. La Stratégie indo-pacifique de la France et la Vision de l’ASEAN sur l’Indo-Pacifique (AOIP) partagent des points communs, car elles cherchent des partenariats avec des pays partageant une vision commune des défis et des solutions. Les deux soulignent le maintien d’une position neutre et l’évitement de prises de position, ce qui facilite la construction de la confiance entre la France et l’ASEAN. L’enquête de 2020 de l’Institut ISEAS – Yusof Ishak sur l’état de l’Asie du Sud-Est a classé l’Union européenne comme le deuxième partenaire le plus fiable de l’ASEAN, après le Japon (8). Étant donné le statut de la France en tant que grand pays de l’UE, elle dispose d’un avantage significatif dans le renforcement de la confiance et de la coopération avec l’ASEAN.
La stratégie de la France dans l’Indo-Pacifique, mettant l’accent sur la neutralité et une approche de troisième voie, bénéficie à l’ASEAN en favorisant le multilatéralisme et en réduisant les préoccupations concernant les relations avec d’autres grandes puissances telles que la Chine, les États-Unis et le Japon. Du point de vue de l’ASEAN, la stratégie de la France est perçue comme celle d’une grande puissance soutenant les institutions dirigées par l’ASEAN et renforçant le multilatéralisme et l’équilibre dans la région. Le fait que la France ne participe pas à des alliances comme le Quad et l’AUKUS signifie que l’ASEAN n’a pas à s’inquiéter d’être poussée à prendre parti. Étant donné la voix relativement faible de l’ASEAN par rapport aux grandes puissances, le soutien des grandes puissances qui adoptent une position neutre est crucial pour renforcer les efforts de multilatéralisme de l’ASEAN. Pour la France, cette position lui permet d’exercer plus d’influence dans les domaines de force de l’ASEAN. En s’alignant sur les principes et les objectifs de l’ASEAN, la France peut tirer parti de sa position avantageuse pour accroitre son influence au sein de l’ASEAN et contribuer à la stabilité et à la coopération régionales.
La France, un partenaire stratégique pour l’ASEAN ?
Au sein de l’ASEAN, la France entretient des niveaux de coopération différents. Alors que de nombreux pays d’Asie du Sud-Est ont historiquement acheté des armes à la Russie, le conflit en Ukraine et les sanctions qui ont suivi ont incité l’ASEAN à diversifier ses sources d’armement. La France, désormais deuxième exportateur d’armes au monde avec 11 % du marché mondial, a saisi cette opportunité pour trouver une clientèle auprès des pays de l’ASEAN (9). Ainsi, la France a récemment vendu deux sous-marins Scorpène à l’Indonésie, le 3 avril 2024. En parallèle, le fabricant d’armes français Nexter Defense System coopère à long terme avec le gouvernement indonésien afin de développer une industrie d’armement nationale (10).
La France et la Malaisie ont aussi renforcé leur partenariat stratégique en matière de défense le 9 décembre 2023, soulignant le rôle de l’ASEAN et celui de la France en tant qu’observateur dans la réunion des ministres de la Défense de l’ASEAN Plus (ADMM Plus) (11). Singapour et la France visent également à renforcer leurs liens à travers un Partenariat stratégique global d’ici 2025 (12). Le 2 décembre 2023, les Philippines et la France ont convenu de renforcer leur coopération en matière de défense et de poursuivre un accord permettant le déploiement de troupes sur le territoire de l’autre (13). En fait, la France a également montré son engagement à maintenir la paix dans la sécurité maritime en mer de Chine méridionale en déployant plusieurs fois des navires de patrouille dans la région.
L’Indochine, une influence ancienne mais encore trop limitée
Alors que la France entretient de bonnes relations avec l’Indochine, notamment grâce à des activités économiques et francophones, la relation reste quelque peu limitée. En particulier avec le Vietnam qui est pourtant identifié comme un partenaire clé pour la France en Asie du Sud-Est. En 2023, la France et le Vietnam ont célébré le 50e anniversaire de leur relation et le 10e anniversaire de leur partenariat stratégique. Bien qu’il existe un potentiel pour élever la relation à un Partenariat stratégique global — un accord similaire aux progrès observés dans la relation États-Unis/Vietnam malgré les défis historiques —, ce processus nécessite des efforts significatifs de la part des deux pays. Il est en effet notable qu’en dépit de visites officielles importantes entre la France et le Vietnam, il n’y a pas eu de visite du président de la France au Vietnam lors d’événements marquants tels que le 50e anniversaire de leur relation. Pourtant, d’autres pays européens comme les Pays-Bas et les nations d’Europe de l’Est, tous membres de l’UE, ont envoyé leurs présidents au Vietnam, notamment en 2023, marquant des relations diplomatiques importantes établies par le Vietnam en 1973.
Des efforts doivent donc se poursuivre pour exploiter les points forts du Vietnam dans divers secteurs tels que le textile, la chaussure, l’agriculture et l’aquaculture dans le cadre de l’Accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Vietnam (EVFTA) afin de renforcer les liens économiques. La collaboration entre la France et le Vietnam dans des secteurs stratégiques est cruciale pour renforcer les relations bilatérales. Cela inclut l’encouragement des investissements français conformes à la politique d’investissement étranger du Vietnam et la promotion de partenariats dans des domaines tels que la haute technologie et l’industrie. Les deux pays reconnaissent l’importance d’une coopération dans le développement durable, la transition écologique et la lutte contre le changement climatique, nécessitant des efforts conjoints à l’échelle internationale. Ce partenariat devrait englober le développement d’infrastructures, des projets de transition énergétique et des initiatives de transport durable pour promouvoir des pratiques environnementales durables.
En ce qui concerne les ventes d’armes, bien que le Vietnam ait manifesté un intérêt pour les armements français, le cout élevé a posé des défis. Malgré le conflit en cours entre la Russie et l’Ukraine, la coopération militaire du Vietnam avec la Russie se poursuit avec succès. À l’avenir, la France pourrait envisager d’adopter une approche similaire à ce qu’elle prévoit de faire pour l’Indonésie en renforçant la capacité du Vietnam à développer ses propres armements. Cette stratégie est en phase avec les besoins actuels du Vietnam et pourrait favoriser une coopération en matière de défense plus étroite entre la France et le Vietnam.
Le potentiel de coopération entre la France et l’ASEAN reste substantiel, les deux parties partageant des perspectives et des priorités alignées. Cependant, pour concrétiser pleinement ce potentiel, la France doit traduire sa vision en actions et initiatives pratiques. En le faisant, la France peut renforcer son partenariat avec l’ASEAN et contribuer de manière significative à la stabilité régionale, au développement et à la coopération.
Notes
(1) Éric Frécon, « France’s third path for the Indo-Pacific ? Credentials and challenges », ISEAS Yusof Ishak Institute, 2022 (https://digital.areion24.news/zaf).
(2) Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, « Partenariats de la France dans l’Indopacifique », avril 2021 (https://digital.areion24.news/b62).
(3) Ibid.
(4) ASEAN, « ASEAN, France to reinforce cooperation », novembre 2023 (https://digital.areion24.news/g3z).
(5) ASEAN, « Overview of ASEAN – France Development Partnership », 2023 (https://digital.areion24.news/u2y).
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) ISEAS, « Survey Report : The State of Southeast Asia », 2020 (https://digital.areion24.news/d7x).
(9) Lucia Mackenzie, Joshua Posaner et Laura Kayali, « France overtakes Russia as world’s No.2 arms exporter », 11 mars 2024 (https://digital.areion24.news/ntk).
(10) « French arms manufacturer eyes long-term partnership with Indonesia », The Jakarta Post, 2024 (https://digital.areion24.news/nzz).
(11) « [La Malaisie et la France renforcent leur partenariat de défense de confiance] », Vietnamplus, 2023 (https://digital.areion24.news/j0h).
(12) « Singapore and France aim to strengthen ties with a comprehensive strategic partnership », The Straits Times, 2024 (https://digital.areion24.news/xi7).
(13) « France and the Philippines eye closer defense cooperation », Naval News, 2023 (https://digital.areion24.news/16z).
Tuyen Tran Thi Mong