Des services secrets, nous ne savons que les échecs et rarement les succès. Si l'échec provoque l'anathème, l'ingratitude est fille de la victoire. Quand à la gloire, il faut l'oublier, elle est pour les autres...

lundi 15 juillet 2024

De la trirème au porte-avions : l’évolution du rôle du groupe aéronaval

 

Les échines ploient sous les rafales de vent glacé qui tourbillonnent dans la cour. Les épais manteaux de laine s’alourdissent d’eau froide tandis que la pluie ruisselle sur le casque des cavaliers dont les sabres semblent plus lourds à porter. Le détachement de la garde républicaine, fidèlement aligné sur le gravier fraîchement ratissé, paraît onduler au gré des bourrasques.

La voiture sombre pénètre dans la cour du palais de l’Élysée avant d’arrondir sa trajectoire pour rejoindre le pied du perron sous les regards d’une cinquantaine de journalistes dont l’attention s’éveille soudainement.

La poignée de main entre les deux dirigeants, illuminée par les flashs des appareils photo, est chaleureuse, mais grave. Malgré l’amitié qui les unit depuis plusieurs années, leurs visages sont fermés. Ils sont « vivement préoccupés », indiquera plus tard le communiqué officiel de la présidence de la République paru pour relater le long entretien entre les deux hommes et leurs conseillers.

Quelques heures auparavant, la marine turque a déclenché un exercice de grande ampleur en mer Égée. Un patrouilleur grec, envoyé pour en surveiller le déroulement, a sombré en pleine nuit dans des conditions obscures, déclenchant une poussée de fièvre belliqueuse attisée par des mouvements de troupes suspects aux frontières et à Chypre. Un hélicoptère de la marine hellénique envoyé à sa recherche a été la cible de tirs, allumant une véritable guerre informationnelle entre les deux camps. Après avoir placé son armée en état d’alerte, le Premier ministre grec a entamé une tournée européenne destinée à solliciter l’appui de ses alliés.

Le lendemain matin, le conseiller diplomatique du président de la République embarque à bord d’un Falcon de la flotte gouvernementale à destination de la Grèce. Lorsque l’élégant oiseau blanc prend son envol, le conseiller se prend à rêver d’un monde à l’image du ciel de l’Île-de-France ce matin-là : clair et sans turbulence.

Face à lui dans l’avion se trouve un officier de marine, adjoint du chef d’état – major particulier du président chargé des affaires navales et de la dissuasion nucléaire. S’il n’est pas réputé pour être très bavard, le conseiller décide de l’interroger sur les débats du conseil de défense qui s’est tenu la veille au soir.

— Commandant, vous avez proposé au président de déployer le porte – avions en mer Égée. Pourquoi diable envoyer notre pièce maîtresse dans une mer exiguë, où les escarmouches navales sont monnaie courante, et où sa présence risque d’ajouter de la confusion à une situation déjà tendue ?

L’officier lève sa tête du volumineux dossier dans lequel il est plongé :

— Pour être précis, nous avons proposé l’envoi du groupe aéronaval (GAN), c’est-à‑dire le porte – avions accompagné de plusieurs frégates, d’un sous – marin et d’un pétrolier ravitailleur, dirigés par un état – major embarqué sous les ordres d’un amiral.

— Vous pouvez jouer sur les mots, réplique le conseiller, mais la presse ne retiendra, comme moi, que le déploiement du porte – avions. Ce qui ne manquera pas d’ailleurs de ressusciter les vieux débats concernant son utilité, à commencer par la question de sa vulnérabilité : le développement rapide d’armes « tueuses de porte-avions », qu’il s’agisse de missiles supersoniques, de planeurs hypersoniques ou de fusées balistiques antinavires, sonnera peut-être bientôt le glas de ces coûteux mastodontes. N’est-il pas temps céder la place de capital ship, comme l’avaient fait jadis les galères, le vaisseau de ligne ou le cuirassé ? J’ai l’impression que les candidats au remplacement ne manquent pas : essaims de drones, avions de 6e génération, vecteurs spatiaux…

— Vaste débat…, répond l’officier en souriant une nouvelle fois. Tout d’abord, convenons que détruire un porte – avions n’est pas encore un jeu d’enfant. À partir d’une position connue, il peut se situer en 30 minutes n’importe où dans une zone grande comme le département de l’Essonne, que nous survolons actuellement, ce qui rend un cliché satellitaire rapidement caduc. Il faut ensuite l’identifier avec certitude parmi ses navires d’escorte, voire au milieu d’un trafic commercial dense depuis que la mondialisation a gommé toute ségrégation entre trafic commercial et zone de crise. Enfin, il faut franchir les couches de défense successives qui s’adaptent conformément au théorème immuable du glaive et du bouclier selon lequel l’apparition d’une arme nouvelle est toujours suivie plus ou moins rapidement d’un contre – perfectionnement. C’est pour toutes ces raisons que, paradoxalement, les pays aujourd’hui à la pointe de la recherche dans le domaine des armes « carrier-killer » sont aussi ceux qui redoublent d’efforts pour construire de nouveaux porte-avions (1). Drôle d’acharnement pour un concept périmé !

— Bien, admettons ! dit le conseiller. Mais vous reconnaissez qu’il est vulnérable ?

— Bien sûr ! Quelle arme ne l’est pas ? rétorque l’officier. En tant que commandant de sous – marin, j’ai eu plusieurs fois à l’exercice le porte – avions français dans l’œilleton de mon périscope, en portée de torpille. Et alors ? Que l’arme qui n’est pas vulnérable lui décoche le premier trait ! Plus sérieusement, la véritable question est à mon avis de savoir si les avantages opérationnels l’emportent sur les vulnérabilités. On dit souvent que le cuirassé est mort parce qu’il était vulnérable. C’est faux : il a d’ailleurs été remplacé par le porte – avions, qui était beaucoup plus vulnérable. Mais le cuirassé est mort parce qu’il était devenu beaucoup moins capable que le porte-avions d’infliger des dommages à l’ennemi. Or vous m’accorderez qu’un GAN centré autour d’un porte – avions reste encore aujourd’hui un formidable coup de poing pour emporter la décision dans les espaces aéromaritimes, et bien au – delà. C’est en l’oubliant que l’US Navy envoya à la ferraille sa flotte de flat decks à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avant de se raviser après la Corée et le Vietnam pour lancer la construction des géants nucléaires qui firent régner la pax americana sur tous les océans. C’est aussi en l’oubliant que la Royal Navy décida de remiser ses porte – aéronefs pour se raviser aussitôt lorsque la guerre des Malouines éclata quelques mois plus tard (2) ; ce conflit n’aurait pas connu la même issue sans l’action décisive des chasseurs embarqués Harrier.

— Faire appel à l’histoire est une solution facile qui gomme en partie les effets du progrès technologique, grommelle le conseiller… Aujourd’hui, l’autonomie et donc le rayon d’action des avions basés à terre n’ont plus rien à voir avec ceux de la guerre des Malouines.

— En effet, reconnaît l’officier, mais, quelle que soit la portée des appareils, reconnaissez au moins que la géographie des conflits n’offre pas toujours un accès facile aux bases aériennes terrestres : en Corée, aux Malouines ou à Grenade, seuls les porte – avions purent apporter un appui aérien continu jusqu’à ce qu’une opération amphibie permette de prendre appui à terre. Quand des bases aériennes sont disponibles, l’accord des pays voisins reste nécessaire : en 1986, la France, l’Espagne et l’Italie refusèrent aux appareils américains basés en Grande – Bretagne l’autorisation de survoler leur territoire pour effectuer des frappes en Libye. En 1996, la Turquie et l’Arabie saoudite refusèrent l’usage de leurs bases à l’aviation américano – britannique pour mener des frappes contre l’Irak. Enfin, lorsqu’elles sont utilisables, les bases aériennes doivent être protégées : les porte – avions français furent ainsi utilisés pour défendre l’indépendance de Djibouti en 1977, car les MiG somaliens pouvaient fondre sur la base aérienne d’Ambouli en quelques minutes de vol, et je ne parle même pas des ravages causés par le Vietminh sur les aéronefs américains basés à terre au Vietnam.

— Étonnante coïncidence, le coupe le conseiller qui vient de consulter son téléphone sécurisé. Notre ambassadeur à l’OTAN m’indique à l’instant que le courant électrique vient d’être coupé sur la base aérienne d’Incirlik, compliquant les vols des appareils américains qui y sont stationnés.

Après avoir accepté une tasse de thé proposée par le steward en uniforme de l’armée de l’Air, une habitude contractée lors de ses affectations diplomatiques au Moyen – Orient, le diplomate se laisse absorber quelques minutes par la contemplation du tapis de nuages que survole désormais le Falcon, tandis que l’officier trempe ses lèvres dans un café noir. Le conseiller reprend :

— Votre argumentaire est bien rodé, et ce n’est pas la première fois que je l’entends. Mais s’il vise à démontrer la pertinence du porte – avions, je suis de mon côté convaincu que la question est plus large : il s’agit de savoir si le porte – avions…

— … le groupe aéronaval… l’interrompt l’officier en souriant.

— Si vous voulez ! reprend le conseiller, une pointe d’agacement dans la voix. La question est de savoir s’il est capable d’évoluer pour s’adapter aux mutations de la conflictualité, surtout quand on sait qu’il faut plus d’une dizaine d’années pour le bâtir, tandis que la guerre évolue aujourd’hui à la vitesse d’un « clic » sur Instagram. Vos monstres d’acier conçus il y a 20 ans et construits il y a 10 ans sont-ils assez versatiles pour faire face aux nouvelles menaces ?

La question posée mérite quelques minutes de réflexion. L’officier lève les yeux de son café pour regarder fixement le conseiller, avant de reprendre la parole :

— Je pourrais chercher à vous démontrer qu’un GAN constitué autour du porte-avions est l’outil parfait sur l’échelle qui s’étend de la gestion de crise à la guerre navale de haute intensité grâce à ses nombreuses capacités, que vous connaissez : son autonomie, sa mobilité, sa puissance de feu… Mais je vous propose de substituer à cette approche capacitaire une approche finalitaire qui me paraît plus vertueuse : quel est le but poursuivi par une force navale, au fond ?

— Vaste sujet… admet le conseiller en se reculant dans son fauteuil.

— Vous savez mieux que moi que l’histoire du monde est ponctuée à intervalles réguliers de poussées hégémoniques : une nation ou un groupe politique assoiffé d’ambition, généralement nationaliste et militariste, cherche alors à dominer ses voisins à une large échelle.

— Toute ressemblance avec une situation existante est probablement fortuite ? ironise le conseiller.

— En effet, grimace l’officier avant de reprendre. Aujourd’hui et pour les années à venir, je crois que l’objectif principal de la puissance maritime est de s’opposer aux appétits impérialistes de ce « perturbateur » en jugulant son rayonnement vers l’océan : c’est le choc séculaire de la puissance tellurique et de la puissance océanique, qui s’est vérifié à l’époque de Périclès, de Gengis Khan, de Louis XIV, durant les guerres de la Révolution et de l’Empire, en Crimée, pendant les deux guerres mondiales et en Corée. Presque chaque fois, le « Lion » a fini par se heurter au « Requin », qui a pris ou repris la maîtrise de la mer avant de noyer la puissance continentale sous ses assauts amphibies, à Torres Vedras, à Omaha Beach, à Guadalcanal ou à Incheon.

— Votre fable un peu manichéenne me rappelle les concepts de Mackinder ou de Spykman.

— C’est juste. En l’occurrence, cette théorie a été énoncée par l’amiral Raoul Castex en 1935. Elle est certes un peu simpliste, mais son principal intérêt est de l’assortir d’une série de critères que la puissance navale doit respecter pour réussir à contrer le « Lion ». Le premier critère, prophétique, est de parvenir à mobiliser tous les milieux et tous les champs contre le perturbateur (3) : la mer, mais aussi l’air, et tous ceux qui étaient alors inconnus de Castex : l’espace, le domaine électromagnétique, le cyberespace, l’espace informationnel… Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être la puissance de la mer pour gagner, il faut être celle de tous les espaces fluides pour envelopper le perturbateur d’une alchimie d’actions « multimilieux/multichamps » afin d’agir comme diviseur ou multiplicateur de la puissance terrestre qui décide in fine du sort des conflits (4). Castex avait en quelque sorte anticipé ce que les Américains appellent aujourd’hui l’Integrated All-Domain Naval Power (5). Dans ce contexte, la pertinence et la force du GAN seront fonction de la largeur du spectre d’actions qu’il sera apte à couvrir, des grands fonds marins à l’espace. Le cuirassé s’est d’ailleurs effacé du combat naval lorsqu’il n’a plus été capable d’intégrer le milieu aérien, après avoir tenté de résister par l’adjonction d’hydravions ou d’appareils à décollage vertical (6). Le GAN devra donc impérativement accroître ses capacités d’action dans les domaines cyber, électromagnétique et spatial pour rester ce système de combat complet, l’un des seuls capables de concourir simultanément à toutes les fonctions stratégiques.

— C’est un véritable croiseur inter-stellaire de Star Wars que vous me décrivez là… sourit le conseiller. Je reconnais avoir été surpris en apprenant que le premier tir antisatellite américain réel avait été effectué par un navire de l’US Navy (7).

— En effet ! Certains de nos navires disposent déjà de capteurs permettant de détecter des missiles balistiques ou des satellites dans l’espace, et devront y ajouter des capacités d’action. J’en viens ainsi au deuxième critère, qui est la flexibilité. Castex remarque d’une part que le perturbateur privilégie historiquement des modes d’action navals hétérodoxes – guerre de course, flottille de Boulogne, guerre sous-marine… (8) – qui forcent ses adversaires à s’adapter rapidement pour organiser une riposte idoine. D’autre part, il constate que le perturbateur est un « gaffeur » qui finit toujours par commettre des fautes militaires que ses adversaires doivent savoir exploiter sans délai (9). Pour répondre à ces deux défis, le GAN est contraint à une adaptation continue, et c’est justement là l’une de ses grandes forces : il est darwinien de naissance, car c’est une grande boîte de LEGO® capable de délivrer une variété presque infinie d’effets en adaptant la composition du groupe aérien ou de l’escorte du porte – avions. Celui – ci dispose ainsi nativement des infrastructures aériennes, de l’espace et de la puissance électrique permettant d’accueillir des drones, des armes à énergie dirigée ou encore des data hubs, et de la puissance de calcul pour intégrer d’autres senseurs ou d’autres armes. Par ailleurs, le GAN est un modèle du phénomène de « marsupialisation » (10), qui consiste à accorder davantage d’importance aux effecteurs qu’à la plateforme support : les drones aériens ou sous-marins, les armes guidées ou les embarcations pilotées de surface ou sous – marines qu’il est susceptible de mettre en œuvre démultiplient largement les capacités intrinsèques des plateformes. Finalement, le « dinosaure à pont plat » est toujours pertinent parce qu’il n’a cessé de s’adapter au cours des cent ans de son existence : taillé pour le combat naval lors de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu expert en projection de puissance avec le Vietnam et la Corée, puis a été le capital ship de la maîtrise des mers durant la guerre froide, avant de retrouver le combat aéroterrestre lors de la guerre du Golfe. Dans les années 2000, il a été un acteur majeur de la projection de puissance vers la terre, dans des espaces peu militarisés comme l’Afghanistan, l’Irak et la Libye. Aujourd’hui, alors que les espaces maritimes redeviennent le théâtre d’une compétition croissante où s’aiguisent les appétits de suprématie, le GAN renoue avec le combat de haute intensité en mer. Mais n’oublions pas qu’il a aussi servi à bien d’autres tâches : opérations humanitaires (11), évacuation de ressortissants (12), protection du trafic commercial (13), voire soutien aux exportations (14) ou même transport d’aéronefs (15).

— Je me souviens qu’en 2015, alors ambassadeur de France, j’avais reçu le porte-avions en escale lors de son déploiement consécutif aux attentats du 13 novembre. Cela nous avait ouvert des facilités américaines en Afrique et une piste de dialogue avec les Russes. Le chef du groupe aéronaval français avait même pris le commandement de la Task Force 50 américaine : un beau bilan diplomatique…

— Le troisième critère, justement, est l’interopérabilité, un mot barbare pour désigner la capacité à agir en coalition. Castex remarque en effet que les nations maritimes s’allient en général pour être en mesure de s’opposer au perturbateur, et que ces alliances, souvent balbutiantes à leurs débuts, doivent rapidement se hisser au niveau de l’assaillant (16). À cet égard, le GAN est un formidable agrégateur de moyens alliés grâce à ses moyens de combat collaboratif (17), à son état – major embarqué, mais aussi et surtout grâce à la nature du combat naval qui accorde un avantage à la « liaison des armes » (18). Il permet de « coudre ensemble » des forces multinationales, comme le recommandait MacDonald à la bataille de Wagram. C’est ce que l’on appelle le « plug and fight ».

— Vous êtes donc convaincu que, dans vingt ou trente ans, les diplomates continueront à poser la question rituelle : « where are the carriers ? » (19) ?

— Je vous réponds par une autre question : dans notre monde hyperconnecté qui exacerbe les sensibilités, avive les émotions et aiguise les impatiences, quel type d’option militaire le décideur politique recherche-t‑il en temps de crise ?

— L’enjeu du politique est la crédibilité. Il recherche donc des actions rapides, concrètes et légitimes qui adressent un signal fort et audible, tout en disposant d’une réserve de puissance et de létalité en cas de montée aux extrêmes.

— Je partage votre avis, répond l’officier. Le GAN répond exactement à ce besoin parce qu’il est un système de combat intégral, flexible et interopérable, qui dispose de tous les barreaux de plusieurs échelles : celle des niveaux de la guerre, du niveau tactique au niveau stratégique ; celle des milieux et des champs, des fonds marins à l’espace ; celle des approches stratégiques, de la ruse de Sun Tzu à la montée aux extrêmes de Clausewitz ; celle de l’emploi de la force, de la mitrailleuse de 12,7 mm à l’arme nucléaire.

— Il est donc irremplaçable ? demande le conseiller.

— Je pense plutôt qu’il n’est pas encore remplacé. Ce qui ne nous exonère pas d’une remise en cause permanente et intraitable de son rôle et de sa pertinence, bien au contraire.

Le steward les interrompt courtoisement pour leur demander d’attacher leurs ceintures tandis que l’appareil entame sa descente vers l’île de Rhodes.

Quelques minutes après l’atterrissage, la porte du Falcon aux armes de la République s’ouvre sur un tarmac baigné par le soleil d’hiver. La délégation française embarque immédiatement à bord d’un hélicoptère de l’armée de l’air hellénique stationné à quelques mètres, qui décolle aussitôt vers l’île de Kastellórizo (20), où un sommet Europe/États – Unis doit être organisé après les récents incidents en mer Égée.

Après quinze minutes d’un vol rendu muet par le vacarme des turbines qui résonne dans l’habitacle, un membre d’équipage remet aux Français un papier griffonné : l’aéroport ne pourra pas les accueillir, car il vient de subir une attaque cyber doublée d’un intense brouillage GPS qui le rend temporairement inaccessible. L’officier français écrit un mot en retour et le rend au Grec, qui acquiesce et rejoint la cabine de pilotage.

— Que lui avez-vous écrit ? s’enquiert le conseiller en retirant son casque antibruit et en criant presque pour se faire entendre.

— Je lui ai demandé de nous débarquer à bord d’une frégate française qui croise en ce moment au large de Kastellórizo, répond l’officier.

— Mais, c’est pourtant sur l’île que nous devons préparer le sommet !

— Nous en serons tout proches, mais je doute que nous parvenions à y organiser un sommet international si même l’aéroport n’est pas fiable. À la place, j’ai peut-être une idée à vous proposer : en 1983, quelques mois avant de lancer le raid sur Baalbek en représailles à l’attentat du Drakkar, le commandant du groupe aéronaval français avait organisé à bord du porte – avions Foch une réception pour tenter de rassembler les autorités politiques et religieuses du Liban, à 500 mètres de la jetée du port de Beyrouth, c’est-à‑dire à portée des roquettes qui tombaient régulièrement (21). Que dites-vous d’organiser un sommet en mer ?

Le conseiller, interdit, remet son casque sans répondre tandis que l’officier se replonge dans son dossier.

Deux jours plus tard, en mer Égée, une quinzaine de chefs d’État et de gouvernement ainsi que le secrétaire d’État américain sont réunis dans le vaste hangar du porte – avions français transformé en salle de conférence. Les échanges, empreints de gravité et de détermination, sont seulement troublés par le bruit sourd des catapultages qui se succèdent sur le pont d’envol : il s’agit d’assurer simultanément la protection aérienne du débarquement d’un bataillon blindé sur l’île de Kastellórizo par une force navale amphibie européenne.

L’officier retrouve le conseiller à la passerelle du porte-avions, où de larges fenêtres s’ouvrent sur le pont d’envol. On aperçoit à l’horizon trois frégates européennes qui ont rejoint le GAN.

— Votre ami Castex aurait été content ! sourit le conseiller. Voici le groupe aéronaval au cœur du jeu diplomatique, agissant comme rempart des ambitions immorales…

— Oui… même si je peux maintenant vous avouer que Castex n’avait pas fait preuve pour le porte-avions de la même prescience que pour le sous – marin ou l’atome : il n’y croyait pas…

L’aide de camp du président apparaît dans la coursive et tend deux notes au conseiller diplomatique, qui parcourt rapidement la première en s’adressant de nouveau à l’officier :

— Il semblerait que votre démonstration de force combinée à ce sommet atypique commence déjà à porter ses fruits… dit-il d’un ton presque guilleret.

Son regard s’assombrit lorsqu’il lit la seconde note :

— En revanche, voici que l’Asie se rappelle à nous. La température monte en mer de Chine et la situation s’y dégrade sérieusement.

Après un silence, il reprend en levant les yeux :

— Que recommande votre ami Castex lorsqu’une puissance continentale est également devenue une thalassocratie, et menace de bousculer l’ordre établi ?

L’officier plisse les yeux pour observer un Rafale qui s’aligne sur la catapulte latérale du porte-avions.

— Castex n’avait pas vraiment prévu ce cas-là, mais il avait toutefois pressenti qu’il constituerait un danger majeur pour l’équilibre du monde. Pour s’en prémunir, le credo de Castex, qui était d’ailleurs aussi celui de Mahan, a toujours été que la maîtrise de la mer devait absolument rester aux mains de l’Occident, grâce à ses flottes et à ses bases et par le contrôle des voies de communication maritimes.

— Postulat qui est aujourd’hui clairement remis en cause en Asie. Que faut-il donc faire ?

— La fable du Lion et du Requin n’a pas de morale, mais seulement un vainqueur ; en général, il s’agit de celui dont les crocs sont les plus aiguisés.

L’officier réfléchit un instant avant de reprendre.

— Savez-vous que nous naviguons tout près du lieu où s’est déroulée la grande bataille navale de Salamine (22), par laquelle Thémistocle a préservé la liberté du monde grec contre les Perses ? Écoutant la pythie de Delphes qui lui recommandait la construction d’une muraille en bois, il a lancé la construction d’une flotte de trirèmes qui lui a permis de remporter une victoire pourtant inespérée, car il s’y trouvait en infériorité numérique.

— Sur le plan militaire, et sans évoquer la dissuasion nucléaire, vous n’êtes donc pas inquiet ?

— Nous prendrons des coups, très probablement ; mais tant que le monde libre aura de puissants groupes aéronavals comme remparts, il restera capable d’en donner également. L’histoire enseigne qu’il n’y a pas de déterminisme en mer : la victoire y reste toujours possible si l’on s’en donne les moyens.

Le hurlement du réacteur déchire l’air froid du matin et l’avion de chasse prend majestueusement son envol vers l’Orient.

* Cet article a reçu le prix Amiral Castex de la Marine nationale et de l’IFRI, dans le cadre de la Conférence navale de Paris.

Notes

(1) La Chine vise à en posséder au moins trois, l’Inde achève sa deuxième unité, la Turquie envisage la construction d’une seconde, tandis que le Japon et la Corée du Sud convertissent leurs porte – hélicoptères en porte – avions.

(2) Le Livre Blanc britannique de 1981 prévoyait de retirer du service actif le porte-avions HMS Hermes, de vendre le porte – aéronefs HMS Invincible et d’arrêter la construction de ses deux sister – ships.

(3) « […] la mer a joué et jouera encore son rôle préservateur […], en barrant d’abord définitivement la route aux appétits envahisseurs, puis en conduisant finalement sur des points stratégiquement bien choisis, d’assaut définitif, en déchaînant contre la terre tout le pouvoir offensif issu de l’autre milieu, des autres milieux, peut-on dire aujourd’hui, à présent que l’air lui-même intervient dans la lutte, à un degré qui sera fréquemment prépondérant », in Raoul Castex, Théories stratégiques, tome V, Economica, Paris, 1997, p. 2‑3.

(4) Ibid., p. 170.

(5) Advantage at Sea : Prevailing with Integrated All-Domain Naval Power, U.S. Navy, U.S. Marine Corps, and U.S. Coast Guard tri-service maritime strategy, Washington DC, 17 décembre 2020.

(6) En 1945, la marine française proposa de transformer le Jean Bart en « cuirassé-porte-avions ». L’US Navy envisagea d’embarquer des Harrier à bord de ses cuirassés de la classe Iowa en 1980.

(7) En 2008, le croiseur USS Lake Erie abattit le satellite USA‑193 d’un tir de missile SM‑3.

(8) Raoul Castex, Théories stratégiques, tome V, Economica, Paris, 1997, p. 125.

(9) Ibid, p. VIII‑X.

(10) Joseph Henrotin, Les fondements de la stratégie navale au XXIe siècle, Economica, 2011, p. 197.

(11) La France déploya le porte – avions La Fayette au Maroc après le tremblement de terre d’Agadir en 1960 et le Clemenceau à l’île Maurice après le passage d’un cyclone en 1975. Les Américains firent de même en Haïti en 1994 et en Indonésie en 2005.

(12) En 1989 au Liban lors de l’opération « Capselle ».

(13) En 1987-1988 au large de l’Iran lors de l’opération « Prométhée ».

(14) En 2000 en océan Indien et en Atlantique lors de la mission « Myrrhe ».

(15) Transport d’hélicoptères vers le Tchad en 1970, convoyage de Super Étendard vers l’Irak en 1983, acheminement d’hélicoptères vers le Golfe en 1990.

(16) Les coalitions contre Louis XIV, Napoléon ou Hitler gagnèrent progressivement en qualité du début à la fin.

(17) Liaisons de données tactiques, veille coopérative navale, etc.

(18) Un autre principe castexien, in Raoul Castex, La liaison des armes sur mer, Economica, Paris, 1991.

(19) John F. Lehman, « Where are the carriers ? U.S. National Strategy and the Choices Ahead », Foreign Policy Research Institute, 2021.

(20) Île grecque de l’archipel du Dodécanèse située à 2 km des côtes turques, qui garantit notamment la jonction entre les ZEE de Grèce et de Chypre.

(21) Hervé Coutau-Bégarie, Le problème du porte-avions, CREST/Economica, Paris, 1990, p. 151.

(22) En 480 avant Jésus-Christ.

François-Olivier Corman

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