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lundi 26 août 2024

L’heure de gloire des amphibies à pont continu ?

 

Depuis le début des années 2000, les grands bâtiments amphibies à pont continu connaissent un réel regain d’intérêt. D’une part, leurs fonctions amphibies en font en soi des bâtiments de premier rang (1), générateurs d’effets politiques et opératifs. D’autre part, leurs dimensions en font de véritables plateformes aéronautiques qui confinent au sea control ship des années 1970-1980… Avec des capacités supérieures.

Ce sont les Marines et l’US Navy qui, dès les années 1970, s’engagent les premiers dans la voie du grand bâtiment amphibie à pont continu : dès 1976, cinq Landing helicopter assault (LHA) de classe Tarawa entrent en service. Le concept est alors révolutionnaire, ambitionnant de disposer d’une forte capacité en hélicoptères et en véhicules de combat, permettant de former le cœur d’un dispositif amphibie dont l’unité de référence devient la Marine expeditionary unit (MEU), de la taille d’un gros bataillon. La Navy récidive dans les années 1980 avec les Landing helicopter docks (LHD) Wasp, plus gros et aux capacités aéronautiques plus importantes – jusqu’à 40 hélicoptères (2). Pratiquement, le navire est la résultante d’une stratégie des moyens axée sur la vitesse de projection des hommes et du matériel. La période d’une vingtaine d’années qui suit l’entrée en service du Wasp, en 1989, est intéressante dans l’évolution du concept même de bâtiment amphibie.

Du LHD au porte-hélicoptères

Après les trois LPD italiens de classe San Giorgio mis en service ou sur le point de l’être à la fin des années 1980 – ne disposant pas de hangar aéronautique, ils sont surtout à considérer comme des transports de chars –, il faut encore attendre dix ans pour voir les prémices d’une transposition du concept. Entre 1998 et 2003, le Japon met en service trois « bâtiments de débarquement de chars » de classe Osumi. Mais la structure de ces navires ne leur permet d’embarquer guère plus que quelques hélicoptères (3). Il faut ensuite attendre le milieu des années 2000 pour voir l’apparition d’une vague de LHD : les trois Mistral français – il est un temps question de quatre – entrent en service entre 2006 (4) et 2012 ; le Dokdo sud – coréen en 2007 et le Marado en 2021 (5) – particularité, ils ne disposent pas de hangar aviation spécifique – ; le Juan Carlos espagnol en 2010.

Il aura donc fallu 30 ans pour que le concept se diffuse et soit adopté ailleurs qu’aux États-Unis. Mais si le marché est restreint, il se complexifie également : l’Allemagne présente un design durant Euronaval 2008 (sans qu’une commande suive) ; les Pays-Bas y songent, sans toutefois en avoir les moyens ; l’Afrique du Sud semble intéressée, mais n’a pas les moyens. En revanche, l’Italie remplace le « croiseur porte – aéronefs » Garibaldi par le Trieste, un bâtiment d’emblée conçu pour embarquer des F‑35B et qui, sur le marché mondial des LHD, fait figure de poids lourd (6). Suivent quelques exportations : deux Juan Carlos à l’Australie (2014 et 2015) et un à la Turquie (2023) ; deux Mistral à la Russie, mais qui sont finalement vendus à l’Égypte (2016). L’Algérie achète également une variante du San Giorgio à l’Italie, le Kalaat Béni Abbès (2014), mais ses capacités aéronautiques sont limitées à l’embarquement dans le hangar de cinq Super Lynx.

Dans tous les cas de figure, la dimension aéronautique est soulignée, jusqu’au point parfois de faire oublier que le LHD est un navire amphibie. Lorsque la compétition australienne se tient, la possibilité de l’installation d’un tremplin est évoquée par ce qui est alors DCNS. D’aucuns ont expliqué le succès de Navantia certes par le couplage des ventes avec les destroyers de classe Hobart, mais aussi par le fait que les bâtiments sont nativement conçus pour embarquer des F‑35B (7). En Turquie, les performances de l’Anadolu en tant que plateforme aéronautique sont bien plus mises en évidence par Ankara que ses qualités amphibies – dès le début du projet, son couplage avec le F‑35B est clairement présenté comme la voie royale du développement d’une aéronavale embarquée.

Par ailleurs, même lorsque la dimension aéronautique est relativisée pour mettre en avant l’embarquement amphibie, les capacités de combat aérien font l’objet d’une attention certaine. Lors de l’achat des Mistral par la Russie, Moscou développe une version embarquée du Ka‑52, le Ka‑52K Katran, compatible avec le hangar et une navalisation – les machines seront finalement vendues à l’Égypte. Du reste, l’opération « Harmattan » (2011) avait bien démontré la pertinence opérationnelle de l’emploi du Tigre depuis les bâtiments (8). En la matière, si les hélicoptères de combat n’auront jamais les performances de chasseurs embarqués, leurs effets militaires, y compris dans l’attaque terrestre, sont bien réels. Cela pourrait également être le cas en matière de guerre navale : face à la menace que font peser les houthistes sur le détroit de Bab el-Mandeb et les lignes de communication au large du Yémen, les deux Mistral égyptiens se verraient très certainement légitimés dans des actions contre les bases au sol, la destruction de drones à faible vitesse ou encore la chasse aux petites embarcations.

Du porte-hélicoptères au porte-aéronefs. Ou au porte-avions ?

Si le LHD est naturellement un porte – hélicoptères, ce dernier a également connu un regain d’intérêt, là où l’on pensait qu’ils constituaient une sorte d’anomalie historique au travers de la Jeanne d’Arc (1964-2010), des sept Iwo Jima (1961-2002 – les seuls amphibies), des deux Moskva soviétiques (1967-1996), des deux Andrea Doria (1964-1992) et du Vittorio Veneto (1964-2003) et enfin des deux Haruna (1973-2011) et des deux Shirane japonais (1980-2017). Mais en réalité, on a assisté à une mutation du concept de porte – hélicoptères. Historiquement, à l’exception de quelques unités (9), les ponts des porte – hélicoptères étaient limités par les superstructures des navires et n’apparaissaient pas comme continus. Ces superstructures abritaient également les hangars, évitant qu’ils ne soient positionnés sous le pont principal, ce qui avait pour conséquence de réduire la complexité – un ascenseur n’est pas nécessaire –, mais aussi le tonnage des bâtiments.

Reste aussi, à l’exception des Iwo Jima, que les capacités aéronautiques de ces porte-hélicoptères étaient limitées à quelques hélicoptères : au mieux, 18 Ka‑25 Hormone pour un Moskva ou neuf AB‑212 ou quatre Sea King pour le Vittorio Veneto. Les destroyers japonais étaient quant à eux limités à trois Sea King ou trois SH‑60J/K. Or c’est « par le haut » que la mutation du porte – hélicoptères s’est opérée et cela a eu une incidence directe sur les capacités aéronautiques des marines. Le cas japonais l’illustre particulièrement bien :

• les deux Haruna ont été remplacés par deux grands porte – hélicoptères de la classe Hyuga (Hyuga et Ise), de 19 000 t à pleine charge, entrés en service en 2009 et 2011 et qui peuvent embarquer jusqu’à 18 hélicoptères – six fois plus donc, pour un tonnage trois fois supérieur environ, que les bâtiments remplacés. Ils sont considérés comme des destroyers, certes de manière à aplanir les récriminations politiques sud – coréennes ou chinoises, mais aussi en fonction de leurs capacités de combat propres, avec 16 silos verticaux pour missiles anti – sous-marins ASROC ou antiaériens ESSM ;

• les deux Shirane ont quant à eux été remplacés par deux Izumo (Izumo et Kaga) de plus de 26 000 t à pleine charge. S’ils sont a priori les versions agrandies des premiers, de réelles différences tiennent à ce qu’ils ont été conçus pour pouvoir être transformés en porte – avions à proprement parler (10) ; leur conversion est effectivement en cours. S’ils peuvent embarquer jusqu’à 30 hélicoptères, ils perdent en revanche leurs tubes de lancement verticaux.



Le Japon n’est pas seul – même si d’emblée, sa préoccupation est anti – sous – marine. Dans les années 1990, la priorité britannique est amphibie. Sur la base des plans des porte – aéronefs de classe Invincible, Londres se dote de l’Ocean, de 21 750 t.p.c., entré en service en 1998 et qui y restera jusqu’en 2018. C’est un véritable porte – hélicoptères d’assaut qui peut embarquer jusqu’à 18 hélicoptères – dont 12 de la classe 10 tonnes – et quatre barges de débarquement de personnel sur des bossoirs. Jusqu’à 500 combattants, mais aussi 40 véhicules, débarqués soit au port, soit par mer calme directement sur des barges, peuvent être transportés. Engagé au large de la Libye avec des WAH‑64D Apache, l’Ocean a depuis quitté le service pour trouver acquéreur au Brésil en tant qu’Atlantico. Le bâtiment, qui a remplacé le Sao Paulo, ex-Foch, y est surtout utilisé en tant que plateforme navale.

Cette combinaison particulière à l’Ocean/Atlantico trouve une certaine extension en Italie. Là, le Cavour, entré en service en 2009, a d’abord été conçu comme un porte – aéronefs doté d’infrastructures adaptées à l’emploi d’AV‑8B – et surtout de F‑35B – et d’une suite de capteurs plus qu’étoffée, mais également pour assurer un appui aux opérations amphibies. Si ses 30 000 t.p.c lui permettent d’accueillir 22 aéronefs, il embarque aussi quatre barges de transport de personnel et jusqu’à 350 combattants, de même qu’une centaine de véhicules légers ou 50 camions ou encore 24 chars, qui peuvent être débarqués au port, via deux grandes portes. Comme le Hyuga, il dispose d’un armement embarqué important incluant 32 cellules de lancement verticales pour missiles antiaériens Aster‑15.



Le cas algérien est encore plus particulier : le Kalaat Béni Abbès est d’abord un navire amphibie dont la capacité antiaérienne a été renforcée (huit lanceurs verticaux pour missiles Aster), mais qui a aussi été doté d’un ascenseur qui n’existe pas sur les San Giorgio dont il est issu ; ascenseur qui ne supporte que des Super Lynx de lutte anti – sous – marine, avec seulement cinq appareils embarqués. Dans tous les cas de figure, la logique de « pont continu » est à la fois la conséquence de choix doctrinaux – chaque bâtiment répond à des besoins différents –, mais devient aussi un facteur de liberté de manœuvre pour peu que la taille s’y prête ; cas de l’Izumo à l’appui.

Développements récents

Deux développements récents incitent également à réfléchir à la manière de considérer les grands bâtiments amphibies à pont continu. Le premier est américain et illustre le dilemme existant entre navire spécialisé et navire polyvalent. Mis sur cale en 2009 et 2014 pour des entrées en service en 2014 et 2020, le LHA‑6 America et le LHA‑7 Tripoli ont d’abord été conçus comme « porte – avions des Marines », destinés exclusivement à la mise en œuvre du F‑35B et du MV‑22. Ils peuvent embarquer jusqu’à 31 appareils. Conçus sur la base du Makin Island, la dernière unité de la classe Wasp, et déplaçant près de 47 000 t.p.c., ils bénéficient d’une forte densité de capteurs. En plus des hélicoptères et des appareils embarqués, ils pourront héberger 1 871 Marines (l’équipage à proprement parler comptant 1 204 marins). Le navire sacrerait ainsi une vision des opérations amphibies axée sur l’enveloppement vertical, mais c’est son usage suivant le concept de « Lightning carrier » ou d’« Assault carrier » » qui est ici le plus intéressant. En 2019 puis en 2022, les deux LHA ont été utilisés en tant que porte – avions légers, embarquant respectivement 13 et 16 F‑35B en plus de MH‑60 et de MV‑22B.

Reste que cette conception, acclamée comme un facteur de liberté de manœuvre en Indopacifique et offrant une présence à la mer plus dense de capacités aéronavales, a aussi ses limites. D’une part, parce qu’autant il est possible de placer ces bâtiments sous l’ombrelle protectrice d’un autre groupe aéronaval, autant les ressources en escorte pour qu’ils opèrent de manière indépendante manquent. D’autre part, parce que les Marines eux – mêmes ont indiqué que les prochains bâtiments de la classe, dits « Flight I », récupéreront leur radier et perdront donc en capacités aéronautiques. Et ce, alors même que les besoins des Marines en radiers tendent à diminuer en fonction de leurs récentes évolutions doctrinales (11). Le deuxième développement est cette fois chinois. Avec l’arrivée des premiers LHD Type‑075, Pékin se dote de navires qui pourraient atteindre 40 000 t.p.c. et qui pourraient être dotés à terme d’appareils STOVL (12). Cette évolution semble encore éloignée, mais le fait qu’elle soit évoquée est clairement indicateur d’une conscience de l’utilité de ces systèmes. 

Notes

(1) Jean-Jacques Mercier, « Le LHD, nouveau navire de premier rang ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 16, février-mars 2011.

(2) Ils sont aussi, contrairement aux Tarawa, optimisés pour la mise en œuvre des barges de débarquement.

(3) Si le navire dispose d’un ascenseur entre le pont et le hangar, ce dernier est avant tout réservé aux véhicules.

(4) Véronique Sartini, « Le BPC Mistral : 1er retour d’expérience », Défense & Sécurité Internationale, no 19, octobre 2006.

(5) Philippe Langloit, « LP-X Dokdo. Quel avenir pour la flotte amphibie de Séoul ? », Défense & Sécurité Internationale, no 98, décembre 2013.

(6) Philippe Langloit, « Trieste : un LHD pour Rome », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 74, octobre-novembre 2020.

(7) Thomas Lockhart, « Quelles évolutions pour le BPC ? », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 20, octobre-novembre 2011.

(8) Brice Erbland, Dans les griffes du Tigre, Les Belles Lettres, Paris, 2013.

(9) Les Iwo Jima, mais aussi les porte-avions essentiellement utilisés comme porte-hélicoptères – et qui n’ont pas bénéficié de l’installation d’un pont à angle.

(10) Joseph Henrotin, « Classe Izumo : le grand saut japonais vers le porte-aéronefs ? », Défense & Sécurité Internationale, no 97, novembre 2013 et « Porte-avions en Asie : derrière les annonces, le piège de la crédibilité », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 62, octobre-novembre 2018.

(11) Joseph Henrotin, « Enjeux doctrinaux de la concrétisation du multidomaine. Les évolutions au sein de l’US Army et des Marines », Défense & Sécurité Internationale, no 160, juillet-août 2022.

(12) Alexandre Sheldon-Duplaix, « Les nouveaux transports d’assaut chinois Type‑075 », Défense & Sécurité Internationale, no 145, janvier-février 2020.

Jean-Jacques Mercier

areion24.news