Il est l'un des industriels les plus puissants d'Allemagne et d'Europe. Et Armin Papperger l'aurait échappé belle, d'après la CIA. Le PDG de Rheinmetall, géant du complexe militaro-industriel allemand, aurait été dans le collimateur d'assassins à la solde des services secrets russes. Mais leur complot a été déjoué par les renseignements allemands et nord-américains, a affirmé la chaîne CNN jeudi 11 juillet, citant plusieurs sources anonymes américaines et de l'Otan.
Armin Papperger n'était qu'un nom parmi plusieurs sur une liste de fabricants occidentaux d'armements à abattre pour les espions russes, a précisé CNN. Mais le plan concernant le patron de Rheinmetall en était au stade le plus avancé, ce qui a poussé la CIA et l'Allemagne à agir.
Un fabricant d'armes crucial pour l'Ukraine
Refusant de confirmer les révélations de CNN, le ministère allemand de l'Intérieur a cependant reconnu, vendredi 12 juillet, travailler "en étroite collaboration avec ses partenaires internationaux et américain en particulier" pour faire face à la menace russe.
Pas étonnant que le PDG de Rheinmetall arrive tout en haut d'une liste d'hommes à abattre pour services secrets russes. D'abord parce qu'il est allemand et que tous les rapports occidentaux sur la hausse des opérations clandestines russes en Europe souligne l'importance de l'Allemagne aux yeux de Moscou.
Ensuite parce que "Rheinmetall est un acteur central du soutien militaire à l'Ukraine", assure Jeff Hawn, spécialiste des questions de sécurité russe à la London School of Economics. Le groupe allemand est devenu le premier fournisseur européen de munitions pour l'artillerie ukrainienne. "Elles sont absolument cruciales en ce moment, car sans artillerie, l'Ukraine aurait le plus grand mal à se défendre contre les assauts répétés que l'armée russe lance en ce moment sur toute la ligne de front", explique l'expert.
Il n'empêche que CNN n'apporte aucune preuve concrète pour étayer ses accusations. Il n'est même pas précisé quel service de renseignement – le GRU (renseignement militaire) ou le FSB (contre-espionnage) – aurait voulu assassiner Armin Papperger. Moscou s'est engouffré dans cette brèche vendredi, dénonçant une "fake news" ne reposant sur rien d'autre que des "sources anonymes".
Cependant, "si les services de renseignement de deux puissances occidentales se coordonnent dans une telle affaire, c'est que les informations devaient être assez solides, non seulement pour agir de concert mais aussi pour rendre l'existence de la menace publique [à travers des fuites à la presse, NDLR]", assure David Townsend, spécialiste des services de renseignement russes à l'université King's College de Londres.
Des espions russes désespérés ?
Ce n'est pas non plus comme si les espions et assassins russes n'étaient pas déjà à l'œuvre en Europe… Et pas qu'un peu. Depuis le début de l'offensive de grande envergure en Ukraine en février 2022, il y a eu des actes de sabotage, des agents à la solde de Moscou pris la main dans le sac en train de préparer des opérations clandestines et des accusations d'assassinat de dissidents russes.
Mais rien de tout cela n'est comparable à un complot pour assassiner des chefs d'entreprises parmi les plus influents d'Europe. Une telle escalade "est malheureusement tout à fait crédible", assure Mark Galeotti, directeur du cabinet de conseil Mayak Intelligence et auteur du livre "Les guerres de Poutine : de la Tchétchénie à l'Ukraine" (éd. Gremese).
Pour ce spécialiste des services de renseignement russes, il s'agirait de "faire sentir à l'Occident le coût du soutien à l'Ukraine", souligne Mark Galeotti. Les espions russes seraient chargés de réagir "à une succession d'attaques et de sabotages ukrainiens sur le sol russe ces derniers temps. Pour le Kremlin, c'est forcément la faute de la CIA, du MI6 [britannique] ou d'autres services de renseignement. Les autorités russes pensent que les Ukrainiens agissent seulement sur ordre des Occidentaux", estime le spécialiste.
Planifier l'élimination du patron de Rheinmetall est, à cet égard, "l'acte d'un régime russe de plus en plus désespéré", assure Dan Lomas, spécialiste des services de renseignement à l'université de Nottingham. Pour Moscou, les espions russes en Europe doivent avant tout "chercher à ralentir le flot des armes livrés à l'Ukraine. Mais jusqu'à présent, ça n'a pas très bien fonctionné", résume Dan Lomas.
Pour les experts interrogés par France 24, cette nouvelle escalade repose sur une analyse bancale et dangereuse de la situation. "L'élimination du PDG d'un grand conglomérat comme Rheinmetall ne va pas entraîner l'arrêt de la fabrication des munitions", assure Jeff Hawn. L'objectif serait-il de faire craindre aux autres grands patrons du secteur d'être les prochains sur la liste pour qu'ils arrêtent de fournir des armes à l'Ukraine ? Ce serait une vision un peu simpliste de la situation, veut croire Jeff Hawn..
Surtout, ces attaques tous azimuts et toujours plus violentes "ne font que renforcer l'isolement de la Russie", assure David Townsend. Avant la guerre, l'Allemagne était l'un des partenaires commerciaux les plus importants de la Russie. Mais en visant l'une de ses personnalités économiques les plus influentes, Moscou s'assure que la relation est durablement compromise. "Tout ça parce que la Russie cherche désespérément à marquer un point contre l'Occident", note David Townsend.
Aussi impitoyables que les agents du KGB
Cette nouvelle étape dans la guerre de l'ombre que la Russie est accusée de mener en Europe suggère que "les espions russes sont devenus aussi impitoyables que les agents du KGB, mais sans avoir la même retenue. En effet, même au plus fort de la Guerre froide, les services de renseignement russes ne cherchaient pas à assassiner des industriels parmi les plus influents d'Europe", estime Jeff Hawn.
De quoi se demander si la Russie est toujours dans une logique de guerre "hybride", c'est-à-dire en train de poursuivre un ensemble de mesures hostiles restant sous le seuil de ce qui pourrait être considéré comme un acte de guerre ouverte. "Je rejette cette idée car une campagne hybride fait plutôt référence à des opérations de propagande, ou des graffitis sur les murs, etc.", a affirmé de son côté à CNN un responsable de l'Otan, sous couvert de l'anonymat.
"La Russie mène plutôt ce qu'on appelle un guerre politique. C'est-à-dire qu'elle utilise tous les moyens à sa disposition – légaux ou non, clandestins ou pas – qui n'impliquent pas un affrontement armé direct", estime Mark Galeotti.
À l'Allemagne et l'Otan maintenant d'y répondre. Pas facile sans aller trop loin et risquer de déclencher une guerre ouverte avec la Russie. C'est sur ces hésitations à répliquer que compte Vladimir Poutine, estime Mark Galeotti. "Le président russe estime que l'Occident reste faible dans sa capacité à réagir. Il a l'impression que dans le domaine des actions clandestines, la Russie a un avantage car elle serait prête à faire des choses que les pays de l'Otan refuseraient", assure-t-il. Autrement dit, le complot pour assassiner l'un des plus puissants PDG d'Europe ne serait qu'un avant-goût des choses à venir.
Sébastian SEIBT